Pensées d’Elaena

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C’est drôle, je m’en rends compte à présent, comme une seule soirée peut tout bouleverser, comme un simple événement, aussi futile soit-il, peut balayer d’un revers de la main une vie entière.

Cela fait plus de treize ans que je vis dans le village de Lanelle. Toute ma vie s’y est déroulée : j’y suis née, j’y ai grandi, j’y ai ri, j’y ai pleuré. J’y vivais encore jusqu’à il y a peu, jusqu’à cet événement qui mit fin à la paisible existence que je menais en compagnie des habitants de Lanelle. Ils sont tous morts, à présent. Ils ont tous disparu, dévorés par une colère insensée qui les rend aveugles. Ce n’est pas de leur faute, au fond : ils ne savent pas. Ils ne savent pas, et l’inconnu effraie. Mais cela peut-il justifier la haine, la violence, la mise à mort d’une jeune fille sans doute bien plus effrayée qu’eux ? Qu’importe. Ils refusent d’entendre, ils refusent de savoir. Et ce faisant ils referment plus encore la bulle d’ignorance qui ne fait que gonfler autour d’eux. Elle finira par éclater, cette bulle, alors les insultes qu’ils me jettent se changeront en lames. Déjà une pierre a traversé ma fenêtre ; la prochaine sera de flammes, puisque c’est ce qu’ils réclament. Que je brûle. Que je souffre. Que je paie pour ce crime dont je ne suis qu’une autre victime…

Toute ma vie s’y est déroulée, à Lanelle. Et j’y vivais encore jusqu’à il y a peu. Car ce que je subis à présent n’est pas une vie. C’est une torture, un châtiment, une malédiction. Sans doute la mort est-elle préférable à ceci. Car jamais je ne pourrai revenir sur le passé. Le mal est fait, et rien n’en changera. Plus jamais je ne pourrai vivre comme avant. Comme le jour où Algo m’a fait monter sur un cheval pour la première fois. Comme le jour où j’ai retrouvé Enton, après la classe, derrière le temple. Nous nous y étions tenu la main. Comme les jours où mon père m’emmenait dans le château afin de m’y préparer à mon avenir. Comme les jours où dame Valdina me complimentait pour le travail que je fournissais lors de ses leçons. Était-elle avec eux, dame Valdina ? Avait-elle elle aussi été capturée par la bulle ? Je n’ose pas chercher à le savoir. Je l’aimais, dame Valdina. Enton aussi, je l’aimais. Et mon père, et Layne, et tous ces gens qui hurlent justice, qui hurlent que je sois punie, que je sois brûlée comme la sorcière que je suis. Je les aimais. Mais pourquoi ? Je n’ai jamais demandé à être sorcière. Je n’ai jamais demandé à être maudite. Pourquoi le suis-je alors ? Qu’ai-je fait qui peut le justifier ? Et pourquoi ne comprennent-ils pas ? Pourquoi ne comprennent-ils pas que j’ai peur, moi aussi ? Pourquoi ? Où sont passés les sympathiques habitants de Lanelle qui me saluaient le matin et qui m’offraient des friandises ? Qui sont ces gens qui ont pris leurs corps ?

La malédiction ne s’en va pas. Elle refuse de partir malgré les cris et les larmes. Elle s’accroche à mes mains comme pour en prendre le contrôle — et je pense qu’elle va y parvenir. Que va-t-elle faire, alors ? Va-t-elle tuer d’autres innocents ? Va-t-elle détruire cette maison dans laquelle je me cache ? Va-t-elle s’en prendre à mon père ? À Layne ? Elle est trop imprévisible. Personne ne peut deviner la carte qu’elle jouera ensuite. Personne ne peut l’arrêter. Personne ne peut nous arrêter. Nous allons tuer d’autres personnes, détruire d’autres maisons. Nous allons détruire Lanelle et tuer mon père, Layne, Algo, Enton et Valdina. Non. Je ne peux le tolérer. Je ne peux nous laisser faire une telle chose. Peut-être reste-t-il, en ces monstres qui veulent ma mort, un peu de ceux que je connaissais alors. Je ne peux les mettre en danger. Je ne peux les laisser me mettre en danger. Non. Je dois partir. Sans quoi, ils mourront. Ou je mourrai. Non. Il faut que je parte. Pour les sauver. Pour me sauver. Je ne peux pas rester ici.

Je dois fuir.

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