Lamaison - Tricastin

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La porte du bureau était entrouverte.

- Générale ?

- Entrez et asseyez vous.

Esther pénétra dans le bureau de la Générale Lamaison, responsable des jésuites. La pièce était à l’image de son occupante : pratique avant tout et teintée d’une touche d’esthétisme. Par exemple, la table de travail aux multiples tiroirs, aux multiples angles droits avait été poncée pour révélait les magnifiques circonvolutions de rose et de vert de son bois de noyer. Plusieurs fois, Esther, attendant que la Générale finisse de lire un rapport, s’était promenée suivant une ligne ou une courbe dans ce paysage. Une vieille carte Michelin de la région occupait tout un pan du mur derrière elle ; son cadre doré avait servi à l’encadrement d’un miroir, objet peu utile dans le Bunker.

Plutôt longiligne, proche de la cinquantaine, la jésuite en chef arborait des cheveux gris ramenés par un chignon sur la nuque. Quelques tâches de rousseurs atténuaient la froideur de son regard bleu-gris qu’elle braquait sans ciller sur son interlocuteur. Elle ne cachait jamais ses deux bras brûlés. Esther la suspectait d’en jouer lors de certaines rencontres. Tout le monde connaissait son histoire : elle avait sauvé de l’incendie son enfant qui dormait dans son berceau. Ses deux mains, marbrées par le feu, dépassaient de sa bure et claironnaient “ Vous ne me ferez jamais reculer ”.

- Asseyez vous, Esther. Nous devons discuter de la visite de demain. Je pense que le Pape ne vient pas que pour se dégourdir les jambes. Avant, parlez moi de votre expédition.

- Nous allions rentrer bredouille quand un miracle s’est produit à Privas. Après avoir eu la grâce de prier face à la vierge Marie et son fils Jésus dans l’église en ruines, notre prière a été entendue. Nous avons trouvé une verdoyante douée. En fuite, chassée par les soldats de l’Archevêque de Lyon, elle nous a suivis. Si vous voulez, je peux aller la chercher.

- Je la verrai plus tard. Ca n’a pas été trop dur de faire cette expédition suite à la mort de ce verdoyant, le frère de Plume ?

- Christian, c’était son nom ...

Esther dut s'arrêter, la gorge nouée par l’émotion. Lamaison attendit. Esther continua.

- Je pense avoir été une bonne cheffe de groupe.

- Esther, nous sommes très peu à être femme et jésuite. Nous ne sommes que deux à Tricastin. Même si je ne montre pas souvent mes émotions, je ne considère pas ça comme une faiblesse. Comment vous sentez-vous ?

- Les premiers jours ont été très durs. J’avais l’impression que Christian me surveillait. Plusieurs fois, je me suis retournée pour lui demander son avis. Je manquais d’assurance. Je m’excuse, je n’ai pas osé partir dans une région inconnue. Je ne voulais pas que ça recommence, surtout que Plume était là.

- Ce n’est pas de votre faute. J’ai lu votre rapport, il ne vous a pas écoutée.

- C’est de ma faute, je lui ai laissé trop de liberté. Je m’appuyais trop sur lui ! Mais c’est fini maintenant, tout le monde m’écoute. Sauf Plume. Je l’ai surprise plusieurs fois à me regarder, à me juger. Elle a les mêmes yeux que son frère. Elle sait que je suis responsable.

Esther baissa la tête avant de dire :

- Générale, je ne veux plus qu’elle parte en expédition dans mon groupe !

- Elle ne vous juge pas ; elle essaie de comprendre. A son âge, on aime ou on hait. Souvent, la frontière entre les deux est vite traversée ! Laissez moi vous poser une question.

Lamaison attendit qu’Esther se redressa sur sa chaise.

- Pensez vous que Plume soit mieux avec vous en expédition ou à rester ici à Tricastin ?

Esther ne put s’empêcher de replonger dans les méandres de la table pour quelques secondes et de refaire le voyage. Les premiers jours, Plume n’avait prononcé que quelques mots et seulement avec Cube. Mutique, elle répondait aux autres par des oscillations de la tête. Progressivement, elle avait commencé à parler avec les jumelles puis à insulter Cyrano. Esther se mit à sourire, se rappelant la fois où l’adolescente avait mis un hérisson à la place de la brosse à cheveux de Cyrano. Perchée au dessus du dernier né, elle avait attendu qu’il explose de colère pour ricaner et se balader dans les branches, la brosse à la main, mimant le brossage tout en préciosité du verdoyant. Finalement, c’était avec Cyrano que Plume échangeait le plus. L’adolescente était passée du stade « je n’ai rien à vous dire », au stade, “je vous emmerde tous”.

- Elle est mieux avec le groupe. Elle peut rester.

La Générale se recula dans son siège.

- Pendant votre absence, le Saint Père m’a fait parvenir un courrier m’expliquant son intérêt pour notre mission et son désir de la connaître. Demain, le Pape et ses évêques visiteront Tricastin puis il y aura la réunion : le conseil général.

- C’est une excellente nouvelle. Quand il aura vu votre travail, je suis sûre qu’il nous donnera les moyens que nous réclamons depuis des années. Peut-être même qu’il sera d’accord pour créer de nouvelles missions ! dit Esther.

- J’aimerais être aussi optimiste que vous, ma sœur, cependant certains jésuites d’Avignon m’ont rapporté des bruits de couloirs. L’Archevêque de Lyon, très écouté du pape et en charge des Chevaliers de la Croix, demanderait la création d’une armée pour défendre les frontières de la papauté contre ce qu’il appelle “les agressions répétées des moisis.” Monseigneur Sepulved n’est pas un jésuite, il ne partage pas notre vision sur le futur des verdoyants. Cette armée, s’il en a la charge, pourrait repousser et chasser les derniers nés et contrecarrer notre mission d’évangélisation.

- Le pape vous écoute aussi. Je suis sûre que demain après sa visite, vous pourrez intervenir en notre faveur, ma Générale.

- Peut être, nous verrons.

- Pourquoi en discuter avec moi ? Je ne suis en charge que du groupe des doués.

- Je vous veux à mes côtés, demain, lors du conseil général. Vous êtes la mieux placée pour parler des verdoyants sauvages et de leur évangélisation. Et puis vous êtes très écoutée dans la communauté des verdoyants de Tricastin. Beaucoup sont des verdoyants que vous avez ramenés. Après le départ du Pape, vous organiserez une réunion d’information après la messe.

- Mais je ne peux pas participer au conseil. Seuls les évêques et archevêques, vous, en tant que responsable des jésuites et quelques membres de la curie peuvent participer.

- Je ne suis plus toute jeune et je dois penser à ma succession.

- Vous êtes en pleine forme et …

Esther fut arrêtée par le levée de main de la Générale.

- Je me dois d’anticiper tout problème. Suite à ma demande, le Pape a accepté la réinstauration des anciens échelons hiérarchiques de l’ordre des jésuites. Vous êtes la nouvelle ministre en charge de l’évangélisation. En tant que telle, vous serez présente à la réunion de demain.

- Mais je suis trop jeune et je ne connais rien aux affaires politiques.

- Vous avez presque trente ans, c’est la force de l’âge depuis la vague.

- Le Vicaire Général ou le Secrétaire de la Compagnie sont beaucoup plus expérimentés que moi.

- Ce sont des bureaucrates, trop versés dans l’art du compromis, dans la politique. Et ils ne connaissent pas les verdoyants aussi bien que vous. J’ai besoin de sang neuf, d’une vision neuve, non viciée par la politique. De toute façon, ma décision est prise.

- J’espère ne pas vous décevoir.

- Je vous laisse rejoindre votre cellule, vous devez être fatiguée.

Esther se releva pour partir, passant une dernière fois la paume de sa main sur les rides de croissance du bois.

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