La course à cheval - L’ordalie

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Proches du stade, les écuries se situaient derrière l'ancienne piscine. Leurs chevaux préparés, les verdoyants, rênes en main, marchaient vers le stade .

Esther ne s'était pas montrée. Pour Plume, cette pimbêche de jésuite ne voulait pas la croiser, ce qui était parfait. L'adolescente n'avait pas envie de l'entendre faire la morale.

Autour d'eux, des familles, des moines, des nonnes confluaient vers le stade. Verdoyants et immaculés épiaient le groupe de Tricastin. Entre l'annonce et l'ordalie, peu de temps s'était écoulé mais l'affiche alléchante, un match entre premiers et derniers nés avec une peine de mort en jeu, avait attiré du monde. Tout Lyon se pressait vers l'arène des jeux.

Passant par la porte nord, les verdoyants arrivèrent directement sur la piste d'équitation en terre battue. La zone de départ se situait un peu plus loin, le long de la tribune centrale occupée par Sepulved et ses invités.

Plume réprima un cri. Au bout d'un mât, penchée au dessus de la piste, pendait une cage en fer forgé. Pareil à un oiseau, Camélia les regarda arriver puis passer sous elle pour rejoindre l'aire de départ. Toujours peinte de rouge, elle s'était recroquevillée au fond du clapier. Plume essaya de sourire. Cube essaya un signe de la main mais la verdoyante continua de les regarder, le visage figé. Troubadour voulut lui donner sa gourde mais il fut arrêté par les deux lances des soldats qui gardaient l'adolescente.

Les tribunes pouvaient accueillir plusieurs dizaines de milliers de personnes. Pour l'ordalie, il était à moitié plein, ce qui témoignait de la forte population de la ville. Plume n'avait jamais vu autant de gens réunis dans un même lieu. Même Troubadour, habitué à la foule d'Avignon, semblait surpris.

Hier, Sepulved avait médiatisé l’événement dans tous les quartiers de Lyon. Plume avait entendu un des crieurs verdoyants. Se promenant avec Cube dans le quartier du bord du Rhône, la veille au soir, ils avaient vu arriver sur une plateforme à roulettes, un crieur cul de jatte. Il utilisa son tambour pour dans un roulement de baguettes attirer les habitants puis il utilisa un cône métallique pour déclamer :

- Demain au stade-cathédrale , l'Archevêque de Lyon vous invite à assister à une ordalie pour juger du crime d'une verdoyante. Les champions de l'offensé, l’Évêque de Nîmes, seront les soldats de Monseigneur Sepulved, tous des immaculés. Les défendeurs de l'accusée seront des derniers nés de la Mission jésuite de Tricastin. Que justice soit faite ! Gloire à Dieu ! Gloire à notre Seigneur !

Les spectateurs se massaient dans le bas des gradins. Plus haut, les marches accueillaient les preneurs de paris et les marchands de saucisses et côtelettes cuites sur des braseros. Sepulved les tolérait si les premiers se cachaient et les seconds s'éloignaient suffisamment, pour ne pas incommoder de leurs fumées grasses les dignitaires présents dans la loge de l’Archevêque. Comme lors d’une procession, Plume voyait quelques personnes monter les escaliers. Le plus souvent, elles disparaissaient derrière un mur de béton pour miser quelques pièces puis réapparaissaient pour marquer un arrêt, devant un des stands, avant de redescendre avec un morceau de viande qui ruisselait de gras au milieu de deux tranches de pain grillé.

Après la bénédiction des champions et de leurs chevaux, les compétiteurs furent invités à un buffet apprêté au milieu du stade. Au milieu des soldats, Plume comprit que les verdoyants n'étaient pas les bienvenus. Essayant d'accéder à la table, elle reçut quelques coups de coudes et d'épaules qui n'étaient pas le résultat d'une quelconque maladresse. Elle finit par se ranger à la droite de Cube ; Cyrano occupait déjà le côté gauche. En tee shirt échancré, muscles apparents, aucun soldat n'osa pénétrer dans l'intimité du verdoyant, espace circulaire défini par l'envergure de ses bras. L'adolescente, à l'abri dans cette bulle, accéda au buffet sans aucun autre frottement.

Une fois les tranches de pains chargées en ragoût de mouton et patates, ils s'éloignèrent de l'attroupement pour s’asseoir dans l'herbe. Venant des tribunes, Troubadour les rejoignit, deux brochettes de saucisses à la main. Il avait dû en profiter pour parier. Sa queue balayant l'air, Jean Paul suivait, un os dans la gueule.

- Attendez ! dit Cyrano. Passez moi vos tartines !

Chaque plat fut consciencieusement reniflé avant d'être rendu à son propriétaire.

Au bout de quelques minutes, Cube se leva à nouveau.

- Vous voulez autre chose ?

- Tu peux ramener un morceau de viande pour Jean Paul ?

Plume n'avait pas faim, elle était trop anxieuse pour la course. Elle n'était pas la seule ; Cyrano s'arrêta de manger après quelques bouchées avalées difficilement.

A droite de Sepulved, Esther les observait de la loge des prélats. Elle fut heureuse de les voir se regrouper, reformant ce cercle qui, lors des bivouacs, se formait autour du feu. Malgré leurs différences de caractères, ils appartenaient au même groupe. Puis elle chercha Dominique du regard. "Comment un fils pouvait-il être aussi différent de sa mère ?" Esther connaissait bien Lamaison. Sous son caractère froid, elle cachait beaucoup de bienveillance. Son fils était plus froid, plus dur que le marbre. Elle le trouva au bord de la piste avec les autres Chevaliers de la Croix. Représentants sur terre de la justice divine, ils seraient les arbitres du tournoi. Regardant le novice aller vers les verdoyants de sa démarche énergique, elle leur trouva finalement un trait de caractère commun : la fermeté.

Dominique se planta devant le groupe.

- J’ai quelques précisions à vous donner avant la course. Vous ne partirez pas en ligne, vous partirez lancés. Attention ! Si vous franchissez la ligne avant la cloche de départ, vous devrez revenir en arrière pour reprendre le départ. Comme vous pouvez le voir le parcours présente des obstacles, des fossés et quelques virages en épingles. Une partie du tracé passe à l’extérieur du stade. L'arrivée est jugée devant la tribune des dignitaires devant Monseigneur Sepulved, au niveau du drapeau que vous voyez là bas ! Une dernière chose : l’arrivée ne peut être validée que si le cavalier franchit la ligne sur son cheval. Les chutes étant nombreuses, les chevaux franchissent parfois la ligne sans leur cavalier.

La cloche retentit une première fois ; il ne restait plus que quinze minutes avant le départ. Plume, suivie de ses compagnons, se dirigea vers leurs chevaux pour les derniers préparatifs. Dans les gradins, chacun regagna sa place. Le reste du groupe s'était installé en bas des marches près d'un escalier descendant vers le terrain. En selle, Plume commença par faire marcher son cheval. A chacun de ses passages, les deux jumelles lui faisaient signe de la main.

Nouveau coup de cloche, cinq minutes avant la course, Plume commença à alterner le trot et le galop.

Entourée de barrières, l'aire de départ permettait difficilement à la trentaine de cavaliers de se préparer. Plume dut, encore une fois, éviter un militaire sur son destrier qui lui fonça dessus. A chaque fois, content de sa petite victoire, le soldat ponctuait l'assaut, au mieux d'un ricanement, parfois d'un crachat. Malgré son envie d’en découdre, Coco, sa jument, n'avait pas la stature des grands étalons montés par les militaires. Plume l'avait choisie pour sa robe, une constellation de taches marron sur un blanc crème. Rapidement, elle avait aimé cette jument qui, derrière un caractère apparemment paisible, ne rechignait jamais à prendre un chemin exposé ou à traverser une rivière à la nage. Si la verdoyante l’avait voulu, sa jument n'aurait pas hésité à charger ces pur-sangs.

Cube, sur Aubergine, n’était pas inquiété. Le destrier du verdoyant, à défaut d'être le plus grand, était le plus large. Cube contenait l'étalon, fougueux et colérique, qui ne voyait dans les autres chevaux que des ennemis. Après avoir évité un énième cavalier, Plume décida de rejoindre Troubadour. Le verdoyant utilisait son chien pour prévenir toute agression. Le bâtard obéissait à des coups de sifflets, dans les ultrasons, qu'il était le seul à entendre. Aux ordres, il zigzaguait de droite à gauche pour éloigner tout concurrent un peu trop familier. Plume se rangea aux côtés de Troubadour et profita du travail effectué par le cabot.

Impeccable, Cyrano les croisa sur son cheval d’un auburn lustré. Ça l’embêtait de se l’avouer mais Plume admirait la maîtrise du verdoyant. Centaure, il faisait corps avec son cheval. La fusion parfaite des deux corps ne permettait pas de voir qui, de l'homme ou du cheval, commandait la marche de cette chimère vivante. Les soldats avaient abandonné leurs piètres attaques car la créature évitait leurs escarmouches avec une facilité humiliante.

La cloche tinta encore une fois.

- Il vous reste une minute.

L’arbitre parla dans une espèce de bâton relié par une corde à une boite, tandis qu’un serviteur actionnait une roue. La voix était légèrement déformée mais elle s'entendait beaucoup mieux. Elle couvrait aisément le brouhaha qui régnait sur l'aire de départ.

Plusieurs stratégies s'observaient. Les précautionneux, juste derrière la ligne attendaient le départ. Les meilleurs, une dizaine de mètres en retrait, partiraient au galop dans les dernières secondes. Cube et Cyrano choisirent ce type de départ. Une minorité décrivait de grands ronds, franchissant à chaque révolution la ligne. Cette tactique très risquée permettait, si la synchronisation était bonne, de passer avec la vitesse la plus rapide. Troubadour, joueur, l'avait choisie. Plume aussi, mais parce qu'elle était incapable d'attendre le départ sans rien faire.

Dans les dernières secondes, la vague de silence couvrit peu à peu tout le stade.

-Dix secondes !

Plume ne sut que faire : accélérer ou ralentir ?

- Cinq !

Plume passa au galop.

- Deux, un ...

La cloche retentit à plusieurs reprises. Avec quelques secondes de retard, Plume franchit la ligne parmi les derniers . Heureusement, déjà au galop allongé, elle doubla rapidement quelques soldats qui avaient choisi de partir à l’arrêt. Les trois autres verdoyants la devançaient. Cyrano avait effectué un départ canon et se retrouva rapidement en première position dès la première haie franchie. Cube n’était pas loin et arriva sur le premier obstacle. Avec Aubergine, ils sautèrent ou plutôt ils traversèrent le cordon formé de buissons secs. Le style présenté par le couple paraissait rustre mais semblait efficace. L'étalon ne ralentissait pas sur l'obstacle. Derrière eux, un cavalier eut moins de chance et panacha violemment derrière la haie.

- Un de moins, dit Plume pour s'encourager.

Au premier obstacle, elle dut ralentir pour permettre à sa petite jument de franchir la difficulté. Ses poursuivants en profitèrent pour la doubler. Le premier fossé arrivait déjà. Elle accéléra la cadence. Ce fut limite. Les antérieurs atterrirent au début du replat. Coco fatiguait déjà et Plume perdait du terrain. Elle ne finirait jamais dans les dix premiers. Un cheval la dépassa. Sans cavalier, il allait plus vite. Sans ralentir l'allure, elle sauta de la selle puis, allongeant ses foulées, passa devant le cheval au galop pour reprendre les rennes. Sans sa maîtresse sur le dos, le cheval put accélérer pour revenir sur deux cavaliers devant elle.

Le premier virage se faisait à la sortie ouest du stade. En tandem, la fille et la jument doublèrent par l'intérieur les deux cavaliers. Abasourdis, ils virent d’abord Plume, puis la jument tenue par les rennes. C’était toujours trop lent. Elle passa sur le côté de la jument et dessangla la selle. Elle harangua Coco pour ne pas qu'elle ralentisse et jeta la selle dans le fossé. Coco continua au galop mais il ne fallut qu'une poignée de secondes à la verdoyante pour rejoindre son cheval. Elle eut juste le temps de reprendre les rênes et la deuxième haie fut sautée. Elles accélérèrent.

Elle aperçut Cyrano, cape au vent, qui menait la course, intouchable. Plus loin, toujours dans les dix premiers, Cube et son cheval continuaient leur démonstration d’efficacité brute. Les haies n'étaient pas sautées mais déchirées par Aubergine qui ne ralentissait toujours pas sur ces obstacles. Arrosée de quelques éclaboussures, le franchissement de la rivière ne fut qu'une formalité. Sans selle et sans cavalier, Coco était plus agile et le tandem remonta facilement dans la succession de virages en épingles. Elles allaient faire la jonction avec l'arrière du peloton dans lequel se trouvait Troubadour.

Il l'avait vue revenir vers lui mais les soldats du peloton aussi. Plume arriva sur les sabots des derniers du peloton. Les derniers du groupe décrochèrent de quelques mètres pour zigzaguer et l’empêcher de passer. Alors elle changea de tactique. D'un bond, elle se plaça sur le côté de sa jument pour se protéger des sabots. Une fois son cheval à mi-hauteur de son adversaire, elle ré-accéléra pour revenir devant sa jument. Elle répéta encore une fois l'opération et se retrouva à côté de Troubadour.

Ils venaient de passer le dernier virage pour pénétrer dans le stade. Tous les spectateurs étaient debout pour voir l’arrivée, encourageant les cavaliers. Les soldats devant Plume s'adaptèrent à sa nouvelle stratégie. Ils formèrent une ligne, un rempart de cavaliers. Déjà, elle voyait, au bout de la grande courbe, l'arrivée. Si elle les doublait, elle pouvait finir dans les dix premiers. C’est à ce moment là que Troubadour cria.

- Écarte toi un peu de moi et tiens fermement ton cheval ! A mon signal, tu doubles tout le monde !

- Quel signal ?

Il lui fit un clin d’œil. La dernière haie arrivait déjà.

Obéissante, elle s'était éloignée. Juste au moment où la ligne de cavaliers, devant elle, allait sauter. Un hurlement de loup jaillit de la gorge de Troubadour. Elle ne put retenir un frisson. Proies de choix pour Canis lupus, les équidés s'affolèrent. Réflexe atavique inscrit dans leurs gènes. Plusieurs chevaux refusèrent l’obstacle. D'autres désertèrent la piste pour fuir le loup qui les talonnait. Plusieurs chevaux se retrouvèrent sans cavalier. Coco fit un écart mais, tenue par les rênes, la jument fut maîtrisée. La dernière haie était franchie ; elle était dans les dix premiers.

Dans la dernière ligne droite, elle maintint sa petite avance sur les quelques rescapés qui la talonnaient. Dans les derniers mètres, elle repassa sur le côté de son cheval et bondit sur son dos pour passer la ligne.

Elle avait réussi. Grâce à elle, un soldat serait éliminé. Toujours en selle, Cube l'attendait derrière la ligne. Troubadour n’avait pu contrôler son cheval qui avait cabré devant la haie. Cyrano, déjà descendu de selle, racontait déjà ses exploits au reste du groupe venu les accueillir.

En bordure de piste, Dominique et les Chevaliers de l’Ordre se réunirent pour discuter des différentes réclamations déposées par les soldats. Avait-on le droit de courir à côté de son cheval ? Pouvait-on enlever la selle en cours de course ? Et surtout, avait-on le droit d’imiter le hurlement du loup pour effrayer les adversaires ? Rapidement, les réclamations furent rejetées. Le règlement était clair : tout était permis, sauf de frapper l’adversaire. Ce que Plume et Troubadour n’avaient pas fait.

Le sergent Bonnefoi qui avait participé avait fini juste devant Cube. Il discutait avec les autres militaires finalistes. Du petit rassemblement, de temps en temps, une tête se relevait et se tournait vers les verdoyants, probablement vers Cube. Plume se demandait si le sergent racontait sa première rencontre à Privas.

Dans moins d'une heure, ce serait la deuxième épreuve. Plume sourit. Cube tirait très bien à l'arc.

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