Chapitre 42

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Encore aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi. Je ne sais ce qui me poussa à le faire. Il y avait quelque chose dans le regard d'Auroq… Un éclat, comme une étoile perdue, qui me réchauffait le ventre et me serrait le cœur à la fois. Sans doute l’amour aveugle qui y brûlait encore.

Les yeux dans les siens, j’assurai mon appui sur ma jambe valide. Puis je sautai. Comme une adolescente, comme une idiote, je sautai au-dessus du vide.

Un instant, j’eus une impression terrible, comme si tout cela n’était qu’un piège, une énième trahison et que je venais de m’y jeter à corps perdu ; comme si derrière Auroq allaient surgir des dizaines de silhouettes noires, haineuses, prêtes à déferler sur nous.

Cela ne dura qu’une seconde. La main de mon Ours agrippa mon poignet et, avant que mon poids ne me fasse chuter, il me tira brusquement à lui. Je le heurtai de plein fouet. Nous chancelâmes ensemble, puis il referma ses bras sur moi et me retint contre son torse. Étourdie, j’emplis mes poumons de son odeur musquée. Son contact, sa chaleur, nos deux corps moulés l’un contre l’autre, tout cela me parut soudain si familier que les larmes me montèrent aux yeux. Je faillis me mettre à pleurer comme une petite fille. Tout était si familier, et pourtant si différent – il avait le pelage rêche et teinté d’argent, la voix plus grave que mon Ours, et je n’étais plus que l’ombre de celle que j’avais été.

– Picta… Ma Picta…

Il sanglotait, le visage enfoui dans mon cou. Il sanglotait. Rendue muette par le choc, je posai la main sur sa joue mutilée. Elle était humide.

De tous les souvenirs que je partageais avec lui, l’un d’eux ne quitterait jamais ma mémoire. La toute première nuit. J’avais huit ans. Il en avait quinze. J’étais dans mon hamac, car il avait insisté. Lui dormait par terre. J’avais entendu un reniflement, ou peut-être un sanglot ; un petit son discret, mais tout s’entend mieux dans l’obscurité. J’étais descendue du hamac et m’étais glissée contre lui, en silence. Il n’avait pas bougé. Alors j’avais calé ma tête sous son menton et enfoncé mes petites mains dans son pelage d’hiver, dans sa chaleur. J’avais inspiré son odeur, celle de la terre et du pétrole. Elle était désagréable, mais je l’aimais déjà parce que c’était la sienne. « Pourquoi tu pleures ? » avais-je demandé. « Les Ours pleurent pas. » avait-il grogné, adolescent revêche. C’était faux. Avant qu’il ne se détourne, j’avais touché sa joue. Elle était humide.

Quarante ans avaient passés depuis lors. Mis à part une unique fois, je n’avais plus jamais vu Auroq pleurer.

Ses mains ne cessaient de caresser mon dos, de suivre la ligne dentelée de mes vertèbres, et je sentais qu’il craignait de me serrer trop fort. De peur de me briser, peut-être.

– Tu es si maigre… souffla-t-il rageusement contre ma peau. Bon sang, Picta… Tout est ma faute…

J’avais toujours ma paume sur sa joue. Délicatement, j’effleurai les contours de son ignoble plaie. La froide dureté de ses dents, qui surgissaient au milieu de sa chair chaude.

– Je vois, chuchotai-je. Tu me préférais jeune, grosse et belle. Je te comprends... c'est mon cas aussi.

Un son bref lui échappa. Un éclat de rire.

– Oh, ne t’inquiète pas, petit champignon… Une vieille, maigre et belle ira tout aussi bien à un vieil Ours comme moi.

J’enfonçai mon visage dans son cou, tentant de ne pas rire, tentant de ne pas pleurer. Petit champignon. J’avais retrouvé mon Ours. Quel que soit le nombre d’années, quelle que soit la gravité des actes, certains êtres restent toujours gravés en nous. Certains ne deviennent jamais étrangers. Je me sentais enfin complète, et cette sensation me fit comprendre à quel point son absence m’avait diminuée, abîmée, comme un mécanisme auquel il manque une pièce.

– Je sais que les mots ne changeront jamais rien… dit-il en m’étreignant plus fort. Mais je voulais te dire… Il ne s’est pas passé un jour sans que je regrette. Tout m’a échappé il y a quinze ans, tout ce que j’espérais a été sali, détruit… Je suis désolé pour tout. Désolé pour tes sœurs… et pour toutes les autres.

Mon cœur se figea.

– Mes sœurs ?

Grenat avait été violée par les insurgés. Pali l'avait-elle été également ? Auroq l'avait-il vue ? Protégée ? Il recula un peu, observa mon visage.

– Pour la mort de Pali… Pour Grenat, qui a été…

J'eus l'impression que le sol s'ouvrait en deux sous mes pieds. Qu'il n'y avait que ses bras pour me retenir, pour me protéger d'une chute interminable. Devant mon expression, il s’assombrit.

– Merde. Je pensais que tu savais. La gamine aurait dû te le dire…

– La gamine ? répétai-je, incapable de penser par moi-même, de songer à ces mots terribles – pour la mort de Pali.

– Ta nièce. La mini-portion aux yeux bleus. La fille de Grenat… Je ne me souviens plus de son nom.

– Mina ?

La mini-portion aux yeux bleus. J’avais du mal à superposer ces termes avec ma nièce de vingt-trois ans. Qu'avait-elle vu autrefois ? Qu'avait-elle vécu ? Comment les mots d'Auroq pouvaient-ils être vrais, comment ?

– Oui. Elle était là. Cette nuit-là… Elle était là, avec Pali. (Il détourna les yeux.) Quand ils l’ont tuée.

Je clignai des paupières en me répétant ces mots, encore et encore. Ma sœur est morte. Morte il y a quinze ans, et je ne l’ai pas su. Je sentis confusément que j’aurais dû pleurer, maudire Mina et son silence, Auroq et son odieuse révolte. Quitter ses bras. Mais il n’y avait rien de tout cela en moi. Ni colère, ni chagrin.

Juste un vide abyssal.

– J’ai retrouvé son corps, dit-il doucement. Je suis allé le chercher… quand tout s’est terminé. Les miens brûlaient les corps des vôtres, mais je ne voulais pas qu’elle finisse comme ça… C’était Pali… Elle aurait détesté une telle chose, finir comme un Ours ! Tu imagines… Alors je l’ai sortie dans les jardins. Je l’ai enterrée en pleine terre. Comme une Dame…

Je voulus le remercier pour sa délicatesse, pour avoir offert une sépulture décente à ma petite sœur, mais pas un son ne sortit de ma bouche. Auroq poursuivit d’un ton étrange, bas et fragile, douloureux comme un appel à l’aide.

– Je la vois souvent en rêve. Je revis sans cesse cette nuit-là, cette scène-là, et je… J’arrive à la sauver… J’arrive à sauver Grenat, j’arrive à toutes les sauver… (Un soubresaut le fit tressaillir et je me demandai s’il retenait un sanglot.) Mais ensuite, je me réveille… et je réalise que c’est impossible.

Je ne lui dis pas qu’il me serrait si fort que j’en avais presque mal. C’était ce dont j’avais besoin – ce dont nous avions besoin. Je me sentais toujours aussi vide, sans émotions, sans larmes. Comme si tout avait gelé en moi.

Et puis, au loin, dans le couloir envahi de ténèbres, une lueur fragile apparut.

Non, pas une lueur. Une silhouette. Celle de ma sœur. Ma sœur jeune et insouciante, telle qu’elle était adolescente, dans son satané kimono bleu ciel, avec sa taille fine et son obi noué en une figure compliquée et grandiose qui n’appartenait qu’à elle. Elle portait l’une des coiffes que je lui avais faites. Toute d’or et de délicatesse.

Debout dans le couloir, droite et élégante, elle me regarda plusieurs secondes, sans bouger. Ses traits étaient flous, abîmés depuis longtemps par ma mémoire, mais je savais qu’elle avait les yeux posés sur moi. En silence, elle me fit un signe. Un de ces gestes ridiculement gracieux dont elle avait le secret.

– Adieu, murmurai-je. Adieu…

Je ne vis pas Auroq me dévisager. Je fixais ma sœur. Elle me tourna le dos, puis s’éloigna à petits pas tranquilles, serrée dans son kimono. L’espace d’une seconde, je les distinguai tous à ses côtés. Ma mère, mince et stricte, avec son port altier. Asteior, grand et musculeux, qui portait l’ombrelle de Pali, en râlant parce qu’elle aurait bien pu la porter elle-même. Felenk, silencieux et discret, qui se tenait toujours en retrait. Goliath, Dagnor, et tous les autres de l’entresol… Tous les autres. Tous ceux que nous avions perdus à jamais.

– Picta, souffla Auroq.

Quand il m’essuya les joues avec ses pouces, je réalisai que je pleurais enfin.

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