Chapitre 1 - L'amour naïf

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 La légère brise printanière caressait les cheveux de Victoire, qui observait avec scepticisme son meilleur ami Théodore. Celui-ci avait l'œil collé à un vieil appareil photo argentique depuis plus d’un quart d’heure, si bien que la jeune femme s’impatientait face à ce silence qu’il lui avait imposé. Un long soupir de soulagement suivit le cliquetis archaïque qui signifiait que le photographe avait enfin capté ce qu’il désirait. Il leva cependant l’index de la main gauche en souriant, attendit quelques secondes sans bouger, et répéta l’opération plusieurs fois.

  • Tu sais Théodore, un jour, tu vas te faire cramer.
  • Et alors ?
  • Et alors tu vas avoir des problèmes. C’est flippant de profiter d’un moment à deux et de voir un mec nous fixer avec son appareil photo.
  • J’vois pas ce qu’il y a de bizarre, il y a plein de photographes qui font ça, rien qu’avec leurs téléphones ! s’exclama-t-il en rangeant son vieil appareil.
  • Certes, mais toi, tu as deux appareils différents et tu prends vraiment beaucoup de temps pour les prendre.
  • Ça c’est normal, quand tu fais ça sérieusement ça prend du temps.

 En parallèle, Théodore farfouillait dans son sac jusqu’à sortir son appareil photo numérique. Il l’alluma et constata les clichés qu’il avait pris juste avant de sortir son argentique. Le jeune artiste avait en effet pris une curieuse habitude, celle d’avoir les deux modèles. Il privilégiait toujours le numérique, pour sa qualité, son instantanéité, ses couleurs et le fait de pouvoir sauvegarder ses clichés. Mais lorsqu’il le pouvait, il utilisait ensuite son appareil argentique, pour son grain, son spectre restreint de noir et de blanc, ses flous authentiques. Il prenait ensuite un grand plaisir à les développer dans son petit laboratoire personnel.

  • Et comment tu feras le jour où les gens vont se rendre compte de ce que tu fais ? Eh, mais tu m’écoutes au moins ? s’écria Victoire, presque blessée tandis que son ami vissait à nouveau son œil à l’objectif de son numérique.
  • Oui oui, c’est juste que les photos que j’ai prises me conviennent pas, alors j’en refais, s’excusa-t-il avec détachement.
  • T’es vraiment insortable, tu vas nous attirer des problèmes, en même temps ça serait pas la première fois.

 À ces mots, l’un des deux sujets de son ami le pointa du doigt d’un regard inquisiteur, presque hostile.

  • Ah bah voilà, qu’est-ce que je disais ! Je te préviens, tu te démerdes ! râla-t-elle.
  • Tu es beaucoup trop pessimiste, vraiment…

 Théodore fit un signe de la main à l’homme et le rejoignit, son appareil numérique en main. Il conversa quelques minutes avec le couple tout en leur présentant les clichés qu’il avait pris. Victoire, qui s’attendait à une réaction négative, fut surprise lorsqu’ils prirent ensemble un selfie. Le photographe revint ensuite, affublé d’un sourire moqueur.

  • Ils m’ont demandé mes réseaux et m’ont même autorisé à poster les photos sur internet si j’en avais envie !
  • C’est n’importe quoi, c’est quoi les statistiques pour tomber sur des gens sympas…, se plaignit la jeune femme.

 Les deux amis quittèrent le parc et flânèrent dans les rues parisiennes, continuant la conversation initiale.

  • Tu vois c’est ça ton problème, tu es trop pragmatique. À vrai dire, je m’attendais totalement à ce genre de réaction.
  • Ah oui ? Je suis curieuse de savoir pourquoi !
  • Tout simplement parce que c’est exactement ce que je cherchais à prendre en photo.
  • Arrête de faire le mec mystérieux, tu m’as même pas dit la raison de ces photos. C’est un devoir pour ta nouvelle super école ?
  • Mais non, je t’ai dit que je commençais la semaine prochaine… Nan, la vérité c’est que depuis quelques temps j’apprécie observer les gens au quotidien.
  • Je ne suis pas très convaincue. Tu vas pas me dire que tu prends des gens en photo juste parce que t’aimes bien.
  • Bah si. J’ai toujours aimé me balader et observer les gens. Parfois je m’amuse à les définir, je prends une situation dont je suis spectateur sur le moment, et j’essaie d’analyser la scène, de lui accoler un adjectif, ou plusieurs.

 Théodore s’arrêta. Comme plusieurs fois par le passé, Victoire avait assez creusé dans la psyché de son meilleur ami pour déceler cette petite étincelle. Lui qui avait passé toute la sortie à parler avec indifférence et monotonie, il avait malgré tout été un interlocuteur concentré face aux problèmes de la jeune fille. Mais ensuite, il a vu ce couple, qui l’avait fait plonger dans ses appareils photographiques, se contorsionnant pour obtenir le résultat qui lui seyait le mieux. Cette étincelle avait cependant disparu face au pragmatisme qu’elle lui avait opposé. Mais là, figé, son appareil dégainé, il présentait à nouveau cette lueur enivrée qui scintillait dans son regard.

  • Regarde, quand tu les vois, c’est quoi la première chose qui te vient en tête ?

 Un léger sourire sur son visage, la jeune fille scruta l'œuvre avec attention. Elle y voyait un couple pique-niquant sur une nappe à carreaux rouge et blanc. Ils riaient allègrement, heureux de passer un bon moment.

  • Ils sont mignons, et amoureux, répondit-elle finalement.
  • C’est tout ? implora Théodore.
  • Bah, tu veux que je dise quoi ? C’est un couple, ils sont mignons, comme tous les couples qu’on croise dans la rue.

 Le jeune homme récupéra son instrument avec énergie et se colla à son amie, le regard hagard.

  • Moi je vois une manifestation d’une relation profondément simple. Malgré la complexité de la scène, on arrive pas à complexifier la relation, qui respire presque le cliché, l’idéal, sans pour autant tomber dans l’excès.
  • Comment ça la complexité de la scène ? J’vois juste un couple qui mange.
  • Accroche toi aux détails. C’est un couple nouveau, qui se découvre au fur et à mesure. Ils sont physiquement très proches et ont pourtant un air gêné, que j’ai réussi à capter à travers le sourire en coin de la jeune fille. Le bas de son corps est légèrement crispé, en retrait, tandis que le haut est orienté vers son copain, appelant au réconfort. Lui, à travers le placement de ses mains et ses bras, présente une hésitation mais aussi une volonté de bien faire. Il a envie de se rapprocher, de lui manifester de l’affection mais il sait pas comment faire. Ils ont envie de faire certaines actions, mais sont trop passionnés par la beauté du moment pour risquer d'entacher le souvenir d’une relation fraîche et joyeuse. Puis regarde l’état de la nappe, de la petite glacière et même de la qualité de la nourriture qui montre que ce n’est pas l’argent qui viendra troubler le jeune couple. Et cette simplicité se mélange à une vision enfantine de l’amour, un manque d’expérience sentimentale. Leurs mouvements, leurs envies, leurs pensées ont beau être complexes, le résultat est à l’opposé. Ma photo d’eux respire l’amour, la sérénité, la simplicité. Tu comprends pourquoi j’ai pris autant de temps, et pourquoi ils n’ont pas mal réagi ?
  • Je comprends, mais malheureusement tu sais que je ne suis pas très réceptive à tout ça, s’excusa-t-elle face à la passion exagérée de Théodore.
  • Je sais, je sais, toi et ton grand pragmatisme, c’est pas pour rien que tu veux devenir ingénieure. Mais j’ai quand même envie que tu répondes à ma question !
  • Laquelle ?
  • Avec tout ce que je t’ai dit, comment tu qualifierais l’amour que j’ai pris en photo ?

 L’étudiante se plongea dans son esprit pour écouter à nouveau le monologue exalté du jeune homme. Elle comprenait chacun des concepts qu’il avait cité, mais elle ne parvenait pas à les lier entre eux. Elle jeta alors un coup d’œil à la photographie, et comprit.

  • Ils sont naïfs. De tout ce que tu m’as dit, c’est un amour naïf.

 Théodore sautilla presque de joie. Il rangea enfin son appareil dans son sac, puis reprit sa route dans les rues de Paris en reprenant le sujet des problèmes de vie auxquels faisait face Victoire.

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