7-3 La peinture

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  Elle avait déjà vu cette scène, dans un rêve ou dans un film. Le petit village ne s’était pas agrandit, il gisait toujours au centre du tableau, mais le point de vue s’était élargi à l’œuvre dans son entièreté, un peu comme si on venait d’ouvrir la porte en grand après avoir jeté un œil par la serrure. Une immense plaine verte baignée de soleil s’étendait jusqu’au village serein, devenu plus insignifiant encore devant la majesté de la falaise au pied de laquelle il sommeillait. La falaise en question formait le pan d’un gigantesque bloc de roche au sommet aplati évoquant un vaisseau spatial venu des étoiles endormi depuis des millions d’années. La patte de l’artiste était omniprésente. Simplement on était passé d’une petite peinture murale à une fresque majeure.

  Carl posa un pas en avant et traversa le cadre pictural. D’emblée, sa silhouette se métamorphosa. Son costume noir se couvrit de coups de pinceaux aux reflets de lumière mouvante. En un instant, la nature figée de la plaine venait de prendre vie sous les pas de l’intrus qui s’y était infiltré. Ce n’était plus exactement l’avatar de Carl, mais une représentation artistique de Carl vu de dos. On aurait dit un de ces personnages énigmatiques que les grands peintres inséraient pour la postérité au centre d’une œuvre et dont ils gardaient le mystère de l’identité jusque dans leur tombe. L’image de Carl fit quelques pas dans les hautes herbes sauvages. Son déplacement n’était pas fluide, il se diffusait comme un fantôme glissant par à-coups dans une pièce, se figeant dans un mouvement et apparaissant plus loin l’instant d’après, à l’instar de ces vieilles bobines de films qui défilaient en accéléré. Au bout de quelques pas, il s’arrêta, les chevilles à demi enfouies dans les herbes comme s’il faisait partie intégrante de la peinture. Il se retourna.

« Viens Xena » dit-il en tendant la main.

  Son visage avait changé. Ce n’était plus le Carl qu’elle avait connu, c’était le portrait de Carl, éclairé de face par les rayons du soleil. On aurait pu croire que la lumière forte de fin de journée avait effacé les détails de son grain de peau, accentué les contrastes comme sur une photo en noir et blanc. Pourtant, ce que Sonia avait devant les yeux, elle le savait, était le coup de pinceau de l’artiste : une patine lumineuse accentuant les effets visuels au détriment des détails. Carl s’était mué en un riche et mystérieux gentilhomme capturé pour la postérité par un grand portraitiste.

  Attirée par cette élégante silhouette tout droit sortie d’un rêve acrylique, Xena franchit à son tour le cadre du tableau. Un léger froissement se fit entendre lorsque ses pieds foulèrent l’herbe grasse de la plaine. La guerrière, vêtue de son petit ensemble urbain, se transforma instantanément en œuvre d’art, un empâtement de coups de pinceau lumineux sans contours nets, une juxtaposition de couleurs vibrantes au charme désuet. Les courbes de son corps ressortaient sous la lumière, sa chevelure noire s’était transformée en une masse clair-obscur. Mais plus surprenant encore, Xena ne se mouvait pas de façon saccadée. Non seulement son déplacement était fluide, mais l’œuvre même avait pris vie : une petite brise soufflait à la surface du champ, parant les graminées de mouvements imperceptibles depuis l’extérieur et les plis de sa chemise se paraient d’ombres changeantes au gré de ses pas. La peinture vivait.

  Derrière elle, la fenêtre inter-dimensionnelle se dressait droite dans la plaine comme un tableau inversé dont le sujet aurait été l’intérieur d’une galerie d’art familière, point de vue d’un objet d’art sur la réalité. Henry qui l’avait suivie s’était mué lui aussi en un gentleman de portrait de cheminée. Au-dessus d’eux, un soleil vibrant de clarté sublimait un ciel d’un bleu azur, coulé, étalé et brossé sur la toile par le souffle du vent, et que de petites taches blanches éparses cotonnaient par endroits. Loin au bout de la plaine s’épanouissait la lisière d’une épaisse forêt.

« Magnifique ! s’exclama Henry. Depuis quand tu as dit que tu l’avais celui-là ?

— Trois semaines.

— C’est génial, tu nous fais visiter ? »

  Carl acquiesça et ouvrit la marche en direction du village. En chemin, il expliqua qu’au-delà de l’expérience immersive, le tableau offrait une véritable aventure, à savoir une quête sur les traces d’un oiseau mythique. « C’est un peu le futur de la décoration d’intérieur, poursuivit-il, chaque objet de votre salon sera bientôt une aventure en soi… avec son propre style artistique. ».

Et nous ferons partie du décor, pensa Sonia.

  Elle tentait de s’imaginer son petit studio se muer en sas d’entrée vers des univers parallèles. Il n’y avait pourtant rien d’étonnant à passer d’un endroit à l’autre en un clic lorsqu’on évoluait dans Autremonde. Pourtant quelque chose de magique baignait ce tableau ; il n’était pas virtuel, il existait en vrai, on pouvait l’accrocher au mur de son salon et les personnes qui s’y introduisaient s’intégraient à l’œuvre comme autant d’ajouts de l’artiste. Sans être amatrice d’art, elle se rappelait encore de cette œuvre impressionniste figurant un piquenique dans un parc illuminé de soleil ; elle s’était imaginée flâner dans ce parc sous les dentelles d’ombre des grands arbres. L’œuvre qu’elle explorait offrait bien plus qu’une décoration réelle à son propriétaire : elle offrait un véritable plongeon dans l’imaginaire de l’artiste.

« La plaine est entourée du bois des Rêves et de l’Oubli. Je ne sais pas jusqu’où les créateurs ont bâti ce monde. Le village où nous allons s’appelle Oriliach et cette montagne énigmatique porte le nom de Mont Etoilé ».

  Forteresse de granit plantée au milieu d’un océan de verdure, le mont étoilé dégageait la force tranquille d’un géant assoupi.

  En bon commercial, Carl leur partagea quelques détails techniques sur les qualités picturales de l’œuvre, le consortium à la base du projet ainsi que le curriculum de l’artiste, Emilien Dante, un New-Yorkais aux origines mélangées, et parmi les chefs de file de l’art pictural mixte, c’est-à-dire la fusion du réel et du virtuel en une œuvre d’art augmentée. « Il existe pour le moment cinq exemplaires originaux. On ne sait pas encore si la partie virtuelle sera un jour commercialisée séparément ».

  Le village était plus grand qu’il n’y paraissait depuis le portail. Des dizaines de maisons rustiques en pierre s’imbriquaient les unes dans les autres autour d’une église dont le clocher pointait au-dessus des toits.

« J’aime assez bien mon nouveau skin, fit un Henry amusé en admirant ses mains. C’est classe !

— Il fallait conserver l’âme de l’œuvre même en y introduisant des éléments extérieurs. C’est là qu’on voit tout le travail de collaboration entre l’artiste et l’équipe de développement. Chaque personne ou objet qui entre doit sembler peint par l’artiste.

— C’est excellent, même plus besoin de me faire un autoportrait !

— On peut y amener des objets et les laisser dedans ? demanda Sonia.

— Alors… bonne question ! La réponse est… oui !

— On peut complétement changer le tableau alors ? s’étonna-t-elle

— C’est vrai. A partir du moment où tu l’as acheté, libre à toi de modifier la partie virtuelle. Car il est toujours possible de faire un reset pour retrouver la version de départ.

— En restaurant les paramètres d’usine, c’est ça ? ironisa Henry.

— Si tu veux, oui, même si, dans le cas présent, j’utiliserai un terme plus noble, comme la restauration de l’œuvre d’origine. Par contre, il est interdit de toucher à l’original. Comme pour toute œuvre d’art réelle d’ailleurs car, vous le savez sans doute déjà, le droit moral de l’artiste est perpétuel et inaliénable. Vous avez beau être le propriétaire, vous n’avez pas tous les droits. »

L’attention de Sonia fut captée un court instant par un mouvement lumineux dans le ciel. « Qu’est-ce que c’était ? interrogea Henry. Une étoile filante ?

— Je crois, articula Carl, que ça fait partie de l’histoire… C’est au héros du tableau de découvrir les mystères de ce village et de son mont étoilé. »

  Une silhouette était apparue dans le village, un homme avançait nonchalamment dans leur direction. Coiffé d’un chapeau noir à bord larges, il portait une grande chemise blanche et un pantalon ample sombre. Il fit halte à l’orée des habitations.

« Voilà, dit Carl, nous arrivons bientôt à la fin de la visite.

— Quoi déjà ? s’insurgea Henry.

— Je n’ai pas le droit de faire de longues visites. Tu comprendras aisément.

— Juste de quoi donner l’eau à la bouche, c’est ça ?

— Plus c’est mystérieux, moins on doit en montrer !

— Même à une jolie jeune femme qui découvre Autremonde pour la première fois ? » tenta Henry.

Carl se tourna vers Henry sans rien dire. Le paysan attendait là-bas sur le seuil du village.

« Tu as de la chance, soupira-t-il, que nous soyons en charmante compagnie…

— Je me disais aussi ! »

***

  En posant son casque sur le bureau, Sonia savait que son sourire ne l’avait pas quittée. Son premier jour de vacance dans la virtualité arrivait à terme et elle se sentait embaumée d’un parfum d’exotisme. Carl lui avait fait découvrir un univers à mi-chemin entre l’art du futur et le divertissement, un univers de plaisir et de poésie. Qu’est-ce qui avait poussé le galeriste à l’emmener à la recherche de cet oiseau du temps ? Un temps qu’elle croyait perdu… Était-ce l’enthousiasme de sa vente lucrative, l’insistance d’Henry ou bien l’envie d’impressionner une néophyte des arts virtuels fraichement débarquée de sa réalité natale ? Peu importait, ce plongeon avait fait resurgir des flashs de souvenirs d’un autre temps. Cet oiseau mystique était plus qu’une métaphore ; elle le sentait, quelque chose s’était réveillé en elle. Quelque chose d’oublié. Elle avait eu l’impression d’être une Alice au pays des merveilles découvrant une contrée fantasmagorique.

  Tous trois s’étaient échappés de la réalité, immergés dans une aventure secrète qu’eux seuls partageaient au cœur de l’esprit d’un artiste peintre : un monde onirique dans un monde virtuel. Ils s’étaient lancés dans une enquête à travers un kaléidoscope de peintures brossées avec goût et lumière. L’œuvre était une poupée russe, un assemblage de tableaux imbriqués, chaque fragment de peinture comportait des indices qui menaient au suivant. Ils en avaient conclus que l’artiste avait bien d’autres œuvres en réserve qu’il dévoilerait en temps voulu et que ce mystérieux mont étoilé recelait des secrets plus réels qu’il ne le laissait croire.

  Henry adorait les énigmes et avait mis un option d’achat sur l’œuvre pour un prix resté secret. Elle-même ne repartait pas les mains vides : Henry l’avait invitée le lendemain à « prendre un verre » avec des amis. C'était totalement inattendu. Oui, ils avaient beaucoup ri ensemble et elle avait passé un moment merveilleux. Cependant, elle n'imaginait pas que la présence de Xena eut beaucoup contribué au plaisir de ses camarades de jeu. Peut-être s'étaient-ils amusés de son émerveillement ? Henry voyait-il dans sa compagnie une agréable distraction à ses sorties habituelles ? Peu importait, il l'avait invitée, elle, et jusqu'à preuve du contraire, Sven - ou plutôt Highlander comme il convenait de l'appeler - ne l'avait pas encore fait ! Elle n'allait pas bouder son plaisir et comptait bien en profiter un maximum. Les vacances ne dureraient qu'une semaine.

  Le reste de la journée fut dédié au nettoyage de l’appartement et aux courses. Les tâches lui pesèrent plus que d’ordinaire. Même le sacrosaint nettoyage que sa phobie des poussières élevait au rang d’art ménager, la fatigua. Que dire alors de la cuisine qui relevait de la corvée féodale ! Elle suivait une sorte de routine dans son mode de vie : aspirer, dépoussiérer trois fois par semaine, laver la salle de bain à la javel une fois par semaine sans oublier le train-train de la superette à l’angle de la rue, rituel programmé, jamais inspiré. Pourtant aujourd’hui, quelque chose clochait. Dans le petit magasin, entre les rayons étroits et mal agencés, sous l’éclairage des vieux néons à gaz, tout lui parut faux, artificiel, de mauvaise qualité, les sachets en plastique, les bocaux en équilibre aux dates de péremptions hasardeuses, ces fruits venus d’on ne sait où et même le caissier à l’air louche et patibulaire, un homme usé, grisonnant, au col de tablier jauni par la transpiration, le regard pas net. Elle le connaissait depuis… six mois ? un an ? cinq ans ? Elle n’en savait rien. Elle ne lui avait jamais prêté attention, se contentant de répondre des banalités aux rares questions qu’il lui posait. Il n’avait pas davantage de conversation qu’elle. Caissier n’est pas caissière.

  De retour chez elle, elle s’arrêta devant le miroir de l’entrée. Elle était sortie sans se coiffer. Elle devait faire plus attention à son apparence. Qui sait si quelqu’un la voyait derrière ce miroir, un admirateur venu d’un monde secret. Elle sauterait dedans pour le rejoindre et réapparaitrait dans un autre monde. Un autre monde…

  Son écran d’ordinateur patientait là-bas sur la petite table contre le mur, le casque posé juste à côté. Il était là le vrai miroir magique.

Celui du hall d’entrée, c’est sûr, ne lui apporterait qu’une commotion cérébrale.

***

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