Chapitre 2

9 minutes de lecture

Faut bien reconnaître une qualité à Victoria : bien qu'elle soit souvent dans la lune, qu'elle passe sa vie à se faire des films et à partir très loin pour pas grand chose, lorsqu'elle atterrit, elle est chargée d'idées nouvelles, souvent novatrices et même grandioses. Pas facile de la ramener, mais finalement, ça reste rentable.

Le chat vadrouille partout dans le minuscule appartement, en quête d'aventure nouvelle, peut-être, d'une proie potentielle, sûrement ou s'emmerde simplement à en crever. Ce qui n'est pas mon cas.

La migraine – ou le flot d'informations dont je me suis assommé, au choix – m'empêchant de m'assoupir en paix, je me résous à occuper le reste de la soirée intelligemment. Puisque que rester allongé, à m'abrutir devant le chat ne mène à rien, autant rentabiliser le temps qui s'étire devant moi. Puis il me fout encore plus mal au crâne à tourner ainsi dans le vide !

Après avoir ressorti les photos prises de chez ma mère et confortablement assis au lit, je commence à les étudier avec attention.

Bon, démarrons par le plus simple. Où suis-je sur la photo ?

La tête de con aux boucles rousses et au sourire niais et gigantesque ne laisse pas planer longtemps le doute. Sur le cliché, je suis assis au milieu d'une rangée d'autres marmots, tous les fesses clouées sur un long banc. Derrière, il y a un autre rang de petits debout et enfin, perchés sur un autre banc, un troisième alignement d'enfants se dresse et ils dominent la classe par leurs centimètres en plus.

La prof, dont je ne me souviens même pas du visage et encore moins du nom, pose près de nous, le visage lumineux et radieux, à l'image de la lumière vermeille qui s'étend sur nous.

Une agréable journée d'automne, en somme.

Même après une relecture de l'e-mail de Victoria d'hier m'expliquant les infos de cette histoire, pas moyen de mettre la main sur la date exacte de disparition de Célia. Bordel, mais ça devrait être la base, ça.

Plus on avance, et plus cette histoire sonne louche. Pourquoi le père Terrier est aussi évasif ? Il éclipse les éléments primordiaux à l'enquête, comme si on était des putains de gamins en pleine partie d'escape game. Le fait-il exprès ? Il prend son pied à nous refourguer une affaire aussi étrange et sordide à étudier ? On parle de sa prétendue fille.

Au vu du temps et de l'éclairage, on semble être en pleine transition entre l'été et l'automne, donc en septembre ou au pire en octobre, en début d'année scolaire. Vu nos expressions et celle de l'institutrice, on ne semble pas être en plein possible deuil d'une de nos camarades. A moins que tout le monde s'en tape. Mais ça m'étonnerait. Surtout venant d'une prof.

Je compte le nombre d'enfants sur la photo : vingt-trois. Ensuite, je m'assure qu'il y a bien vingt-trois prénoms sur la colonne où figurent les noms des élèves de la classe. Je souffle de soulagement comme les comptes sont bons. Nous étions tous présents. Pas encoe de disparition.

A ce jour, je n’ai pas du tout gardé contact avec le moindre de mes anciens camarades. Aucune idée de ce que tous ces mioches sont devenus aujourd’hui.

— Bon, à nous deux, Célia, je murmure.

A l'aide d'un feutre qui trainait sur ce qui fait office pour moi de chevet, de table à manger et de bureau, pas loin du lit, je barre le visage des garçons et les noms masculins pour me concentrer à zieuter les têtes de toutes les fillettes. Heureusement, c'est du papier glace et puis il y a d'autres copies de ce cliché.

Comment on reconnait la face de quelqu'un à son nom ?

C'est mission impossible. Putain, mais dans quoi j'me suis fourré ?

En plus, il y a bien plus de petites que de petits...

Je détaille chaque petite face de la première rangée – la mienne – mais rien ne m'éclaire sur leur identité. Non, vraiment, je regarde bien, en plus !

Je jette la photo sur la table en râlant. Il me faut dormir. Je me frotte les yeux en réfléchissant.

Dans une tentative désespérée, je repère les visages et les noms pouvant provenir d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique et y associer quelques têtes. C'est peine perdu. Pourquoi mon enfance est un tel trou noir ? Pourquoi je ne souviens de RIEN ?

En préparant le dîner, j'entreprends de me créer un compte Facebook, depuis mon portable, pour poursuivre mes recherches. Peut-être que les réseaux sociaux m'aideront à y voir plus clair. Je m'exécute très vite et entre deux recherches de prénoms, je guette la cuisson de la quiche. Parmi eux, je ne trouve que trois fillettes devenues adultes, si mes yeux ne me trompent pas.

Leur visage semble être le même. L’une d'elle indique la même ville d'origine que l'école et surtout, les deux autres sont amies.

D’office, mon feutre trace une barre sur leurs faces et noms. Encore onze personnes. Dix d'entre elles ne sont pas Célia. Putain, dix, c'est trop, encore !

Laquelle peut être Célia ? J'aurai dû demander une description à Claire. Non, non, vite, dégageons cette idée stupide. Comment le pourrait-elle ? Elle ne l'a jamais vue de sa vie.

La cuisson achevée, je sors la quiche du four et la place sur le rebord fenêtre, en attendant qu’elle refroidisse un peu. Je profite d’un court laps de temps pour prendre brièvement l’air depuis la vitre grande ouverte et faire le vide. Cette brise légère d'une soirée de Juillet, c'est agréable et rafraichissant. Ça a un effet bénéfique sur moi puisque j’ai inexplicablement un nouveau regain d’énergie, suffisant pour me motiver à reprendre mes recherches foireuses. Avant de m'y repencher, je chasse la vilaine pensée qui me crie que c’est peine perdue.

Toutes les filles sont sur leur trente-et-un.

Propres sur elles, bien coiffées et apprêtées. Certaines ont même le luxe de porter des barrettes à leur cheveux !

C'était un jour spécial. Et bien que notre école exigeait une tenue formule, sans artifices, en bonne école privée, la photo de classe faisait exception à cette règle. Chaque parent était derrière ses gosses et les voulait tout beaux, tout propres pour cette occasion. Même moi, je porte une chemise et ma chevelure bouclée est parfaitement brossée et apprivoisée, alors que du peu que je me souvienne, on m’a toujours accoutré d’un t-shirt ou d’un pull, et ma mère a fini par jeter l’éponge concernant mes tignasse…

Si Célia était réellement négligée, même pour la photo, elle doit être soit habillée simplement, soit pas spécialement bien. Ne parlons pas de ses cheveux et de son allure.

Minute... que ferait une petite qui semble être le dernier souci de ses parents dans une école privée catholique, qui en plus de coûter une blinde et donc imposer certains sacrifices, exige une parfaite discipline ? Des parents démissionnaires ne s'emmerderaient pas à y foutre leur chiards.

Encore une preuve que cette histoire n'a ni queue, ni tête. Mais où est-ce que Paul veut nous mener, exactement ?

Je suis à deux doigts d'appeler Victoria et lui sommer de ne plus toucher à cette affaire mais me résigne. Nous sommes déjà allés trop loin et nous nous étions promis de ne pas s'y pencher avant son retour. Et convaincre une tête de mule comme elle d’abandonner… surtout si elle veut de l'argent qu'il promet.

Pour être sûr de m'en rappeler, je note cet élément contradictoire sur un énième post-it que je prends soin d'accrocher en évidence, pour m'en souvenir.

Je me mets donc à la recherche cette fois de ce qui pourrait ressembler à une gosse laissée pour compte. Ça me fait mal d'imaginer ça, surtout avec le recul de ce qui a fini par lui arriver, mais il le faut...

C'est donc sur une enfant menue, à la troisième et dernière rangée que je tombe. La petite a de très courts cheveux bruns, qui encadrent un visage rond effroyablement pâle aux traits fins et ne porte qu'un t-shirt mauve, sans motifs ni rayures. A l'aide d'une loupe, j'analyse mieux son expression et ses cheveux. Ils n'ont ni l'air trop gras, ni recouverts de pellicule mais impossible d'en être sûr, vu d'ici. Si les autres sourient jusqu'aux oreilles, elle, n'étire que très brièvement les lèvres. Un signe, une preuve, peut-être ?

A-t-elle une tête à s'appeler Célia, même ?

Porte-t-on vraiment la tête du prénom qu'on nous attribue, en fin de compte ?

A cet instant, j'aurai donné très cher pour que l'Univers m'envoie un détail, un indice, une quelconque réponse ou signe pour me confirmer que oui, la petite que je cible est bel et bien Célia Terrier.

Au lieu de ça, mon regard dévie sur l'autre gamine, postée près d'elle. Si tout le monde aborde une posture droite et garde sagement ses mains sur ses genoux ou étendues le long de leur taille, Célia et l'autre sont les seuls du groupe à entretenir un contact physique. L'inconnue tient son bras gauche qu'elle serre fermement contre elle. Celle-ci, comme tous les autres, esquisse une mine joyeuse et insouciante. Tout l'inverse de Célia. Quel lien les unissait pour que la petite ose un tel contact ? J'analyse sa bouille et un détail me frappe très vite.

La petite ressemble beaucoup à quelqu'un que je connais trop bien.

Victoria.

Est-ce ma fatigue qui me joue des tours ou ai-je bien vu ?

Non, je ne suis pas un blaireau qui pense que « tous les asiatiques ont la même tronche », mais là, c'est flagrant. N'importe quel pequenot y mettrait sa main à couper. Elles ont la même tête.

Bon, bon, soyons réaliste. Impossible que ce soit Victoria.

Mon amie est de l'année 1994 alors qu'ici, on a affaire à la promo des enfants nés en 87. Sept ans d'écart : Victoria ne devait avoir que trois ans à cette époque. Puis elle est née et a vécu au Japon. Et surtout, elle s'en rappelerai !

Son prénom ne figure pas sur la liste en plus. N'empêche, après avoir relus quelques prénoms à voix haute pour vérifier, un retient mon attention.

Gabriela Christman.

Gabriela. Victoria. Gabriela.Victoria. Gabriela. Gabriela. Gabriela. Vic.TO. Ria. Gab. Vic. Ri. To. Ela. Ria. Vic.Toria. Gab. Riela.

Non, non, je deviens dingue. Je cherche des ressemblances, là où il n'en a pas. Calme-toi, Romi, calme-toi.

J'entends presque Victoria elle-même me dire ça...

Elles sont peut-être de la même famille ?

Si Victoria avait une soeur, je le saurai, non ?

Non, en réalité, pas vraiment.

Elle n'a jamais évoqué une quelconque fratrie auprès de moi. Cependant, je me rappelle bien d'une conversation écoutée d'une oreille fine entre Victoria et une collègue. Le sujet principal de leur discussion est un peu vaporeux mais elle a fini par faire mention d'un frère et a ajouté n'avoir qu'un frère. Ni plus, ni moins. Et je n'en sais pas plus ; faut dire que je n'étais pas impliqué dans cet échange. J'étais surtout concentré sur la machine à café qui refusait de fonctionner ! Il était presque quinze heures et ma règle d'or et de ne pas en consommer, passée cette heure. Je n'avais plus qu'une minute pour la faire marcher mais mes talents de mécanicien m'ont lâchement abandonné et l'heure fatidique a sonné ! Bordel... pas de café. Grr. J'enrage presque en repensant à cette foutue anecdote.

Passons, passons, la mach- le frère de Victoria.

Elle ne s’est pas davantage étalée dessus. Puis les deux femmes sont retournées à leur occupation.

Ce n'est pas être sa sœur, comme elle n'en a pas. Une cousine ?

Non, trop improbable. Et puis, pourquoi je persiste à croire qu'elles ont un lien de parenté, en fait ?

La fatigue aura raison de moi, un jour.

Je note malgré tout le nom de Gabriela Christman sur un nouveau post-it et marque en dessous : Célia = fille au t-shirt violet (?). Pour conclure cette session de travail, j'entoure les deux petites mystérieuses.

Demain, si ma foi est présente, je ferai un plan. En attendant, je fourre les photos dans mon sac et me sors tout ça de la tête. Rêve pas Romi, t'allais pas élucider cette affaire seul, au milieu d'une soirée lambda.

La quiche ayant fini d'un peu refroidir, je me sers, mange machinalement et me couche presque instantanément. Et le chat n'a pas fini de tourner. Mais qu'est-ce qu'il course, à la fin ? Comment fait-il pour ne pas tomber de fatigue ou juste passer à autre chose ?

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