Chap 8-3 L'île de Palo Alto

7 minutes de lecture

  Palo Alto était une île verdoyante dominée par la silhouette imposante d’un volcan au sommet tronqué. A l’approche des côtes, l’eau prit une couleur turquoise, transparente, et bientôt, un banc de dauphins joueurs bondissait autour d’eux. Quelle merveille que la grâce dégagée par ces animaux qui jaillissaient hors des flots dans une explosion d’embruns scintillant comme des éclats de lumière en suspension dans l’air, et replongeaient en laissant dans leur sillage une fine pluie d'étoiles s'évaporant dans le remous des vagues ! Qu’y avait-il de plus difficile à reproduire que les fluctuations complexes et désordonnées de fluides tels que l’eau ? Sans parler de ces dauphins surgissant de la houle avec une finesse et une élégance infinie, fruit d’une ingénierie de pointe en programmation. Pourtant, elle était là à les regarder filer autour du bateau comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde.

  Aux abords du petit port, l’eau était si limpide que l’on distinguait le tapis de sable fin sous la multitude de poissons tropicaux remuant comme des tempêtes de couleurs vives. Henry se porta à ses côtés alors qu’elle admirait la faune marine dessiner des étoles de satin autour de l'embarcation. « Je ne m’en lasse pas, dit-il. Ce n’est pas la même chose qu’en réalité. Mais, bientôt, c’est tout ce qu’il restera de toute façon ». Ils avançaient maintenant au ralenti vers le ponton. Quelques maisonnettes en bois bordaient les quais, quelques barques bariolées ondulaient dans un coin et des filets de pêches entassés patientaient le long d’un chemin. « Tu vas voir, d’ici demain soir, tes points de bonheur se seront envolés ! ».

  Au terme d'une manœuvre de rotation, le yacht accosta sur son flanc gauche à l’extrémité de l’estacade. « Descendons ! » annonça Henry. Cette fois, le groupe emprunta une nouvelle porte découpée dans le ventre du bateau. Les vagues émettaient un clapot régulier en heurtant les piliers du ponton avant de s’échouer sur le sable. La plage s'étirait de part et d’autre des cabanons comme une bande blanche tracée entre la terre et la mer. Le vent soufflait dans les feuillages en lisière de la forêt tandis que la montagne les dominait de toute sa majesté. L’endroit respirait la sérénité.

« C’est calme..., fit Sonia.

— C’est vrai, répondit Henry, nous ne sommes pas à l’entrée principale de l’île. Mais c’est le chemin préféré des réalistes comme nous car c’est le plus direct depuis le port de Cameron Dock.

— Les réalistes ? »

  Henry ne répondit pas tout de suite, comme s’il cherchait ses mots. « On appelle réaliste celui qui essaie de vivre dans Autremonde comme s’il était dans la vie réelle. On essaie d’éviter les actions qui seraient impossibles dans la vie réelle comme voler ou se téléporter afin de mieux s’immerger et vivre une expérience plus vraie.

— Ah bon ? Donc vous êtes tous des réalistes alors ?

— On essaie, ajouta Joe. Même si ce n’est pas toujours possible.

— Par exemple, expliqua Henry, tu ne vois aucun visiteur ici car la plupart des gens se téléportent directement à leur destination, dans le village, sur la zone portuaire au nord de l’ile ou mieux sur l’ile principale de l’archipel afin d’entrer dans le parc d’attraction. Nous, nous prenons le bateau, débarquons à pied et on prendra des jeeps pour se déplacer dans la jungle. En ville, on privilégie la voiture ou le train, l’avion ou l’hélicoptère pour des trajets plus longs. En tant que groupe d’amis, on se rencontrera toujours dans des endroits plausibles qui évoquent la réalité. Ça nous donne l’impression de vivre la réalité. Nous avons d’ailleurs tous un petit appart ou une maison dans Autremonde.

— En tant que groupe, poursuivit Mona, notre but, c’est d’augmenter nos points de bonheur, pas de tuer des monstres ou explorer des planètes. Et pour ça, le mieux est d’être ensemble et de s’amuser comme on le ferait dans la vie réelle.

— C’est vrai, fit Henry, les points de bonheurs sont davantage liés à des activités réelles et non violentes. Mais c’est aussi une question d’état d’esprit : on voit plutôt Autremonde comme une extension de la réalité, pas comme une coupure ou un moyen de l’oublier. Le fait de se déplacer par des moyens réalistes améliore l’expérience, donne plus de plaisir à atteindre la destination. C’est le plaisir de l’attente, du temps qu’on partage. »

  Le groupe progressait sur un sentier s’enfonçant entre les arbres. Sonia entendait parler du terme « réaliste » pour la première fois. L’idée de réalisme virtuel était un peu perturbante. Ne risquaient-ils pas de perdre d’autant plus le sens des réalités à s’immerger dans Autremonde de façon trop réaliste ? D’un autre côté, c’était peut-être un moyen de garder les pieds sur terre tout en vivant une aventure virtuelle. Au moins, personne dans ce groupe n’allait tenter de s’envoler depuis le toit d’un immeuble après une partie dans Autremonde. L’idée de voyager ensemble, plus lentement, qui sait plus pleinement, était séduisante. Avoir accès à tout, tout de suite enlevait une partie du plaisir. N’avait-elle pas plus d’excitation à regarder l’épisode de série qu’elle avait attendu une longue semaine ? Attendre, s’imaginer faisait aussi partie du voyage.

Qu’est-ce que tu en penses, toi Xena ?

« On y est » fit Joe.

  Trois jeeps de safari patientaient dans une petite clairière. Le groupe se scinda en deux : Henry, Xena, Joe et Sandra, d’un côté ; Antonio, Laura et Mona de l’autre. Les Jeeps s’élancèrent l’une derrière l’autre sur un chemin de terre à travers la jungle. Sonia entendait le vrombissement des moteurs dans son casque et pouvait presque sentir les vibrations du véhicule qui fonçait sur ce terrain inégal, fait de boue durcie, strié d’ornières et semé de nids de poules. Elle avait opté pour un angle de vue arrière permettant d’embrasser le parcours avec recul et accentuant la sensation d’être spectateur d’un jeu de course de rallye. De chaque côté, les arbres fuyaient comme des ombres alors qu’au-dessus d’eux la silhouette immense de la montagne les toisait tel un lion devant des fourmis. « Le village est à mi-chemin entre la plage et le volcan » cria Henry dans son casque pour combler le bruit ambiant. « On y sera dans combien de temps ? » demanda quelqu’un. Sonia ramena l’angle de vue en première personne pour mieux suivre la conversation.

« On y sera dans deux ou trois minutes. Je croyais que tu étais déjà venue.

— Pas par ce côté » répondit Sandra.

  Depuis le véhicule, l’effet de vitesse enivrait. Henry était visiblement un conducteur chevronné car le chemin virait sans cesse et la végétation camouflait tous les pièges de la route. A un moment, la Jeep prit une butte et s’envola. Sonia en eut une boule dans le ventre alors que, dans son casque, elle entendait ses compagnons crier leur enthousiasme et leur surprise. Le véhicule rebondit sur le sol tel un ballon ivre. Elle posa inconsciemment sa main sur le bureau pour garder l’équilibre. La jeep traversa ensuite un ru coupant la route et des gerbes d’eau jaillirent tout autour d’eux. Elle lâcha un cri d’émerveillement. « Deux points de bonheur pour Xena ! cria Henry en riant. Tu verras, c’est dans ces petites choses simples qu’on prend le plus de plaisir ».

  La forêt s’éclaircit bientôt et les deux jeeps débouchèrent dans une clairière occupée par trois constructions en bois sur pilotis. Ils garèrent les deux 4x4 au centre de la place. « C’est ici, annonça Henry. Le village correspond aux coordonnées du point de contact. Enfin, village… ». Les baraques, auxquelles on accédait via une échelle, étaient coiffées d’un toit de paille et flanquées d’un balcon étroit bordé d’une balustrade rudimentaire. Un homme sortit de l’une d'entre elles. Il portait une veste et un pantalon brun ainsi qu'un chapeau de cow-boy sur la tête.

« Bienvenue à vous, aventuriers ! » lança-t-il gaiement.

« V’là Indiana Jones, fit Antonio.

— On dirait bien…, répondit tout bas Laura. Vous avez vu le fouet à sa ceinture ?

— Notre guide, je suppose… » commenta Henry, avant de faire un signe à l’homme : « Bonjour à toi l’ami ! »

  L’homme agrippa le garde-fou et sauta par-dessus sans se soucier de l’échelle. Il atterrit sur le sol avec la souplesse d’un félin et réajusta son chapeau avant de parler. « Je suis content d’avoir un peu de visite. Je commençais à m’ennuyer. En quoi puis-je vous aider ? »

  A ces mots, une fenêtre s’ouvrit dans un coin de l’écran. Un menu apparut. On pouvait y lire « Visite du volcan », « Visite dans la réserve des herbivores », « Excursion en forêt ». Il y eu un court silence pendant lequel chacun semblait lire le menu.

« Une course à dos de triceratops ? lança Joe. C’est géant !

— J’ai pas ça moi ! réagit Sandra.

— Moi non plus…, murmura Sonia.

— Mais c’est du machisme ! s’insurgea la bouillonnante brune.

— L’offre dépend de ton niveau de bonheur, expliqua Antonio.

— Et si en plus tu râles, intervint Henry, tu risques de perdre des points... »

La discussion s’anima, chacun comparant les options des uns et des autres. « Quelqu’un a la descente dans les entrailles du volcan ?

— Et la plongée dans les récifs coralliens ? »

« Bon, clama Henry en se raclant la gorge, en tout cas, je vous confirme que j’ai bien la chasse au trésor dans ma liste. Mais puisqu’on est sur une des îles de dinosaures, que diriez-vous de faire la course à dos de triceratops ? Même moi, je ne l’ai jamais faite ! » Très vite, il y eut consensus sur la proposition. Sonia se dit que l’enthousiasme général pour une course de dinosaures redimensionnait quelque peu leur beau discours sur le réalisme virtuel.

Au fond, ce petit monde cherchait à s’amuser. Un point c’est tout.

***

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lofark ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0