La réunion d'information - Avant le départ

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Depuis les premières églises, les architectes suivaient un code tacite. Les édifices chrétiens laissaient apparaître une forme de croix dans leur construction, le plus souvent par le croisement de la nef avec le transept. La tour église toute en cercles était loin du symbole chrétien. La tour n’avait pas été choisie pour sa similitude avec un clocher, auquel il manquerait sa nef. Quoi de mieux qu’une tour plus haute que toutes les cathédrales pour claironner sur des kilomètres qu’ici s’entend la seule parole valable, celle de Dieu ?

La fameuse croix se percevait en creux. Elle se dessinait en deux couloirs. Devant l'autel, le premier séparait les bancs des verdoyants de l'espace dédié aux jésuites sièges des jésuites. Le deuxième couloir, perpendiculaire, séparait les bancs des derniers nés. Les frères de la Compagnie de Jésus acceptaient les verdoyants dans leur église, à condition qu’ils restent sur leurs bancs.

Sur l'esplanade, les deux cloches battaient l'air sur leur trépied de bois. Habituellement, le son syncopé appelait les croyants pour la messe. Au lendemain du concile, tout Tricastin savait qu'aujourd'hui les cloches annonçaient la réunion d'information. Flanqué de Lem, même Mathusalem, qui n’avait pas mis les pieds dans cette construction depuis sa sacralisation, s’était assis dans les derniers rangs. Surpris par sa présence, tous les verdoyants venaient saluer le fondateur de Tricastin. Chacun y allait d’un serrement de main ou d’une bise légère, avant de repartir bruis. Agglutinés en petits groupes, les verdoyants bruissaient sur la visite du Saint Père. Il restait encore les bouquetsde fleur s des champs qui, déjà, courbaient la tête.

Les jésuites, toujours prêts à montrer leur savoir faire, commencèrent par faire une messe. A part Lamaison qui compulsait ses notes, tous les officiers jésuites participaient au rituel. La chorale réchauffa le déroulement stéréotypé du rituel religieux de quelques psaumes qui glissaient sur les murs ronds pour fuir vers le ciel bleu. La fin de la messe se termina par l’eucharistie. Tolérants, les religieux laissaient les verdoyants manger l’hostie consacrée, il suffisait juste d'attendre que tous les jésuites aient communié.

Une fois la messe finie, Lamaison s’approcha de l’autel. Impeccable, dans sa tenue noire amidonnée, le chignon haut, elle éparpilla ses feuilles de notes devant elle. Empoignant l'autel de ses mains brûlées, la Générale commença à parler.

- Pour commencer, je voulais tous vous remercier pour l’accueil que vous avez réservé à notre Sainteté le Pape Jean Paul III. Il n’a eu que des louanges sur l'organisation de notre village. L’étoffe de soie que vous lui avez offerte a été très appréciée.

Elle se pencha une première fois sur ses notes avant de reprendre.

- Maintenant, j’aimerais vous donner un compte rendu de la réunion d'hier. Le Pape nous a enfin entendus ! Nous avons abordé la place des verdoyants dans la société. Ceux d'entre vous qui sont en contact avec les premiers nés, savent que les relations sont parfois difficiles. Vous faites face à beaucoup d'interdits. En dehors de Tricastin, vous ne pouvez pas entrer dans une église pour les premiers nés. Aucune autre règle n'existe officiellement et pourtant, les premiers nés ne vous laissent pas faire certains métiers ou vendre certains produits. L’ordre des Chevaliers de la Croix de son propre chef a édicté de nouvelles règles que la curie n’a pourtant jamais validées . Nous, les jésuites, nous ne vous considérons pas comme impurs. Nous pensons que les Chevaliers de la Croix n’ont aucun droit de légiférer à la place du Pape. C’est donc une bonne chose si le Saint Père nous a demandé de statuer sur votre place dans la société. Il a posé la seule question qui vaille. Êtes-vous les égaux des premiers nés ?

Un lourd silence puis des murmures se répandirent dans les rangées.

- N’ayez pas peur ! Avant de continuer j'aimerais faire un sondage rapide. Que ceux qui se sentent différents lèvent la main.

Quelques bras se levèrent, d'abord timidement, puis plus franchement. Plume, sa main levée, fut surprise de voir qu'elle n'était pas la seule à se sentir différente. Le responsable de la sériciculture, un des verdoyants le plus connu, se leva.

- Ma Générale, nous sommes de bons chrétiens, nous allons à la messe, nous nous confessons. Mais, au fond de nous, nous savons que nous sommes différents. Dieu a puni nos pères et nos mères qui ont péché et nous acceptons d'en subir les conséquences. Nous savons que le jour de notre absolution, la couleur verte disparaîtra.

- Qui pense avoir une âme identique à celle des premiers nés ?

Personne ne leva le bras. On entendit alors le bruit d’une canne frappant le bois, tous se retournèrent. Debout, Mathusalem tapait le banc devant lui.

- Vous n'avez pas honte ! Ne vous ai-je donc rien appris ?

Il continua de parler tout en marchant vers l'autel. Tous les verdoyants le regardaient passer !

- Et vous les corbeaux, ça ne vous suffit pas d'en faire des catholiques ? Vous voulez en faire des moutons ? A coup de prêches, vous leurs avez rempli la tête de vos idées tordues de purs et d'impurs.

Il se planta devant l'autel, regarda la Générale puis se retourna vers les verdoyants. Les deux personnes les plus respectées de Tricastin étaient devant eux.

- Laissez moi vous faire un petit cours d'Histoire que Madame Lamaison conait mais se garde bien de vous raconter. Ce débat, de juger si certains hommes ont une âme ou pas, a eu lieu il y a plusieurs siècles. Avant de vous la narrer, je vais vous poser une question. Levez la main ceux qui pensent que j'ai une âme et une âme d'aussi bonne facture que celle de ces tonsurés derrière moi !

Certains rigolaient ouvertement tant c'était une évidence. Les plus réfléchis hésitèrent ; Mathusalem avait une âme meilleure que celle de nombreux jésuites. Au final, tous les derniers nés levèrent la main.

- Et pourtant, il y a quelques siècles, ma couleur de peau, m'aurait valu de ne pas avoir d'âme. Etre noir, un nègre disaient les blancs, m'aurait valu d'être un esclave. Le Pape de l'époque voyait dans les africains des sauvages sans âme. Il donna l'autorisation aux pays catholiques d'asservir tout être humain dont la peau était foncée. Comme aujourd'hui, beaucoup disaient que Dieu, dans son infinie bonté, avait bien fait les choses. Pour distinguer les meilleurs, il suffisait de regarder la couleur de leur peau. Qu’arriva t il ? Ils furent les esclaves des blancs. Après plusieurs siècles, la machination et la découverte de la vapeur limitèrent le besoin en forces humaines. Alors les blancs rattrapés par leur conscience, décidèrent que les noirs avaient une âme.

Il s'avança de quelques pas vers les premiers rangs.

- Aujourd'hui, l'histoire se répète. Les soi-disant premiers nés ont besoin de vous, pas pour gouverner. Ils ont besoin de main d'oeuvre car il n'y a plus d'énergie.

Mathusalem se tourna vers Lamaison. Il la montrait de sa canne

- Ne vous laissez pas endoctriner par ces gens qui, sous prétexte de vous civiliser, vous les sauvages, veulent vous asservir. Si vous commencez par accepter votre sort alors ils ont gagné. Vous serez des esclaves volontaires. Nous avons tous une âme, et la qualité de celle-ci ne dépend pas de la couleur de notre peau. Qu'elle soit noire comme la mienne ou verte, quand le soleil, se couche comme la vôtre, nous sommes tous des humains, d'égale valeur.

Mathusalem se retourna vers les verdoyants et leva le bras.

- Que ceux qui sont humains, lèvent la main !

Les rires s'étaient tus. Beaucoup hésitaient. Lever la main , c'était aller à l'encontre de la Générale !

Tout à coup les mains se levèrent de plus en plus nombreuses. Mathusalem se tourna vers Lamaison ; elle levait la main. La jésuite avait été la première.

- Ça vous surprend ? Tous les catholiques ne sont pas du même avis. Déjà, il y a quelques siècles, beaucoup de chrétiens étaient contre l'esclavage, dit Lamaison.

D'un geste, elle demanda d'apporter une chaise et indiqua au vieil homme appuyé sur sa canne de venir s'asseoir à côté d'elle. Elle reprit.

- Pour nous les jésuites, votre âme est identique à celle des premiers nés mais certains prélats ne sont pas du même avis. Pour le Pape, il y a deux possibilités. La vague verte serait d'origine naturelle. Un virus serait responsables des milliards de morts et la couleur verte serait la cicatrice laissée par la maladie, rien de plus. Ou alors, les savants de l'époque, par manipulation génétique auraient perverti l'ADN. Cette perversion de la création divine, Dieu l’aurait punie d’un deuxième déluge. Seuls, les justes, les immaculés auraient survécus. Le sceau vert serait la marque de leur impureté.

- C'est stupide ! Dieu, s'il existe, n'a que faire de nos misérables existences. Une condamnation divine , c'est pratique !Si vous voulez faire rentrer les moutons dans la bergerie, essayez d'abord avec une dose d'amour et convoquez Jésus. Ils ne rentrent pas assez vite dans l'étable ! Prenez le baton avec la colère divine du père, le vieux barbu misanthrope. Et je présume que si c'est une manipulation génétique, les derniers nés seront considérés impurs et asservis ? dit Mathusalem regardant la jésuite.

- Je retransmets les propos du Pape. Nous avons trois mois, jusqu'au prochain concile, pour prouver que la vague verte n'est pas le résultat d'une expérience scientifique.

- De mieux en mieux, il n'a qu'à le prouver que les verdoyants sont le résultat d'une expérience. On les accuse de quelque chose dont ils ne sont pas responsables !

La Générale haussant le ton pour être sûre d'être bien comprise par toute l'assemblée.

- Le groupe d’Esther va aller à Paris, siège de l'épidémie, pour trouver la vérité sur la vague.

Le brouhaha reprit de plus belle. Elle ajouta à l'attention de Mathusalem :

- Je n'ai pas eu le choix, il fallait gagner du temps sinon, dès hier, le Pape aurait pris la décision d'asservir les verdoyants. S'il décrète que les verdoyants ne sont pas nos égaux, qu’arrivera-t-il ? Tricastin disparaîtra. De toute façon, le Pape est piégé. Dire que les verdoyants sont comme nous, est trop dangereux. Beaucoup de prélats suivent les idées de Sepulved. S'il ne veut pas descendre de son trône, le Pape doit ménager son Archevêque. Si vous ne voulez pas d'une guerre de religion, nous devons enquêter !

- Quand je disais que l'histoire se répète, on envisage une croisade.

Lamaison posa sa main sur son avant-bras, soucieuse.

- J'ai besoin de vos connaissances. Certains parlent d’un sage, parfois d'un prophète. Il saurait ce qui s’est passé. Certains disent qu'il habite dans une tour construite de livres.

- Générale, nous savons tous les deux que ce ne sont que des fables. Personne à Tricastin n’a rencontré cet ermite savant. J'ai beaucoup voyagé et je n’ai jamais rencontré de personne l’ayant croisé personnellement. Vous ne pouvez pas envoyer cette expédition sur de simples rumeurs. Plus de cent ans après la catastrophe. Il ne reste plus rien à Paris.

- Les histoires pour enfants ont souvent un fond de réalité. Pourquoi pas un sage ?

- A Paris . La ville n’est plus qu’un cloaque que les régressifs hantent. Certains pourraient ne pas revenir. Ne faites pas ça !

- Je pensais pouvoir les éloigner quelques jours pour donner le change avant de leur dire de rentrer, mais ce serpent de Sepulved a proposé d’intégrer Dominique dans le groupe. Mon fils est devenu l'espion de l'archevêque. Je suis coincé. Si je les préviens par pigeon de revenir, Dominique le dira et le Pape, à la prochaine réunion sanctionnera non seulement les verdoyants mais aussi les jésuites. Tricastin tomberait sous la juridiction de Sepulved et de ses mercenaires.

- C’est de la folie !

- Esther ne prendra pas de risques inconsidérés.

- Je ne les ai pas préparés pour ce type d'expédition, dit Mathusalem.

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