13-5 Sous la cascade

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  Il n’y avait presque pas de dénivellation sur l’île et les palmiers formaient l’essentiel de la forêt. Par contre, le sol était couvert de fleurs de toutes les couleurs. Plus qu’elle n’en avait jamais vues jusque-là. « Viens » dit-il et ils coururent au milieu du tapis flamboyant, les pétales s’envolaient à leur passage, s’illuminant dans la lumière rasante. Soudain, c’est le tapis entier qui se souleva devant eux. Un million de couleurs giclant du sol en un instant comme un coup de vent emportant à la volée toutes les fleurs du monde. Mais, voyant ses pétales vibrionner dans l’air, Sonia comprit qu’il ne s’agissait pas de fleurs, mais d’un million de papillons exotiques qui battaient des ailes avec frénésie. Elle ne peut s’empêcher de porter ses mains à la bouche et Xena reproduisit le même mouvement de surprise. L’essaim de papillons formait un nuage chatoyant qui s’éloigna peu à peu pour aller se poser à l’abri de leurs pas.

Ils avancèrent prudemment vers le cœur de l’île. Sonia s’étonna qu’aucune carte géographique ne se dessinât dans son menu comme si son radar ne percevait que la mer.

« On ne risque pas de se perdre ici ? s’enquit-elle.

— Non, l’île est toute petite. On en aura vite fait le tour. C’est une toute petite perle. »

Ils avancèrent main dans la main, attentifs à chaque détail de ce paradis perdu.

« Tu entends ? dit Henry.

Sonia tendit alors l’oreille et perçut un bruissement qu’elle avait pris pour du vent.

« C’est une cascade, ajouta-t-il.

  Ils suivirent le son et débouchèrent enfin sur un lagon dans lequel se déversait une cascade d’à peine deux mètres de haut depuis un affleurement rocheux de pierre polie. L’eau brillait comme le diamant et une légère vapeur s’échappait du bassin. La végétation était beaucoup plus dense ici.

« D’où vient cette eau ? demanda-t-elle.

— C’est une source chaude. Elle vient d’en-bas. C’est très bon pour la peau.

— Pour la peau ?

— Oui enfin, ça rapporte des points de bonheurs, si tu préfères. »

Henry et Xena entrèrent dans le lagon et s’approchèrent de la cascade.

Sonia aurait bien voulu pouvoir sentir la caresse d’une eau thermale contre sa peau. Mais là était toute la limite d’Autremonde. On regarde, mais on ne touche pas.

« On peut la boire ?

— Elle est salée. Ça te fera perdre des points de bonheur. Mais si on y reste quelques minutes, on va gagner quelques centaines de points. »

Ils s’assirent de part et d’autre du rideau d’eau et attendirent.

  Un moment, Sonia eut l’impression d’être seule. La cascade couvrait la présence d’Henry, assis en silence de l’autre côté. Elle regarda l’eau troublée dévoiler milles petites étoiles de lumière. Une libellule passa en rasant la surface. Ses amies s’étaient retrouvées l’an passé pour une soirée dans un spa. Elles ne les avaient pas rejointes ce jour-là. Pourtant, c’était une soirée sans enfant. Elle le regrettait maintenant. Ce devait être agréable de rêvasser dans une eau chaude au calme. Elle devrait peut-être le leur proposer. Ce serait bien la première fois qu’elle proposait quelque chose. Quelle tête elles feraient ? À coup sûr, elles se poseraient milles questions et éplucheraient les réseaux sociaux à la recherche d’indices sur ce comportement suspect.

« Sonia ? »

Elle tourna la tête. Henry était debout à côté d’elle sous la cascade. Il lui tendit la main.

« Tu connais le mythe du gui ?

— Le gui ?

— Oui, la plante. »

Sonia hésita. « Le gui. Tu parles de la tradition du baiser ?

— C’est ça oui. Les celtes pensaient que s’embrasser sous le gui apportait fertilité et prospérité au couple.

— Zut, j’aurais dû y penser avant, jugea-t-elle. Ça m’aurait évité beaucoup de déboires.

— Oh, tu sais, il n’est jamais trop tard. Évidemment ici, on n’a pas de gui.

— Dommage…

— Par contre, on a cette cascade qui, en gros, a les mêmes propriétés.

— Ah ? Elle apporte la prospérité et la fertilité ?

— Plus ou moins. Tu sais ici, tout se mesure en points de bonheur.

— On doit s’embrasser sous la cascade, c’est ça ?

— C’est ça. »

Sonia s’était préparée à ce moment. Elle s’était demandé quand et comment il lui proposerait de l’embrasser. Elle n’était pas déçue. Un baiser sous une cascade aux vertus de félicité avait un coté romantique indéniable.

« Si tu me promets que ça va me rendre plus heureuse, c’est d’accord.

— Je te le promets. »

  Elle prit sa main et ils se levèrent. La cascade lui tombait sur l’épaule et l’eau l’éclaboussait dans un chaos de gouttes. Son compagnon l’enlaça. La question apparut.

« Demande de baiser : accepter – refuser ».

Elle sélectionna « accepter ».

  Le visage d’Henry se rapprocha, leurs yeux se fermèrent et leur bouche se joignirent. Se sentant un peu exclue de ce baiser langoureux qu’elle voyait à distance, Sonia reporta son point de vue en première personne, mais il n’y avait rien à voir si ce n’est les paupières closes d’Henry. Ce baiser n’était pas différent de celui du bateau. Elle changea à nouveau la caméra de position pour constater qu’elle-même, enfin Xena, avait les yeux fermés et semblait profiter pleinement du moment. Cela voulait-il dire qu’en première personne, Xena rouvrait les yeux ou alors que le joueur pouvait voir à travers les paupières closes de son avatar ?

Sonia appréciait la beauté esthétique de l’acte, mais Autremonde montrait tout même toutes ses limites dans une telle situation. Qu’y avait-il de plus inutile qu’un baiser sans le sens du toucher ?

  Le baiser fut long. Aucun des deux ne parla. Ils auraient pu. Mais Sonia ne voulait pas casser l’ambiance qui rappelait une scène de cinéma. La fameuse scène où les deux acteurs s’embrassent sous la cascade d’eau au milieu du lagon. Probablement vue deux-cent fois et jamais les doubleurs ne se serait risqué à papoter au milieu de l’action. Autant rester dans la tradition.

  Tout à coup, une barre de couleur s’afficha en haut de son écran. Elle indiquait « plaisir sexuel » et une jauge verte oscillait légèrement sur sa partie gauche. C’est le moment que choisit Henry pour se retirer.

« J’ai une barre qui vient d’apparaitre, dit-elle.

— Tu l’as aussi ? Ce n’est pas systématique. Elle apparait quand la libido atteint un certain niveau.

— La libido ? On peut voir le niveau de la libido ?

— Comme pour les êtres humains, la libido est intrinsèque à chaque avatar. Et elle diffère d’un individu à l’autre. Mais lorsque tu es excitée, la barre de plaisir apparait.

— Et on fait quoi avec ?

— Eh bien, c’est comme pour le reste. Plus ta libido est forte, plus le plaisir sexuel est fort. Plus le plaisir sexuel est fort, plus tu gagnes des points des bonheurs.

— Ah bon ? Et la libido augmente à chaque fois qu’on s’embrasse ?

— Non, pas à chaque fois. Dans certaines circonstances seulement. Mais ici c’est différent, c’est une autre des caractéristiques de cette eau. Il arrive parfois qu’elle décuple la libido des avatars.

— Ce qui veut dire… (elle eut un petit rire nerveux) …que Xena est excitée ? »

Elle réalisa que pour la première fois, elle venait de parler de Xena à la troisième personne.

— Je crois bien. Et pour être honnête, elle n’est pas la seule. » Il éclata de rire.

  La libido des deux avatars était boostée pour une période limitée d’environ une heure. Si, durant ce laps de temps ils avaient une relation sexuelle, la possibilité d’atteindre un orgasme intense était plus probable et avec cela une pluie de points de bonheurs. C’était donc une occasion en or. Sans parler du fait que Xena était vierge. Ce qui offrait un coefficient multiplicateur supplémentaire. S’étant vue assener, d’un coup, cette théorie sur le romantisme à la sauce Autremonde, Sonia ne voyait plus comment, elle pouvait encore refuser à son reflet d’elle-même la chance d’accéder aux joies du nirvana des avatars. C’est donc avec amusement qu’elle se laissa guider par son compagnon jusqu’au rivage pour un grand moment de communion.

  Ils firent halte au milieu de la plage. Le Clairvoyance au loin avait pris une teinte orangée, mouvante au gré des remous de la mer. Le soleil, plus grand que jamais, commençait lentement à s’enfoncer dans les flots. Il était tellement grand qu’on aurait dit qu’il remplissait la moitié du ciel. Henry saisit le visage de Xena dans ses mains et prononça cette phrase d’une spontanéité toute droite sortie des étoiles : « À partir de maintenant, le temps nous appartient ».

  Après avoir obligeamment accepter la proposition de baiser, il embrassa fougueusement Xena sur fond de soleil couchant. Il manque plus que les violons, pensa Sonia. Une brise souffla autour d’eux soulevant une gerbe de sable, balayant les cheveux noirs de la guerrière tandis que les deux amants, imperturbables échangeaient leurs humeurs avec passion, tournant et retournant leurs visages autour de leurs bouches fusionnées.

Tout ça juste en appuyant sur « accepter », s’émerveilla Sonia.

Si seulement je pouvais faire se lever la brise moi-aussi quand j’embrasse un garçon…

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