Hadès et Perséphone
Je ne peux plus me retenir, il faut que je parle de ce qui s’est passé durant le printemps 2003, à Jinfeng. Je suis trop tourmentée par des visions, floues mais tellement effrayantes. J’ai consulté de nombreux psychiatres, fait des thérapies d’hypnose et essayé de nombreuses choses new age pour m’en débarrasser, mais soit cela ne marchait pas, soit je n’étais pas crue, soit les deux à la fois. On m’a pensée folle, les nombreuses années de psychiatrie furent violentes. Il fallut que je fasse croire que j’allais mieux afin qu’on me déclare guérie et que je puisse sortir des hôpitaux pour reprendre le cours de ma vie.
Mais rien n’a changé, rien. J’ai toujours cette peur quand quelqu’un me touche, quand je traverse le passage clouté, quand je fais quoi que ce soit. J’ai peur que ce soit de nouveau cette main, informe, presqu’invisible. Je suis aujourd’hui assez âgée, mais à l’époque, j’étais la gouvernante d’une jeune femme, fille d’un grand industriel mort depuis des années. C’était sa mère, Mme Qora, qui avait repris les rênes et je devais m’occuper de son éducation avec cinq autres élèves. Elle était la plus belle d’ente toutes, la plus douée et la plus sympathique.
Chacune l’aimait et lui était dévouée, même si la vanité était son plus gros défaut. Pour les anniversaires, nous nous offrions toutes des cadeaux. Mlle Qora fut enchantée d’une bague que j’avais trouvé chez un brocanteur. Ah, que j’aurais aimé n’avoir jamais fait cet achat ! Je le regrette encore plus amèrement que la pauvre enfant m’avait fait cette confidence :
— Vous êtes vraiment une mère pour moi.
Un jour, Mme Qora me proposa de visiter l’exploitation minière et le village miner, à l’occasion d’une sortie scolaire. C’était une idée saugrenue, dite entre deux portes, mais je pris le temps d’y réfléchir. Je me dis qu’il était peut-être intéressant pour ces filles de bonnes familles de mesurer leur chance, en voyant combien les mines étaient durs et qu’elles n’avaient pas à se blesser les doigts contrairement à ces pauvres drôles. J’indiquais aux parents qu’on allait faire la charité aux mineurs, ce qu’ils trouvèrent charmants.
Mme Qora accueillit personnellement la classe avec ses notables. Elle avait fait en sorte de mettre en avant les célibataires, afin que l’un d’eux attire peut-être l’œil d’une demoiselle. Au village minier, tout était à la gloire de la famille Qora, on se serait cru en URSS — mais nous étions bien en Chine, c’est du pareil au même. Il y eut alors une explosion retentissante, faisant trembler le sol ! Mme Qora s’amusa de notre surprise et nous indiqua de bien vouloir la suivre pour nous rassurer. Les employés nous donnèrent des casques et des protections contre les inhalations possiblement malsaines. Nous descendîmes dans la mine, tout était noir et crasseux. Mlle Qora regretta de ne pas avoir mis des vêtements moins onéreux « pour un lieu pareil ».
En arrivant après plusieurs minutes de marche, un contremaître dit à Mme Qora que la charge explosive avait été mal estimée, un profond gouffre était apparu dans la mine. Je dis à mes élèves de faire attention et de ne pas s’approcher du gouffre, mais je fus autorisée à avancer un peu. Je ne voyais rien que plus de noirceur, tandis que le vent gémissait dans mes oreilles ; il me rappelait le hennissement du cheval. Je sursautais en entendant plusieurs chocs contre la paroi profonde : un mineur maladroit avait fait tomber son casque. Mme Qora le gronda, cela serait retenu sur son salaire. De mon côté, je calmais les jeunes filles, exaltées par la crainte que quelqu’un était tombé.
Nous passions la nuit sur place. Les filles montrèrent leurs talents en chant et au piano aux jeunes notables. Ces demoiselles montrèrent leur talent en danse par une valse avec les hommes, à laquelle Mme Qora et moi-même participèrent. Nous fûmes logées dans des dortoirs, avec des lits superposés. Quatre filles dormirent dans la même chambre, tandis que j’en partageais une avec Mlle Qora. Dans la nuit, sa voix vint me réveiller. Elle me bousculait un peu en répétant mon nom, craintive :
— Eh bien ?
— Madame Qyane, regardez !
Je n’avais pas fait attention à sa bague : elle brillait et un rayon lumineux sortait de la petite pierre de couleur grenade sur le dessus. Je bondis hors de mon lit et me postait devant elle. Nous étions étonnées l’une et l’autre, sans comprendre l’origine de ce prodige. Mon élève laissa échapper une exclamation sourde :
— Vous entendez ?
Je ne comprenais pas, mais je tendis l’oreille. J’eus la même exclamation sourde et nous tremblâmes ensemble. Nous nous regardâmes dans les yeux, sans oser bouger :
— Un hennissement…
Elle avait dit cela, à la fois fascinée et effrayée. Je l’entendais de nouveau, venant du plus profond des entrailles de la terre. Nous réussîmes à trouver la force de nous lever. Nous restâmes de longues minutes à écouter le macabre son de ces chevaux du fond de l’abîme. Finalement, sans pouvoir nous arrêter, nous avancions vers la mine. Il n’y avait personne dans le village minier, nous avions les nuées pour seul témoins de ce qui se passait.
Il ne pleuvait pas cette nuit-là, mais il faisait assez chaud. Nous fûmes surprises d’entendre un coup de tonnerre, suivi d’un éclair quelques secondes plus tard, ne nous rassurant pas davantage. Il sembla qu’un nouveau rythme complétait celui du vent, sans pouvoir en déterminer l’origine. Nous continuions de suivre le rayon lumineux, qui nous guidait dans la mine. J’hésitais un instant, mais la force de la curiosité m’attirait autant que Mlle Qora. Je pris une lampe car nous n’y voyions goutte et nous entamâmes la descente.
On devinera, en trouvant ce manuscrit, que ma graphie est différente ; mais je ne peux pas écrire sereinement. L’atmosphère lourde et humide de la mine nous accompagna jusqu’au profond gouffre de ce matin. En progressant vers les profondeurs, Mlle Qora et moi-même entendions bien que le hennissement et le rythme inconnu se faisaient de plus en plus clairs, de plus en plus effrayants.
Mais en nous enfonçant dans cet enfer suffocant, je remarquais que mon élève prenait progressivement le pas sur moi, m’obligeant à accélérer pour ne pas être distancée. En descendant, une clarté vint à nos yeux. Je me demandais bien ce qui pouvait se passer si bas, aucun travail de nuit n’avait été autorisé par Mme Qora. Des voleurs, me dis-je. Mais une telle lumière ne pouvait pas être que celle de torches.
J’avais raison : en arrivant devant le gouffre, c’était comme mille enfers l’éclairaient ; il me semblait y danser mille démons. Je regardais mon élève et fut surprise de son air intrigué : elle voyait mille richesses, mille bijoux et autant de choses vaines. J’essayais de la raisonner, mais elle semblait captive de cette vision et ne bougeait pas. Le rayon de l’anneau continuait de pointer vers le gouffre.
Je n’eus pas le temps de faire quoi que ce soit que je crus voir des mains fantomatiques jeter Mlle Qora dedans. Je hurlais son nom, mais les flammes montèrent des profondeurs et l’enveloppèrent. Cette vision d’horreur resta à jamais gravée en moi. Elle fut prise dans la tornade de flammes, qui hennissaient de plus belle. Je crus voir certaines formes humaines et équines, mais j’ai toujours eu tendance à la pareidolie. Mon élève hurlait à cause de la douleur des flammes et des coups de la parois du gouffre. Je tombais d’évanouissement devant cette vision et le tintamarre assourdissant.
En me réveillant le lendemain matin, je n’étais pas au bout de mes peines. Mme Qora vint nous réveiller elle-même, les autres filles n’ayant pas osé entrer dans la chambre. Je m’agitais dans tous les sens, on se précipita vers moi. Mais alors que Mme Qora allait gronder sa fille pour ne pas s’être levée, elle poussa un cri : la pauvre enfant était glaciale, le visage paralysé et difforme. Sa bouche était grande ouverte, ses yeux exorbités et ses cheveux étaient comme carbonisés. Sur son corps, plusieurs marques de brûlure et de bleus ; certains os étaient brisés.
Mme Qora m’accusa tout de suite de ne pas avoir surveillé sa fille, qui devait s’être faufilée. Elle fit interroger tout le monde, mais le résultat était formel : nous n’avions jamais quitté notre chambre. Une élève fit remarquer que Mlle Qora n’avait plus la bague que je lui avais offerte. Mais le plus intriguant encore, c’était qu’on vint dire que le gouffre avait été découvert comblé au petit matin. Le contremaître avait mis cela sur le compte d’un effondrement de roche. On en resta là, faute de preuves.
J’avais la sensation qu’un chose infernale, hors de toute compréhension humaine était arrivée. Je me dis parfois que je n’ai pas rêvé, qu’une chose a enlevé l’âme de ma petite Mlle Qora, et je ne peux pas m’empêcher de dissoudre en larmes.
Annotations
Versions