Chapitre 38

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Pourquoi ne serrait-elle pas sa fille dans ses bras ?

Je compris quand je m’accroupis à sa hauteur. Une odeur de sueur m’agressa les narines, mais pas celle d’une Dame – celle d’un Ours. Et les odeurs d’humus qui y étaient mêlées m’évoquèrent aussitôt un bûcheron. Les deux gamines que je ne connaissais pas me lançaient des regards apeurés, cramponnées à leur mère. Je n’avais d’yeux que pour Grenat. Comment n’avais-je pas pu le voir plus tôt ? Son kimono était en désordre, comme si une poigne d’une grande force avait tiré sur l’un des pans pour le forcer à s’ouvrir. Et quelque chose suintait entre ses cuisses ouvertes.

J’ébauchai un geste de recul, pris d’une envie malade de défoncer le mur à coups de poings. Mais je me retins. Je muselai tout ce qui bouillonnait en moi, la colère, la rage, la culpabilité. Grenat et ses filles avaient besoin d’un adulte, pas d’un gamin misérable incapable de réfréner ses états d’âme.

– Grenat, dis-je de la voix la moins dure que je pouvais produire à cet instant. C’est moi, Auroq.

Comme elle ne réagissait pas, je lui touchai le genou. D’un coup, une grande terreur envahit son visage. Je retirai aussitôt ma main.

– Grenat, c’est Auroq. L’Ours de Picta. Tu me connais bien. Grenat, regarde-moi !

La gamine secoua le kimono de sa mère.

– Maman, c’est un gentil Ours, regarde. C’est grâce à lui que je t’ai retrouvée !

Une cavalcade dans le couloir nous fit sursauter tous les quatre – moi et les trois filles de Grenat. Je me tendis de tous mes muscles, prêt à me battre, mais personne n’entra dans la salle. Elles ne pouvaient pas rester là. C’était bien trop risqué. J’attrapai Grenat par le bras et l’obligeai à se lever. Elle se dégagea d’un geste brusque, mais il me sembla que son regard retrouvait un peu d’acuité. Elle refusait de me suivre. L’urgence hurlait dans mes veines. Je réfrénai l’envie de m’enfuir, de la laisser là et d’aller chercher Picta qui avait peut-être subi la même chose… ou peut-être bien pire.

– Petite, occupe-toi de ta mère. Il faut que vous bougiez de là. Suivez-moi.

Les trois gamines s’activèrent aussitôt. Deux d’entre elles attrapèrent chacune une main de leur mère. Je les menai à la sortie de la salle, vérifiai que le couloir était libre.

– On va vous trouver un ascenseur, dis-je d’un ton sans réplique. Montez le plus haut possible et barricadez-vous dans un étage qui n’a pas encore été pris d’assaut. Ceux qui ont attaqué ne doivent pas progresser vite.

Surtout vu la manière dont ils se dispersent en viols et en tueries.

– Attendez ! me lança la petite Mina quand je fis un pas dehors. S’il vous plaît, attendez juste une seconde !

Elle courut le long des murs et s’arrêta devant chaque alcôve, devant chaque Dame aux yeux vides, chaque famille recroquevillée.

– Venez avec nous ! On va se mettre à l’abri ! Levez-vous, levez-vous !

Je la regardai faire en silence. Quand une Dame mettait trop de temps à se lever, quand une autre ne réagissait pas, la gamine n’hésitait pas à les tirer par le bras et à leur rouspéter dessus. Quand elle me rejoignit enfin, elle était suivie d’une bonne douzaine de Renardes ; elle avait réussi à toutes les rapatrier.

– Voilà ! souffla-t-elle en se plantant à côté de moi. On peut y aller, monsieur !

Son petit minois arborait une telle expression décidée que je détournai le regard – j’aurais bientôt envie de lui dire de m’appeler tonton, et ce n’était ni le moment ni le lieu.

Bien sûr, je n’avais pas pensé au fait que les ascenseurs ne fonctionnaient pas.

Je me sentis d’une idiotie sans bornes quand je tirai la cordelette et que personne ne réagit en contrebas, qu’aucune impulsion ne fit frémir les câbles. Évidemment. Les esclaves adultes étaient soit morts, soit en train de combattre, et les jeunes et les vieux erraient dans les étages en tentant de protéger les Dames.

Toutes mes illusions me quittèrent. Et avec elles, l’espoir de sauver Grenat et ses filles. Je n’étais pas en état de faire contrepoids moi-même – pas pour autant de monde. Je n’avais pas avalé un repas digne de ce nom depuis deux ou trois jours, j’avais les mains tuméfiées, les muscles courbaturés, sans doute une ou deux côtes fêlées depuis le passage à tabac de Paz. Seules la rage et la nervosité me faisaient tenir.

Puis une idée me vint.

– Les entresols, dis-je à mi-voix. Les rebelles sont là pour attaquer les Dames. Ils ne connaissent pas les passages qui mènent aux entresols ; ils ne savent même pas qu’ils existent.

Sauf les deux ou trois bagnards, mais je me forçai à les oublier. Nous n’avions pas d’autre choix. Je me redressai et contemplai notre petit groupe.

– Je vais vous faire descendre à l’entresol. Vous y serez en sécurité, alors restez-y. Je vais essayer de revenir, de vous ramener des intendants ou des serviteurs pour faire fonctionner les ascenseurs. Si je ne reviens pas… Attendez que tout se calme et quand l’étage vous semblera vide…

Je cherchai en vain comment terminer ma phrase. Soit Paz et les nôtres allaient détruire la Maison par le feu, soit ils allaient l’occuper et prendre la place qu'ils pensaient leur revenir de droit...

Dans tous les cas, il n’y aurait plus d’endroit sûr pour les Dames.

J’aurais pu leur dire de chercher à sortir de la Maison, mais à quoi bon ? Elles ne savaient pas survivre à l’extérieur. Les seuls qui auraient pu les accueillir de bon cœur étaient les Dents... Et pour cela, il fallait encore passer le rez-de-chaussée.

– Quand tout sera calme, montez le plus haut possible et bloquez les étages supérieurs, achevai-je avec désespoir.

– Il faut faire passer le mot, lança l’une des Dames les plus jeunes. (Elle avait les yeux assombris par la hargne et l'air bien plus vif que les adultes.) Je vais dire à toutes les autres de rejoindre l’entresol, je vais essayer de nous rassembler.

Et elle déguerpit d’un pas leste, longeant les murs en surveillant les alentours. Celle-là avait de sacrées tripes... Je serrai les dents, craignant qu’elle finisse clouée à un mur ou violée dans un coin.

Son éclat parut réveiller certaines de ses aînées. L’une d’elles prit la tête du groupe.

– Il faut trouver une entrée dérobée. Guide-nous !

Malgré moi, son ton exigeant me fit obéir sur l’instant. Pas de doute, une Dame restait une Dame, quoi qu’elle ait pu vivre… En les dirigeant à travers les couloirs, je retrouvai mes marques petit à petit. Je situais toutes les entrées de l’entresol aussi facilement que si j’étais parti la veille. Bientôt, un épais tapis dévoila des marches raides et grinçantes qui s’enfonçaient dans les ténèbres. Je surveillai les lieux pendant que les Dames y descendaient, à une allure si désespérément lente que mon angoisse grimpa en flèche. Mon dos était poisseux de sueur. Les deux sœurs de la petite Mina encadraient Grenat avec beaucoup de douceur ; je voulus lui dire un mot avant qu’elle ne se dissolve dans les ténèbres, mais ma gorge se bloqua. J’en fus incapable. Elle disparut sans un regard pour moi. Quand ce fut à son tour, Mina se cramponna à moi.

– S’il vous plaît, vous pouvez aller chercher ma mamie ? Elle était montée au niveau dix, dans les jardins…

Je retins un grognement. Cette gosse me prenait pour un héros ou un saint. Bien sûr que j’aurais voulu retrouver Tiukka, mais autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Et comment aurais-je pu me présenter devant elle, soutenir son regard, lui dire qu’une de ses filles était morte et que l’autre avait été violée ?

Puis je réalisai qu’à son âge, si elle était tombée sur l’une des bandes qui suivaient les directives meurtrières de Paz, elle devait déjà reposer quelque part, inerte sur le sol…

« Tuez les gosses et les vieilles. »

Je serrai les mâchoires.

– Je la ramènerai si je la trouve. Dis-moi, gamine, tu sais où est ta tante ? Ton autre tante. Picta.

Mina hocha vigoureusement la tête.

– Oui ! Elle était descendue au premier étage, avec toutes les Grandes Dames. (Elle tira sur mon bras.) Vous pouvez la ramener aussi, s’il vous plaît ?

Je ne répondis pas. Le premier étage… Si les rebelles du rez-de-chaussée avaient réussi à passer les barrages, elle était déjà morte.

Non, elle est encore en vie, me forçai-je à penser. Si la Maison avait rapatrié ses mille intendants au rez-de-chaussée pour empêcher l’assaut, deux cent des nôtres n’avaient pas pu les mettre en échec. Pas déjà.

Même avec les explosifs… et les pieux… Même si de nombreux intendants devaient arpenter les montagnes à l’instant même, ignorants du sort de la Maison, à cause de mon mensonge…

Il fallait cesser de réfléchir. Je fis descendre la gamine, refermai soigneusement la trappe, reposai le tapis pourpre par-dessus. Puis je me dirigeai vers l’ascenseur et son puits de ténèbres.

Mains tuméfiées ou pas, il allait falloir descendre. Et descendre vite.

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