44.4

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– Grenat ? J’ai cru que… je t’ai prise pour…

– Je sais, répondit-elle d’une voix défaite. Je… (Elle se détourna.) Je lui ressemble tant…

Le chagrin me submergea en les voyant ainsi. Bien sûr. De loin, dans la pénombre, Asterior n’avait pas pu voir la couleur de ses yeux : ils n’étaient pas bleu ciel, comme ceux de Pali, mais d’une teinte rouge sombre qui prenait des reflets violets à la lumière du jour. Trois décennies plus tard, Grenat restait encore dans l’ombre de notre sœur...

Réduites à l’état de spectratrices, nous la vîmes fondre en pleurs. Tout ce qu’elle avait vécu, la trahison d’Auroq, l’annonce de la mort de Pali, la disparition de notre mère, tout cela l’avait fragilisée sans parvenir à la faire plier ; mais cette scène venait de la vaincre pour de bon. Asteior hésita, avant de l’étreindre. Mes nièces frémirent près de moi. Je doutais qu’elles aient déjà vu leur mère pleurer. Même lorsque Grenat avait été violée, même lorsqu’elle avait été plus bas que terre, elle n'avait jamais laissé de larmes s'échapper. Elle encaissait interminablement, enfouissait tout son malheur en elle et restait parfois muette des jours et des jours, repliée sur sa douleur intérieure. La voir aussi détruite me noua la gorge. Je dus me faire violence pour ne pas partir en pleurs moi aussi. J’avais cru devenir plus forte, plus adulte depuis tout ce temps, et pourtant le simple fait de voir ma petite sœur sangloter me faisait redevenir minuscule et sans défense.

– As-tu vu Felenk ? gémit Grenat. Dis-moi que tu l’as vu, s’il te plaît… Dis-moi qu’il est quelque part parmi vous… Il y a tant d’Ours ici, il est forcément là…

Asteior lui caressa le dos. Je lus sur son visage qu’il ne voulait pas avoir à lui répondre. Je fermai les yeux, en attente du coup.

– Je suis désolé, Grenat. Je ne l’ai pas vu depuis… depuis le jour où j’ai été envoyé aux entresols. On m’a déplacé au cinquantième. C’était la dernière fois…

Ma sœur se détacha de lui, les joues striées de larmes. Son visage tiré par le chagrin accusait son âge.

– S’il était en vie, tu l’aurais croisé ces quinze dernières années, n’est-ce pas ? (Il détourna la tête, mais elle lui toucha la joue.) Asteior ? Sois sincère.

– Je pense qu’il est mort pendant la révolte.

Ma sœur recula d’un pas, puis de deux. La violence des mots d’Asteior me fit serrer les dents.

– Tu voulais que je sois sincère, dit-il d’un ton suppliant. Je suis désolé, Grenat, je suis tellement désolé. Ni moi, ni Auroq ne l’avons revu. Pas une fois, depuis tout ce temps…

Grenat baissa la tête. Une larme roula de sa joue sur le sol. J’aurais voulu m’approcher, la serrer contre moi, mais je savais que cela ne servirait à rien. Son chagrin était trop grand. Elle était en train de se couper du monde, comme elle le faisait toujours, et bientôt elle ne verrait plus rien autour d’elle. Asteior ne devait pas s’en souvenir, car il la prit par les épaules et se pencha à sa hauteur.

– Et Pali ? Où est-elle ? (Il regarda dans ma direction, hocha la tête vers moi.) Picta est là, alors où est Pali ? (Son regard passa sur toutes les Dames présentes, s’attarda sur mes trois nièces.) Ce sont tes filles ? Ou celles de…

Je retins mon souffle. Ne savait-il donc rien ? Comme Grenat ne réagissait pas, il la secoua un peu. L’anxiété faisait trembler sa voix.

– Grenat, dis-moi où est ta sœur ! Est-ce qu’elle…

– Elle est morte.

Je crus un instant avoir prononcé ces mots, tant je les retournais dans ma tête, mais cette voix-là était grave et basse. Je me retournai vers Auroq. Il les fixait, neutre comme le marbre.

– Quoi ? articula Asteior. Qu’est-ce que tu as dit ?

– Elle est morte. Lors de la révolte, il y a quinze ans. Je l’ai vue, j’étais présent. Je suis désolé, Asteior. Les miens l’ont tuée… Paz a donné l’ordre de la tuer.

Le visage d’Asteior me fit peur. Il venait de perdre toute expression. Seuls ses yeux vomissaient leur douleur.

– Ce n’est pas possible. Tu me l’aurais dit avant. Auroq… tu n’aurais pas gardé ça pour toi pendant tout ce temps.

Auroq baissa la tête. Était-il honteux ? Coupable ? Je n’aurais su le dire. Plus que jamais, il m’était étranger. Pourquoi tant de mensonges ? Pourquoi avait-il gardé le silence, pourquoi Mina avait-elle gardé le silence tant d’années ? Y avait-il seulement une raison ? Une raison que j’étais incapable de concevoir, une raison qui nous apportait le malheur, qui faisait souffrir notre famille... La culpabilité ? La peur, la honte ? Asteior avait été pour nous un ami très cher, presque un frère. Et il était là, dans les bras de ma sœur, à attendre le couperet final…

– Je n’ai pas voulu te… Je suis désolé, répondit Auroq d’une voix rauque. Je n’ai jamais pu te le dire.

Asteior lâcha ma sœur. Il marcha vers nous, raide, le visage défait. Aucun d’entre nous ne vit venir le coup. L’instant suivant, Auroq chancelait.

– Dis plutôt que tu avais besoin de moi, cracha Asteior entre ses dents serrées. Quinze ans ! Quinze ans d’espoir, putain ! Quinze ans à traquer des Dames dans les étages du haut, à les livrer à ces connards, et pourquoi ? Pour m’entendre dire qu’elle est morte. Qu’elle est morte ! (Il frappa Auroq à la mâchoire, si fort qu’il recula de deux pas.) Putain, j’y crois pas ! Tu mériterais de crever.

Son poing percuta de plein fouet le ventre de mon Ours, puis s'enfonça dans son aine. Auroq se plia en deux et chuta sur ses genoux, avant de vomir une flaque de bile. Il ahana plusieurs secondes, appuyé sur un bras, la gueule tordue par la douleur. Misérable. Une onde de satisfaction mauvaise me traversa. Il méritait cent fois, mille fois ces coups. Pour nous avoir trompées, nous avoir humiliées ainsi. Quoi qu'il pût faire par la suite, je n'oublierais jamais d'avoir été promenée devant tous ces Ours grivois et orduriers. Il y avait des affronts impardonnables.

– Je te prenais pour mon frère, siffla Asteior. Regarde de quoi c’est capable, un frère. (Il me désigna d’un geste furieux.) Si elle était morte ? Si Picta était morte il y a quinze ans ? Si je venais juste de te le dire… Qu’est-ce que tu aurais fait, hein ?

Mon Ours cracha par terre, s’essuya la bouche. Il haletait toujours, et soudain je réalisai que malgré sa vigueur, il vieillissait. Il vieillissait réellement, plus que je ne l’avais cru. Il n’était pas éternel. Ce constat fit refluer un peu ma colère.

– Sans doute quelque chose de très con, articula-t-il enfin. J’aurais tué Paz. Je serai mort en l’emportant avec moi.

– Paz, répéta Asteior, les yeux brûlants de haine. Quelle bonne idée. En voilà un que je me retiens de détruire depuis trop d’années. Ce vieillard rendra ses tripes avant l’aube.

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