13-2 Balade à vélo

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  Xena roulait à vélo dans une allée du parc de l’Ellipse. Ce parc avait attisé sa curiosité par sa taille et sa position centrale dans la grande cité d’Autremonde. En parcourant la carte, elle était retombée sur cette grande tache verte, découverte en compagnie d'Highlander, sorte de Central Park de Central City, un poumon vert dans une mégalopole, qui bien que ne souffrant d’aucun des maux caractéristiques des villes modernes - surpopulation, pollution, embouteillages, stress - avait constitué en son cœur une oasis de verdure pour que chaque avatar puisse aller y puiser… - en fait, elle ne savait pas trop quoi – et, puisqu’elle avait une petite heure à tuer, elle s’était donc décidée à y refaire un tour seule pour se forger une opinion. Elle avait rendez-vous à 18h00 avec Mona pour faire du shopping. Elle aurait pu dire non - ce qui était un réflexe conditionné chez elle -, persuadée que la mode était chère et superficielle. Mais elle venait de passer une semaine inoubliable avec son nouveau groupe d’amis et avait envie de consolider ses liens. Ça c’était la bonne raison. La mauvaise raison, c’est qu’elle avait bien aimé se balader dans un bikini noir moulant et sexy et qu’elle se voyait bien en essayer un autre ; d’autant plus qu’elle était invitée par Henry ce dimanche à une croisière à deux sur son yacht. Une petite touche de fantaisie dans la garde-robe était la bienvenue.

  Épousant la philosophe réaliste de ses compagnons, elle avait emprunté un vélo de ville, librement disponible à tous les coins de rue, et s’était lancée dans une promenade mondaine en direction du centre. Les cheveux aux vents, Xena avait roulé sur les larges avenues, au milieu des gratte-ciels aux lignes oscillant entre la cacophonie architecturale d’un post-modernisme et un futurisme débridé tourné vers les étoiles, croisant à peine au passage quelques véhicules, voitures, taxis ou camions, sans doute conduits par des bots vu leur vitesse modérée et leur respect inconditionnel pour les règles de la circulation ; les résidents conduisant dans les rues d’Autremonde étaient en général des fous du volants avides de gagner des courses contre la montre en écrasant un maximum de passants.

  Xena maniait le deux-roues avec aisance, son pédalage était fluide et elle posait automatiquement le pied à terre à chaque arrêt. Sonia reconnaissait en cela un autre point commun entre elle et Xena. Depuis toute petite, elle avait toujours très bien pédalé. Bien et vite. Certes, elle n’était plus remontée sur un vélo depuis plus de quinze ans. Mais ne disait-on pas que rouler à vélo ne s’oublie jamais ? Les mouvements de Xena étaient effectués de façon naturelle, sans nécessité pour Sonia de se coordonner avec son avatar par quelques flexions de jambes, si ce n’était de gérer la direction et la vitesse. Bien sûr, à l’inverse, si elle avait voulu que Xena pédale avec les mains, elle n’aurait su comment s’y prendre. Ce qui lui faisait un point commun de plus avec son avatar.

  À voir Xena pédaler d'elle-même, sans devoir bouger les jambes dans son salon, Sonia essaya de s'imaginer tout ce que  Xena pouvait faire de façon indépendante. Elle pouvait respirer, retenir sa respiration sous l'eau, nager, manger, et même exprimer son plaisir si le repas lui plaisait. Elle se rappelait encore le fruit rouge dégusté dans la jungle lors de la course de tricératops. Entendre Xena s'exprimer d'elle-même lui avait parut étrange. D'autant plus qu'à bien y réfléchir, la voix de la guerrière lui avait semblé assez similaire à la sienne, comme si le système l'avait écouté parler, et... apprenait. Est-ce que Xena pouvait apprendre des choses d'elle-même ? Sans doute, sinon à quoi bon définir un paramètre d'intelligence ? D'ailleurs est-ce que les paramètres citoyens influaient sur le comportement de l'avatar ? Elle repensa au commentaire de Sandra sur l'obsession sexuelle des hommes dans Autremonde. Il était difficile de s'imaginer sa jolie guerrière avec une "libido". Maintenant, si elle était amenée à developper sa relation avec Henry, il était facile de s'imaginer que le bel homme lui proposât, à un moment ou l'autre, autre chose qu'un baiser virtuel sur son bateau. Et dans ce cas, il serait sans doute mal venu de refuser.

  Un autre paramètre difficile à cerner était la "chance". Comment un tel paramètre pouvait-il influer sur les évenements et comportements ? Si Xena allait jouer au Casino d'Autremonde, allait-elle avoir de meilleures probabilités de gain en fonction de son facteur "chance" ? Sonia n'avait jamais eu de chance dans la vie. Pourquoi Xena en aurait-elle ? Mais, à y regarder de plus près, elle en avait eu beaucoup jusqu'à présent. Déjà elle était encore vie... Peut-être que son paramètre maître était la chance. Mais si c'était le cas, est-ce que ce facteur avait influencé ses rencontres, ses aventures et même son propre comportement ? Était-ce Sonia qui avait survécu au tyrannosaure géant ou la chance de Xena ? Était-ce Sonia qui avait décidé dans prendre la voiture dans Cameron Dock et rencontrer ainsi Carl, ou était-ce la chance de Xena qui avait attiré le véhicule et l'avait amené à Carl pour faciliter la rencontre ? Est-ce que le système Autremonde pouvait influencer la "chance" de quelqu'un comme un algorythme ultime de site de rencontre ? Voilà bien une idée dérangeante...

  À l’approche du parc, elle traversa une rue très animée où se succédaient des théâtres et autres salles de spectacle. La carte indiquait le nom de « Matongue ». Vu la quantité d’enseignes lumineuses au mètre carré, la place devait scintiller de milles couleurs à la nuit tombée. Plus loin, elle longea un quartier au style résolument dépouillé, où le blanc dominait des façades décorées de moulures d’expression arabe. Le bâtiment central était surmonté d’une tour élancée coiffée d’une coupole en or surmontée d’une pointe.

  Elle croisa quelques passants vêtus de djellabas aux couleurs variées : des hommes, au chef découvert et des femmes dont la tête était entièrement voilée. Bien sûr, ces dernières affirmaient leur féminité par d’autres artifices, les vêtements étaient plus fins, plus longs, plus élégants. Une d’elles semblait flotter dans l’air, sa robe formant une longue traine fluide comme une empreinte de parfum satiné dans le sillage d’une star de cinéma. Peut-être était-ce un quartier à vocation religieuse ? Tout ici respirait la sobriété, mais avec une touche de classe. Elle se demanda si ces passants étaient des résidents ou des bots programmés pour dicter le code vestimentaire du quartier, voire à la fonction prosélyte.

  D’ailleurs, est-ce que, justement, une résidente appelée dans la vraie vie à porter un voile complet toute la journée n’avait-elle pas envie de gambader à moitié nue dans Autremonde ? L’inverse étant possible aussi. Quelqu’un qui vivait dans le dogme d’une société de consommation où la vie privée n’existait plus et où le naturisme sociétal était poussé jusqu’à la mise à nu sur la place publique de ses secrets les plus intimes, pouvait avoir envie d’expérimenter l’anonymat d’un bronzage vestimentaire intégral dans Autremonde. Question de curiosité ou peut-être de foi. Avec sa guerrière habillée d'une minijupe de cuir tanné et d'un haut couvrant le juste nécessaire, Sonia n’envisagea pas de s’arrêter pour poser des questions. Elle n’était pas en phase avec la religion, que la croyance soit issue des confins de l’Orient ou du plus proche de ses traditions familiales. Ses parents l’avaient éduquée dans le respect de la foi chrétienne jusqu’à l’obtention de son diplôme spirituel. Après quoi, les messes et autres prières vespérales avaient pris une tournure facultative. Aujourd’hui, elle ne pensait plus que Dieu, où qu’il se cache, n’ait jamais envisagé d’influer sur sa vie. Un jour, peut-être, allait-elle s’arrêter, s’asseoir dans son vieux divan, fixer le téléviseur éteint et se reposer la question. Elle pouvait aussi se convertir à Xilimt'il et se lancer dans la quête de Kisthamin. Peut-être était-ce dans la religion, qu'elle soit traditionnelle ou virtuelle, qu'elle trouverait un jour un vrai sens à sa vie. 

En attendant que ce jour improbable n’arrive, elle allait visiter le parc de l’Ellipse.

  Elle suivait une allée bordée de grands arbres d’essences variées. Leur troncs, massifs et sculptés, déployaient sur les hauteurs des frondaisons denses qui s’entremêlaient en superbes mosaïques de verdure tramées sur le ciel. Derrière les arbres courraient une longue haie dont le sommet taillé formait des vagues qui se déroulaient à l’infini. Un passage ouvert à la dérobée dans le mur végétal donnait sur une allée perpendiculaire au fond de laquelle Sonia aperçut une fontaine majestueuse aux mille et une sculptures entrelacées. Elle constata non sans surprise que la surface du parc n’était pas plane, elle s’étageait sur de nombreux niveaux comme si un bloc rectangulaire de l’hinterland avait été découpé et transposé au cœur de la ville.

  Elle marqua une pause au bord d’un étang entouré de saules pleureurs. Les cygnes se prélassaient sur l’eau et ils s’approchèrent de Xena lorsqu’elle mit pied à terre. Sur l’autre rive, le terrain s’élevait de façon abrupte en formant une longue pente herbeuse jusqu’au pied d’un grand manoir. Forte de son pouvoir de lévitation, elle s’envola à quelques dizaines de mètres à un point où elle dépassait le faîte du toit. De là, son vélo paraissait tout petit. Elle embrassait toute une partie de la ville. La carte ne rendait pas hommage à la taille démesurée de ce parc qui devait s’étendre sur des dizaines de kilomètres. On n’en voyait pas le bout. Depuis qu’elle y avait pénétré, elle n’avait pas croisé âme qui vive, mais elle avait autant de probabilité de croiser un résident dans ce labyrinthe de verdure qu’un pygmée au milieu de la forêt amazonienne. La taille d’Autremonde était inversément proportionnelle à sa population. Ou bien les concepteurs avaient anticipé une croissance exponentielle des résidents et bâti une ville tentaculaire en perspective, ou alors ils avaient eu la folie des grandeurs et des pans entiers de la ville étaient appelés à se convertir en cités fantômes. Ou en parc fantôme. Bien entendu, ils pourraient toujours bombarder chaque parcelle de terrain vide d’animaux et de bots. Mais qui viendrait sur Autremonde pour le plaisir de parler à des bots ? Après son rapide tour d’horizon, Xena remit pied à terre. Elle remonta à vélo et poursuivit sa balade au grand dam des cygnes qui lui réclamaient un morceau de pain à gorge déployée.

Voyant l’heure tourner, elle bifurqua à une intersection et ressortit du parc. Elle n’avait fait qu’effleurer le grand poumon citadin. Elle fila sur une longue artère et, sans même prendre la peine de ralentir, actionna la téléportation.

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