Fin tome 1
Dix jours s’étaient écoulés depuis leur arrivée à Vancouver, et l’appartement baigné de lumière, au troisième étage d’un immeuble ancien en briques rouges, avait doucement pris l’allure d’un foyer. Le parquet blond brillait légèrement sous le soleil d’après-midi, filtré par les rideaux légers qui dansaient au rythme d’une brise fraîche venue du parc voisin. Une douce odeur de thé à la menthe flottait dans l’air, mêlée à celle, plus discrète, du lait chaud que Manon venait de terminer.
Le petit appartement n’était pas grand, mais chaque détail témoignait des efforts de Ravi et d’Elina pour créer un cocon à leur image : des photos encadrées sur une étagère — des paysages canadiens, quelques clichés de Manon qui riait aux éclats —, un tapis douillet, un plaid tricoté posé sur le canapé, et des jouets colorés éparpillés près du berceau.
Sur la table basse, le téléphone d’Elina reposait, posé à côté d’un carnet où elle griffonnait régulièrement des pensées, des rappels et des idées pour leur futur.
Elle prit le téléphone, saisit le code, et appela Capucine.
La voix de son amie, à l’autre bout du fil, fut un baume.
« Elina, ça fait dix jours, tu n’as toujours pas donné de nouvelles. Luka est complètement perdu. Il t’a appelée plusieurs fois, il ne sait plus quoi penser… »
Elina inspira profondément, sentant un mélange de fatigue et de soulagement. Elle savait que Capucine était son lien avec le monde qu’elle avait quitté — un monde où Luka attendait, blessé, en colère.
« Je suis désolée, » murmura-t-elle, la voix tremblante. « Mais je ne peux pas lui parler. Pas maintenant. »
Le silence s’installa, ponctué par les pleurs légers de Manon, qui venait d’être réveillée par le téléphone.
Capucine répondit doucement : « Il est mortifié. Il ne sait plus quoi croire. Mais… il espère que tu reviendras. »
Un sourire amer se dessina sur les lèvres d’Elina.
« Ça n’a plus d’importance, Capucine. Je suis ici maintenant. J’ai enfin l’impression de respirer, de vivre… »
Capucine soupira, puis changea de ton.
« Damien et moi, on passe te voir bientôt. Deux mois, pas plus. Tu me diras quand tu seras prête. »
« Je te tiendrai au courant, » promit Elina.
Elles raccrochèrent.
Elina posa le téléphone, les yeux sur Manon qui, désormais éveillée, observait le plafond avec curiosité.
Ravi entra dans la pièce, souriant.
« Prête pour la promenade ? »
Elle acquiesça. Ils sortirent ensemble, main dans la main, prêts à savourer ce calme retrouvé.
Le soleil déclinait doucement, teintant le ciel d’un orange pastel. L’air était frais, mais doux, chargé d’une légère odeur de sapin mêlée à celle, plus lointaine, de l’océan. Ravi tenait Manon dans ses bras, enveloppée dans une couverture légère, son petit visage paisible, presque endormi.
Elina marchait à côté, ses pas calmes sur le trottoir bordé d’érables et de cerisiers en fleurs. Le bruit lointain des voitures et des rires d’enfants au parc voisin s’entremêlait avec le chant des oiseaux rentrant chez eux.
Ils s’arrêtèrent près d’un petit banc, surplombant un étang où quelques canards glissaient silencieusement sur l’eau miroitante. Les feuilles bruissaient sous le souffle léger du vent.
« Regarde, » murmura Ravi en montrant Manon qui tendait les mains vers les reflets dorés.
Elina sourit, sentant une chaleur apaisante dans sa poitrine. C’était la première fois depuis longtemps qu’elle pouvait vraiment profiter de ce moment simple, sans peur ni contraintes.
Ils restèrent là, immobiles, à écouter le silence doux de la nature, à laisser les soucis s’éloigner, emportés par la lumière du soir.
Ravi caressa doucement la joue d’Elina.
« On va y arriver, » souffla-t-il, comme pour s’assurer qu’elle croyait en eux.
Elle hocha la tête, déterminée.
« Pour Manon, pour nous. »
Le monde semblait enfin reprendre ses couleurs.
Le soleil avait percé les nuages épais de Vancouver, baignant de lumière douce les rues calmes du quartier de Mount Pleasant. Elina poussait lentement la poussette de Manon – emmitouflée dans une couverture ivoire – tout en suivant les instructions que Capucine lui avait envoyées la veille : un petit café tenu par un couple franco-canadien, où se rassemblait parfois un petit groupe d’expatriés francophones. Elle hésitait encore, peu certaine de vouloir entendre des accents familiers, de renouer avec une culture qu’elle avait voulu fuir. Mais la solitude avait planté ses racines ces derniers jours, et elle se disait qu’un peu d’air nouveau ne pourrait que lui faire du bien.
Elle arriva sur la terrasse discrète du "Petit Sirop", et s’installa dans un coin. À l’intérieur, les rires et les voix portaient des fragments d’histoires venues de Lille, de Lyon, de Bordeaux… Des noms de rues qu’elle reconnaissait. Des souvenirs qu’elle pensait avoir verrouillés.
— T’es toute nouvelle, hein ? demanda une voix douce en français, l’accent marqué d’un léger chant du sud.
Elina releva la tête. Une jeune femme lui souriait, une tasse de thé chaud entre les mains. Brune, la trentaine, avec un grain de beauté au coin de la lèvre et des boucles mal domptées. Elle portait un pull moutarde et un jean délavé, l’air sans prétention. Elle s’assit avant même qu’Elina ait répondu.
— Moi c’est Malia. Je suis là depuis deux ans. Et toi ?
— Elina… Dix jours. Je suis arrivée de France, avec ma fille.
Malia jeta un œil attendri à Manon qui dormait profondément.
— Elle est magnifique. Tu dois être complètement déboussolée.
Elina hocha la tête. C’était un aveu silencieux, plus profond qu’un long discours.
— J’ai mis presque six mois à arrêter de pleurer en faisant mes courses, tu sais. Juste parce que le pain avait pas le même goût, ou parce que personne disait « bonjour » en entrant dans un magasin.
Un rire discret s’échappa des lèvres d’Elina. Malia n’avait pas l’air de vouloir lui poser des questions indiscrètes. Elle parlait simplement, avec la pudeur de celles qui ont vécu trop, et qui ne jugent plus rien.
— Je me suis dit qu’ici je pourrais recommencer, souffla Elina.
— C’est ce qu’on pense tous au début. Et parfois… on y arrive. Parfois non. Mais tu n’es pas seule. C’est déjà un bon début.
Elles discutèrent un moment. Rien d’intense, mais juste assez pour que le poids sur la poitrine d’Elina se fasse un peu plus léger. Malia lui parla d’un petit groupe WhatsApp entre expatriés francophones, d’un vide-grenier familial dans deux semaines, d’un café-lecture qui se faisait une fois par mois. Elle n’insista pas, elle proposa seulement.
Quand Elina quitta le café, Malia lui adressa un signe de la main.
— T’as mon numéro. Appelle quand tu veux. Même juste pour râler sur le beurre salé introuvable ici.
Sur le chemin du retour, la lumière semblait plus dorée, et Manon remua doucement dans la poussette. Elina se dit qu’elle n’avait pas encore trouvé une nouvelle maison, pas vraiment. Mais elle avait rencontré un visage. Et parfois, c’était tout ce qu’il fallait pour respirer un peu mieux.
Il était un peu plus de minuit quand Elina s’assit à la table en bois clair de la cuisine. L’appartement était silencieux. Manon dormait paisiblement, et la ville semblait s’être retirée derrière les murs, lointaine et irréelle. La lumière tamisée projetait des ombres douces sur les murs, et Elina, les épaules couvertes d’un châle, tenait un stylo entre ses doigts comme on tiendrait une lame.
Elle hésita longuement, puis finit par poser la pointe du stylo sur la feuille blanche.
Luka,
Je ne sais même pas pourquoi j’écris cette lettre. Peut-être parce que tu es partout dans ma tête. Parce que même ici, à des milliers de kilomètres, ton regard m’habite encore.
Peut-être que j’espère, en posant des mots, chasser un peu de cette douleur sourde qui refuse de me quitter.
Elle s’arrêta, les doigts tremblants. Elle inspira. Reprit.
Je ne t’écris pas pour m’excuser. Pas cette fois.
Mais je veux que tu saches la vérité, même si tu ne la liras jamais.
Je suis partie parce que je n’avais plus le choix. Parce que si je restais, je me perdais. Parce que j’avais l’impression de mourir à petits feux chaque jour.
J’ai emporté Manon parce que c’était la seule chose que je pouvais encore sauver.
Elle ne méritait pas nos silences, nos colères, notre chaos.
Je sais ce que j’ai fait. Je sais que tu me hais peut-être pour ça. Et tu en as le droit.
Mais moi, je me suis haïe depuis bien plus longtemps.
Tu n’as jamais su, Luka, à quel point j’étais brisée. À quel point j’avais mal.
Et peut-être que ce n’est pas ta faute. Peut-être qu’on n’a juste jamais su s’aimer sans se faire mal.
Parfois je me demande ce qu’on serait devenus si on avait été deux autres personnes. Moins fatiguées. Moins cabossées. Moins orgueilleuses.
Je te regarde dans ma mémoire, et je vois ton sourire. Celui d’avant. Celui qui me faisait croire qu’on pourrait tout affronter. Et puis je me souviens de tes silences, de tes départs, de ton absence quand j’avais besoin de toi.
J’ai crié, tu n’as pas entendu. J’ai pleuré, tu n’as pas vu. Et au bout d’un moment, je me suis tue. Et c’est là que j’ai commencé à partir.
Manon va bien. Elle rit, elle découvre le monde avec ses grands yeux curieux. Elle te ressemble tant.
Un jour, elle posera des questions. Et je lui dirai la vérité. Toute la vérité. Pas seulement ma version. Mais je lui dirai aussi que malgré tout, tu l’aimais.
Que tu étais là, au début. Que tu as essayé, à ta façon.
Et que même si je ne pouvais plus rester, je n’ai jamais cessé de te porter quelque part, malgré moi.
Elle s’arrêta. Une larme tomba sur la feuille, brouilla un mot. Elle essuya rapidement ses joues, comme si quelqu’un l’observait.
Elle relut ce qu’elle avait écrit. Chaque mot semblait peser une tonne.
Puis, lentement, elle replia la lettre. Elle la rangea dans une boîte en fer, celle qui contenait quelques souvenirs importants qu’elle avait emportés : un bracelet cassé, une photo froissée d’eux trois, une échographie en noir et blanc.
Elle ferma la boîte.
Et souffla.
Pas ce soir. Pas cette lettre.
Elle ne serait jamais envoyée.
Mais elle avait été écrite.
Et c’était déjà beaucoup.
Le bureau était situé au cinquième étage d’un bâtiment moderne du centre-ville, aux vitres teintées et à l’entrée impersonnelle. Elina poussa la porte du cabinet d’avocats avec Manon lovée contre elle dans un porte-bébé. La petite s’était endormie pendant le trajet en tram, la joue contre la poitrine de sa mère. Elina inspira profondément en entrant, le cœur serré.
Elle n’avait jamais pensé devoir en arriver là.
La secrétaire lui indiqua une salle de réunion aux murs sobres, où un homme d’une cinquantaine d’années l’attendait déjà, dossier ouvert devant lui. Il portait des lunettes cerclées de métal et un costume sombre, trop strict pour son air cordial.
— Madame Lefèvre ?
— Oui. Merci de me recevoir, dit-elle en s’asseyant face à lui.
Elle n’avait pas dit "Madame Laurent". Ce nom, elle l’avait laissé en France. Ici, elle était une autre version d’elle-même, encore fragile, encore floue, mais décidée.
— Vous m’avez expliqué brièvement votre situation par mail, reprit l’avocat. Ce que vous avez fait en France… peut poser problème, légalement parlant. Quitter le territoire avec votre fille sans autorisation conjointe, même si vous êtes sa mère biologique, est considéré comme un enlèvement parental aux yeux de la loi française.
Elina serra les poings sur ses genoux. Elle s’y attendait. Mais l’entendre dit à voix haute, avec autant de neutralité, lui fit l’effet d’une gifle.
— Je n’avais pas le choix, répondit-elle. J’ai agi dans l’urgence. Pour la protéger.
— Je ne remets pas en question vos raisons personnelles. Mais si le père de l’enfant engage une procédure judiciaire, et qu’il a toujours des droits parentaux, cela peut se retourner contre vous, même depuis l’étranger.
— Et ici ? demanda-t-elle, les sourcils froncés. Au Canada ? Je suis en train de déposer une demande de statut temporaire, je cherche un travail, un logement stable… J’ai déjà inscrit Manon dans un programme de garde. Je veux tout faire dans les règles.
L’avocat hocha la tête.
— Le Canada ne traite pas à la légère les cas d’enlèvement parental. Il est signataire de la Convention de La Haye, comme la France. Ce qui veut dire que si le père fait une demande officielle auprès des autorités françaises, et qu’elle est jugée légitime, les autorités canadiennes pourraient être amenées à vous contraindre à retourner en France avec l’enfant… ou à engager une procédure judiciaire ici.
Le silence tomba sur la pièce comme une chape de plomb. Manon remua légèrement dans son sommeil.
Elina sentit ses entrailles se nouer. Elle avait fui pour protéger sa fille. Elle n’avait pas pensé que la menace la suivrait jusqu’ici.
— Quelles sont mes options ? demanda-t-elle enfin, d’une voix étranglée.
— La meilleure chose à faire serait d’engager un avocat spécialisé en droit international de la famille ici, à Vancouver, pour anticiper toute procédure. Et dans l’idéal… tenter une médiation avec le père, si c’est envisageable. Même à distance.
Elina eut un rire amer.
— Vous ne le connaissez pas. Il ne négociera rien. Il veut simplement… gagner. Peu importe ce que ça coûte.
Le juriste la regarda longuement, puis referma le dossier.
— Alors il va falloir vous préparer à vous battre, madame Lefèvre. Et pas seulement avec votre cœur. Avec des preuves, des papiers, des démarches solides. Si vous voulez offrir à votre fille une chance de rester ici, en sécurité, il faut que tout soit irréprochable.
Elina hocha lentement la tête.
Elle s’était toujours sentie faible face à Luka. Fragile. Instable.
Mais ici, dans ce bureau froid à des milliers de kilomètres de chez elle, un nouvel instinct s’éveillait. Celui d’une femme prête à tout pour défendre son enfant.
.Le matin était gris, enveloppé d’une brume douce qui couvrait les toits de Vancouver. Elina venait à peine de sortir de la douche lorsqu’on frappa à la porte. Elle jeta un coup d’œil vers Manon, qui babillait joyeusement sur le tapis, puis vers l’horloge : il était à peine neuf heures.
Elle attrapa un peignoir en hâte et se dirigea vers la porte, sur ses gardes. Peu de gens connaissaient son adresse. Seuls l’avocat, la propriétaire de l’appartement, et... Capucine. Mais Capucine n’avait rien dit. Elle n’avait rien promis. Et puis... c'était impossible, non ? Le Canada, c’était loin.
Elle ouvrit lentement la porte. Son souffle se coupa.
— Surprise, lança une voix familière, un sourire large aux lèvres.
Capucine était là. Capucine, son éternel chignon fou, ses yeux brillants, son manteau beige froissé par le voyage. Et derrière elle, traînant une valise cabossée, Damien, avec sa casquette vissée sur la tête et un regard encore ensommeillé.
— C’est... c’est une blague ? souffla Elina, figée.
— Non, répondit Capucine en ouvrant grand les bras. C’est un miracle logistique, mais pas une blague.
Elle la serra fort contre elle, et Elina, d’abord tendue, s’effondra contre son amie. Les larmes vinrent toutes seules, incontrôlables. Elle ne savait pas si c’était le soulagement, la fatigue, ou juste la joie brutale de revoir un visage aimé.
— Comment... vous avez trouvé où j’étais ? balbutia-t-elle.
— Je t’ai pas trahie, hein. Je te le jure. Je n’ai rien dit à Luka. Mais t’as laissé traîner un indice dans ce message codé que tu m’avais envoyé. Une photo floue d’un marché, un détail que je connais… J’ai fouillé. J’ai deviné. Puis j’ai booké les billets.
Damien s’était agenouillé à côté de Manon, qui le fixait de ses grands yeux sombres. Il la salua d’une grimace et d’un "Hey toi, t’as grandi, hein ?", la faisant éclater de rire. Il s’installa vite à ses côtés, comme s’il n’avait jamais quitté sa vie.
Elina les laissa entrer, encore bouleversée. Capucine s’assit sur le canapé, retira son manteau et lui lança un regard tendre.
— Tu m’as manqué, tu sais.
— Toi aussi. Tellement.
Elles échangèrent un long regard. Puis Capucine reprit, plus sérieusement.
— Luka... est un fantôme depuis ton départ. Il tourne en rond. Il parle peu. Il cherche. Il est perdu, Elina. Il est en colère, bien sûr, mais surtout... il a peur. Il a peur de ne plus jamais revoir Manon.
Elina détourna les yeux. Elle s’y attendait. Et pourtant, l’entendre ainsi, de la bouche de Capucine, mettait des mots douloureux sur ce qu’elle tentait de fuir.
— Je ne regrette pas d’être partie, murmura-t-elle. Mais je regrette... que tout ait dû se passer comme ça.
Capucine acquiesça, sans insister.
— Ce n’est pas à moi de juger. Mais je voulais te voir. T’embrasser. Te dire que tu n’es pas seule. Que t’as le droit d’être heureuse, même ici, même autrement.
Elles restèrent là un moment, en silence. Puis Damien leva la main.
— Bon, c’est quand qu’on goûte les pancakes canadiens ? J’ai faim, moi.
Ils éclatèrent de rire.
Ce matin-là, entre les murs encore nus de son nouvel appartement, Elina sentit la chaleur d’un foyer. Ce n’était pas la France. Ce n’était pas sa vie d’avant. Mais ce n’était pas l’exil. C’était le début de quelque chose d’autre. Une famille recomposée à sa façon, bancale, bruyante, mais sincère.
Et cela suffisait.
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