15-1 Cauchemar

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  Elle se réveilla en sueur à cinq heures et demie du matin. Elle avait rêvé qu’Henry était son nouveau patron et qu’il l’avait violée devant tous ses collègues. Elle criait, mais personne ne lui venait en aide. Au contraire, ils étaient tous agglutinés autour d’elle, et la dévisageait en silence, comme on regarde deux animaux s’accoupler dans un zoo, tandis qu’il la prenait nue sur la table de réunion. Elle aurait voulu se rendormir, mais avait peur de replonger dans ce cauchemar horrible. Elle se sentait tellement misérable. Elle était comme Xena, incapable de réagir. Elle ne se rappelait pas si elle avait  eu mal ou si elle avait eu du plaisir. Elle savait juste qu’elle avait ressenti la pire honte de sa vie. Pourtant, rien n’était vrai. Elle se leva, retira son pyjama trempé et alla dans la salle de douche. Elle se regarda nue dans le miroir et se trouva grosse. Elle sortit la balance. 68 kilos. Confirmation. Trois kilos de plus en une semaine. Elle prit une douche bien chaude et se savonna partout sur le corps. Elle se frotta encore et encore pour s’assurer que toutes les traces de transpiration ne s’en aillent. Ou était-ce pour effacer toutes traces de ce cauchemar ?

Qu’est-ce qui m’arrive ? Son avatar avait été abusé sexuellement dans un jeu vidéo. D’accord. Mais pas de quoi en faire un transfert.

  Elle essaya de se convaincre que c’était juste une question d’habitude. Elle n’avait pas l’habitude d’être confrontée à des images ou des films de violence sexuelle et son viol l’avait choquée. Point. Demain, elle aurait oublié. Ou mieux, elle aurait compris qu’il n’y avait rien eu. Xena était une marionnette virtuelle. Ce n’était pas elle. Henry ne serait jamais son boss. Et son boss ne la violerait jamais sur une table de réunion. Il ne fallait pas tout mélanger.

La chaleur de l’eau l’aida à se décontracter et elle retomba dans un état de somnolence.

  Lentement, son esprit divagua de sa boîte mail, en version volcan sur le point d’exploser, à son frère qu’elle s’imaginait prendre un billet d’avion aller-simple pour le désert de Gobi. Puis, elle vit Eloïse, seule, habillée en robe de mariée, en train de dévorer la pièce montée de quatre étages pour noyer son chagrin. Elle se revit au bureau, devant son écran d’ordinateur, plus seule que jamais avant de retrouver Xena, l’épée à la main, en train de combattre des monstres, avec une aisance et une fluidité extraordinaire. Elle semblait dire « Oui, je me suis fait violer. Et alors ? Si j’aime ça ! » et elle tranchait la tête d’un squelette. Pourtant, très vite l’image de la guerrière nue, affalée sur l’autel lui revint à l’esprit, avec ses petits cris portés à chaque coup de bélier. À y réfléchir, elle devait peut-être remercier Henry. Il lui avait fait comprendre qu’il y avait une grande différence entre Autremonde et la réalité et qu’elle ne devait pas trop se prendre pour Xena. Xena n’existait pas, c’était juste une personne virtuelle. Et elle pouvait en changer du jour au lendemain. Elle ne serait jamais Xena – dieu merci ! – et il ne servait à rien de jouer à la guerrière dans le monde réel.

  Elle dut s’y remettre à trois fois pour accrocher son soutien. Il serrait plus que de coutume. Elle enfila son chemisier blanc à rainures, son pantalon de toile noire et laissa un bouton de plus ouvert à sa chemise. Sans que cela ne dévoile davantage sa poitrine, cette petite négligence empêchait sa chemise de presser ses seins de façon trop visible. Elle s’était un peu laissé aller, c’était criant à présent qu’elle s’habillait avec autre chose que son jogging ou son pyjama. Mais refaire la garde-robe n’était pas à l’ordre du jour. Une semaine de boulot suffirait amplement à lui couper l’appétit et rependre son poids idéal. Enfin, selon les critères de sa mère, elle ne retrouverait jamais son poids idéal, fixé par loi martiale à 57 kilos. Elle se contenterait d’être confortable dans un 40.

  Le café l’aida partiellement à se réveiller, mais n’effacerait pas les deux gros cernes sous ses yeux. Il était passé sept heures du mat. Elle avait trainé trente minutes sous l’eau. Elle avait encore un peu de temps avant de sortir. Elle sentit ses battements de cœur s’accélérer à l’idée de lire ses mails. Non. Autant garder les mauvaises ondes pour le bureau.

***

  Le soleil avait percé à travers les nuages. Les oiseaux piaillaient dans le parc. Elle marcha à l’ombre des grandes frondaisons de platanes. « C’est presque l’été » pensa-t-elle. Le temps avait filé, on était presque au mois de juin.

  La gare n’était qu’à quelques minutes à pied. Elle prenait en général le bus pour y aller, mais ce matin, elle voulait croiser un minimum de gens. Surtout ne pas prendre le risque de croiser un visage connu à qui il lui faudrait adresser la parole. Les gravats du sentier craquèrent sous ses pas. D’ailleurs, ce n’était pas en prenant le bus qu’elle allait éliminer ses kilos superflus.

  La gare n’avait pas changé. Elle était toujours aussi grise. Cependant, les mines des navetteurs étaient plus gaies que de coutume. Le lundi n’était pas connu pour être un jour de bonne humeur sur les quais, mais le soleil donnait au premier jour de la semaine des airs de week-end prolongé. Il faisait doux, les femmes étaient moins vêtues, plus élégantes, même si le style des navetteuses n’était jamais criard. Les tons restaient assez neutres, entre blanc cassé et gris foncé, les jupes avaient fait leur apparition, les chaussures à talons, les chemises décolletées. Les hommes ne changeaient pas beaucoup de leur côté. Davantage de gens s’adressaient la parole, on voyait mieux les visages, d’ordinaire plongés dans les écrans. Les êtres humains se regardaient ce matin. C’était fou comme un rayon de soleil changeait les perspectives.

  Sonia, elle, contemplait tout cela de loin, comme derrière un écran de cinéma, spectatrice de la vie autour d’elle alors qu’elle était assise dans le noir. Elle soupira, baissa la tête et lut les nouvelles. Le train de 7h39 arriva pile à l’heure. Comme quoi le soleil faisait aussi du bien aux cheminots.

Lorsqu’elle passa la porte tournante de l'entrée du Jupiter, la grande aiguille de l’horloge du hall n’avait pas encore terminé sa boucle. Elle salua la réceptionniste qui lui rendit son bonjour comme si elle l’avait vue hier. Ou comme si elle ne l’avait jamais vue auparavant. C’était le même bonjour indifférent. Au moins, Sonia avait la satisfaction de ne pas avoir oublié son badge chez elle. Elle passa le portique et se prépara mentalement à son retour.

  « Mais regardez qui nous revient ! s’écria Eric d’un ton pontifiant. Bon retour en enfer, Sonia ! ».

   Ses mots empreints de chaleur tournante mirent Sonia mal à l’aise. Elle avait espéré rentrer en catimini, peut-être même arriver la première, se remettre dans le bain en lisant ses mails, prendre un café. Mais Eric et Eddy étaient lève-tôt, et Eric était à n’en pas douter d’humeur Lundi matin. Bref, prêt à en découdre avec le premier venu. « Bonjour Eric, bonjour Eddy ». Lorsqu’elle sentait le souffre dans l’air, elle adoptait son profil le plus bas. Aujourd’hui, plus qu’hier, elle avait envie qu’on lui foute la paix.

« Allez ! gronda-t-il, je t’offre un café pour ton retour ! On a plein de choses à se raconter ! ».

Sonia força un sourire. « Laisse-moi brancher d’abord mon ordinateur » murmura-t-elle. Elle ne savait pas s’il fallait fuir ou le laisser vider son gros sac une bonne fois.

« Tu as passé de bonnes vacances j’espère ? demanda-t-il d’un ton neutre.

— Oui, merci, répondit-elle.

Elle n’avait pas envie d'en dire plus, mais hésita, par politesse. Il ne lui en laissa pas l’opportunité.

« Parce que, poursuivit-il, il s’est passé pas de mal de choses pendant ton absence.

— Laisse-moi deviner. On est tous virés !

Eric éclata de rire. « Pas encore ! Mais qui sait ce qui arrivera la semaine prochaine ! »

  Eric lui fit son topo de la semaine écoulée en résumant très brièvement les progrès de mise en œuvre de Egret. « Progrès » n’étant pas nécessairement le terme le plus adéquat pour expliquer le chaos ambiant. Plus personne ne savait qui était responsable de quoi dans ce projet. Et Alain ne semblait plus trop s’en préoccuper, nonobstant les belles paroles qu’il avait prononcées sur son rôle et sa motivation à pousser le projet de l’avant sur toute sa période de préavis.

« À ce propos, demanda-t-elle, quand est-ce qu’il part déjà ?

— Dans deux semaines.

— Déjà ! » s’exclama-t-elle.

Le temps avait filé à une vitesse !

« Et oui… »

« D’ailleurs, reprit-il d’un air pensif, pour ta gouverne, j’ai officiellement postulé pour le poste… »

Sonia laissa un blanc s’installer. Elle le savait déjà, elle ne voyait pas quoi ajouter sans trahir sa frustration.

« Et… d’après les bruits de couloir, il y a de fortes chances qu’on me donne le poste. »

Elle sentit une petite torsion dans son estomac. Mais au fond, elle se doutait qu’on en arriverait là.

« C’est sûrement que tu as les compétences pour, Eric » dit-elle pour dire quelque chose de positif.

  Ce qu’elle avait craint allait se produire. Eric le baratineur allait vraisemblablement devenir son supérieur hiérarchique. Ce qui jusque-là n’avait représenté qu’une sombre éventualité, se matérialisait en sinistre réalité. Devait-elle s’en étonner ? Qui à part elle-même aurait pu prétendre au poste ? Personne dans l’équipe. Restait toujours l’espoir d’un nouveau chef sorti du chapeau magique des Ressources Humaines. Sans doute s’était-elle accrochée inconsciemment à cette idée. À tort, semblait-il.

  La journée commençait mal. Elle se poursuivit sur le même ton. Les mails qui s’étaient accumulés durant son congé – et notamment le nombre de forward - lui confirmèrent combien elle était importante aux yeux de ses collègues pour résoudre leurs problèmes. Par le passé, cette dépendance à son égard l’avait toujours flatté quelque part. Mais aujourd’hui, elle se sentait juste utilisée. Sa gentillesse ne lui rapporterait jamais rien de bon. Elle ne voulait pas pour autant du siège éjectable du chef de département, chargé de mener un projet mal parti et une équipe de cow-boys sans foi ni loi.

  Ce fut en substance ce qu’elle répéta à Alain, plus tard dans la journée lorsque ce dernier l’invita à un entretien dans son bientôt ex-bureau. La discussion fut plutôt informelle. Alain ne ressentait plus la pression de sa charge et était clairement d’humeur à parler vacances. Malheureusement pour lui, Sonia n’était clairement pas d’humeur à lui raconter ses vacances. Et que lui aurait-elle dit ? Qu’elle avait passée toute sa semaine branchée sur un jeu de réalité virtuelle ? Qu’elle avait fait une chasse aux trésors, parcouru la jungle à dos de triceratops, sillonné les entrailles d’un volcan, combattu un dinosaure géant, exploré les profondeurs de l’océan ? Et accessoirement qu’elle s’était fait violer ? Mais que rien n’était vrai ? À qui pouvait-elle raconter cela sans paraitre folle ?

  Devant son manque d’enthousiasme à partager ses photos de vacances, Alain se résolut à parler de sa succession. « La décision finale n’a pas été prise, dit-il d’emblée. Mais le temps presse. »

  La société ne voulait pas engager en externe et elle voyait dans son départ une opportunité d’accélérer la transition vers le modèle Egret. En d’autres mots, les effectifs étant condamné à décroître à terme, il ne faisait pas sens d’engager quelqu’un maintenant pour virer quelqu’un d'autre dans moins d’un an. Il confirma que seul Eric s’était proposé pour le poste. Il ne pensait pas qu’Eric était l’homme de la situation. Donc, si elle hésitait à postuler - et il l’encourageait vivement à le faire - il pousserait auprès des RH pour qu’elle ait leur faveur. Il leur avait déjà souligné sa réticence à ce qu’Eric prenne la charge du département. On se dirigeait donc vers une proposition intermédiaire. Sans alternative valable qui se présenterait dans les quinze prochains jours, Eric se verrait proposer le poste ad interim pour une période de six mois, éventuellement douze mois. Si l’expérience s’avérait fructueuse, il se verrait offrir le poste de façon définitive.

  Sonia confirma qu’elle ne se voyait pas gérer le département. Elle n’avait pas le profil du manager. Elle avait suffisamment retourné la question dans sa tête pour en avoir la certitude. Alain vit qu’elle était sincère. Il confirma qu’ils allaient opter pour la solution Eric, qu'il était de toute façon préférable d’avoir quelqu’un que personne. Pour enfin conclure qu’en cas d’échec du plan, les RH auraient au moins assez de temps pour trouver un autre candidat.

« Ou - comme il arrivait parfois que les gens changent d’avis – une autre candidate » devait-il conclure avec un clin d’œil.

Le soir, lorsqu’elle poussa la porte d’entrée de son appartement, elle sut qu’elle - et personne d’autre - venait d’offrir à Eric le poste d’Alain sur un plateau d’argent.

Elle  se mordit le doigt.

«  Quel cauchemar... »

***

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