L'école de Tricastin

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A la différence de sa jumelle seule dans sa réclusion sacerdotale, la deuxième tour s'entourait d'un petit quartier de cabanes construites par les habitants de Tricastin. Un dédale de ruelles herbeuses rayonnait à partir de l'entrée Sud de la tour.

Au fil des années, les nouveaux s'installaient dans ce qui était devenu le quartier de la Tour. Pour ces familles, une mansarde faite de courants d'air avec un sol de terre s'assimilait à un petit paradis, comparé à l'Hostellerie des jésuites. Appelé aussi dortoir, ancien entrepôt avant la pandémie, le bâtiment de tôles rouillées et de béton proposait des chambres aux nouveaux arrivants. Sur plusieurs niveaux, divisées par des couloirs sombres et rectilignes, un chapelet de portes s'ouvrait sur des cellules toutes identiques. De type monacal, elles n'accueillaient qu'un lit et une table entourée de deux chaises. Seule la présence d'une fenêtre égayait la cellule. Dans ce lieu de bruits et d'odeurs, la promiscuité s'avérait difficile à vivre pour les couples et les familles. Au bout de quelques mois de ce régime, beaucoup décidaient de construire leur abri, le plus souvent aux abords de la tour.

Pour économiser les matéraux, les premières constructions s'étaient appuyées directement sur la tour. Accrochées sur ce rocher de ciment, les coquilles de bois et de métal s'agrippaient dans une succession de murs et de toits montant à l'assaut de la tour. Un rocher à marée basse.

Criards, des martinets se coursaient dans le labyrinthe de ruelles et spiralaient autour de la grande dame. Ils nichaient dans les multiples trous générés par les assemblages imparfaits. Les deux adolescentes traversèrent l'esplanade de graviers où jouaient quelques jeunes enfants. Surveillants, les parents discutaient assis sur des blocs de béton. Le tronc d'un vieux lierre encadrait l'entrée de la tour et disparaissait à l'intérieur. Les filles pénétrèrent dans le cylindre.

Camélia suivit des yeux les lianes de la plante grimpante qui tapissaient toute la façade intérieure sur le côté Sud de la tour et montaient à l'assaut du mur. Plume, à côté d'elle, s'exclama :

- Plusieurs fois, je me suis faite engueulée pour avoir escaladé ce vénérable grimpeur ! Il monte presque jusqu'en haut.

Les feuilles bruissaient d'un bourdonnement sourd. La plante, en cette période de l'année, hébergeait une multitude d'abeilles duveteuses et de bourdons rayés de soleil.

- Et voici notre école, dit Plume désignant l'intérieur de la tour.

Camélia se retourna pour embrasser un paysage miniature, un village en bouteille. Sur le côté nord, un enchevêtrement de murs, de fenêtres, de planchers et plafonds s'était accolé pour coloniser le sol puis s'élever vers la lumière, mauvaise réplique de la plante grimpante.

Des dizaines de pièces irriguées par des passerelles et escaliers se hissaient vers l'ouverture, là haut. Beaucoup de ces alvéoles s'ouvraient sur le centre de la tour qui, restée libre, alimentait en lumière et en air les pièces.

Camélia promena son regard sur l'empilement de pièces ; des enfants et des adolescents circulaient entre les pièces, discutaient, travaillaient. Le murmure de leurs voix se posait sur le bourdonnement des insectes, l'enrichissait d'échos caverneux. Il fallut plusieurs minutes à Camélia pour saisir la construction dans son ensemble. Une tour de Babel cavernicole.

Plume lui expliqua que chaque pièce se dédiait à un apprentissage. Des salles de cours, une bibliothèque mais aussi une cantine, une salle de rééducation pour les handicapés, une salle de muscu, de gym se côtoyaient.

- Certaines pièces ont été construites pour un verdoyant en particulier. Par exemple, une cellule noire a été construite pour l'entraînement des jumelles. Tu la vois là, à droite ? C'est la seule qui est fermée et sans fenêtre. Cyrano a aménagé la cuisine pour développer son don. Cube, lui, a monté sa salle de musculation. Pour les enfants, il a aussi fait construire des manèges qu'il actionne certains soirs. Il adore s'exercer et il adore les enfants.

- Et toi ?

- Tu vois les cordes entre les constructions, les mats qui dépassent ? En fait, la tour entière est mon terrain de jeu. J'aime courir et escalader dans les ruines et les forêts alentours. Mais toi aussi tu pourrais avoir ta propre pièce.

Au lieu de répondre, Camélia montra du doigt le centre de la tour. Une petite maison de bois, comme sortie d'un dessin d'enfant avec sa porte, sa fenêtre et son toit de tuiles troué par le tuyau noir d'un poêle, reposait au centre du cylindre.

- C'est la maison de Mathusalem. Il l'a construite quand il est arrivé à Tricastin. Il nous a raconté qu'il avait fait comme cet animal de la mer... Le Bernard Termite, je crois. Il utilise une coquille vide pour y habiter. Mathusalem aimait bien le grand lierre. Petit à petit, il a transformé la coque vide en école. Depuis, tous les enfants de Tricastin et même certains adultes viennent ici pour apprendre à lire, écrire et compter. Surtout, il aide les verdoyants diminués. Il a toujours une idée pour améliorer leur vie. Par exemple pour l'Insecte, c'est lui qui a eu l'idée du corset.

- Qui est l'Insecte ?

- Un enfant qui est arrivé, il y a quelques mois, avec sa famille. Comme son père, il a une paire supplémentaire de bras. Malheureusement, sa colonne vertébrale est plus grande que la nôtre, du coup elle se déforme en grandissant. Son père est paralysé du bas du corps depuis quelques années. Heureusement, le groupe d'Esther les a trouvés et ramenés. Mathusalem a imaginé un corset et des échasses pour la paire de bras la plus basse et lui a proposé de marcher sur quatre pattes.

- C'est mieux mais il reste handicapé, murmura Camelia.

- Tu sais, le père de l'Insecte avec ses deux paires de bras est de loin notre meilleur fileur de soie. A la magnanerie, il l'appelle l'Araigné et c'est lui le responsable de la fabrication du fil. Et la dernière fois que j'ai vu l'Insecte, il grimpait aussi bien que moi dans toute la tour. Tous, nous avons eu des exercices à la carte, surtout nous, les doués. Toi aussi, il te proposera de t'améliorer. Le seul problème de Mathusalem, c'est qu'il ne peut s'empêcher de nous donner des surnoms.

- Ah, c'est lui le responsable de vos noms pourris ! Il n'a pas intérêt à changer le mien.

- Tout le monde dit ça au début, puis après quelques jours, on est content d'avoir un surnom ; ça veut dire que nous sommes un de ces élèves.

- Je ne comprends pas ! Je croyais que Tricastin était une mission jésuite. Ils ont été d'accord pour lui donner cette tour ?

- C'est plutôt Mathusalem qui a été d'accord pour les laisser s'installer à Tricastin. Il était seul au début. Visitant les environs, à chaque fois qu'il rencontrait des verdoyants, il leur proposait de venir à Tricastin pour être ensemble et s'entraider. Il a aussi recueilli quelques orphelins. Ils étaient une trentaine de résidents quand deux missionnaires jésuites ont débarqué. On ne sait pas trop ce qui s'est passé mais disons qu'ils sont repartis rapidement. Quand on pose la question à Mathusalem, il répond quelque chose comme. « Satanés corbeaux, ils n'ont même pas demandé poliment. »

- Corbeaux ?

- C'est comme ça qu'il les appelle à cause de leur habit noir. Quelques semaines plus tard est arrivée la Générale Lamaison, la cheffe des jésuites, seule. Elle a proposé à Mathusalem de l'aider à faire de Tricastin un village pour les verdoyants. Ils ont passé un accord : les jésuites chercheraient des verdoyants et Mathusalem pourrait continuer à faire ses cours. La deuxième tour, à l'origine un poulailler et une porcherie, fut transformée en église. Et ils élurent domicile dans le bunker que de toute façon personne n'osait habiter.

Elles se dirigèrent vers la bicoque. Personne.

- Attends moi ici, je vais chercher Mathusalem, dit Plume.

- Je peux venir ...

Camelia n'eut pas le temps de finir sa phrase. Ignorant rampes et escaliers, Plume grimpait le dédale vertical constitué de l'empilement chaotique des pièces.

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