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Le petit était reparti à l’attaque. Il était monté sur elle, se tenait à quatre pattes, son visage poupin juste au-dessus du sien. Cette fois-ci, les yeux écarquillés par la douleur, elle ne put fuir sa vue.

Un bébé à l’apparence humaine, tout ce qu’il y a de plus normal. Ah non, pas ses yeux, bien sûr, deux fentes dorées dans une alcôve d’un mauve profond.

Sa respiration restait toujours sifflante, laborieuse, mais ralentie, soulagée.

Les yeux rivés dans les siens, enfin, elle le regardait, ne sachant plus quoi éprouver, quoi ressentir. Ne venait-il pas d’alléger son tourment ?

— Je te voyais plus grand, réussit-elle à coasser.

Calme-toi. Laisse-moi boire à ton sein. Je t’en prie, tu iras mieux.

Cette fois, elle ne rêvait pas. Une voix dans son esprit. Une voix bien juvénile. Elle n’était de toute manière pas en état de l’en empêcher. Pourquoi demandait-il ?

Il bougea sur elle, sa peau contre la sienne, téta un peu de lait. Ses petits bras se posèrent de part et d’autre de son corps, comme s’il voulait l’entourer avec.

Elle peinait à se faire à cette étonnante sensation, mêlant douceur, chaleur… et quoi d’autre ?

Elle ferma les yeux à demi, perdue, confuse. Elle commença à se détendre, la douleur relâchait son étreinte.

Mère, entoure-moi de tes bras…

Quelqu’un d’autre l’avait appelée de cette façon autrefois, mais pas avec ce ton si doux, un peu éperdu quelque part. Était-ce vraiment cet enfant qu’elle entendait dans sa tête ? Par quel prodige ?

Il enfonça un peu plus ses petits doigts, comme pour la serrer plus fort.

Après tout…

Elle bougea une main, la posa sur ce petit dos… Une main qui lui sembla bien lourde.

La petite bouche quitta son sein. Il déplaça sa petite tête, frotta doucement sa joue contre sa poitrine. Une émotion parvint à son cerveau. Elle savait qu’elle émanait de lui. De la peine ? De la joie ? Un besoin ?

Elle se connecta à cette émotion. Il gigota encore, rampa sur elle, s’approcha de son cou, mit ses bras autour, la toucha de ses petites mains si délicates. Instinctivement, elle avança un bras, puis l’autre, l’enveloppa dedans, cette petite chose si menue, si fragile.

Il geignit, haleta un peu, puis respira profondément, comme s’il n’osait y croire. Elle-même, au rythme de ce petit cœur battant contre le sien, se sentit en paix. En paix pour la première fois depuis longtemps.

Oui, mère, prend mon amour et cesse de détruire.

Elle eut un blanc. Il se redressa sur ses coudes. Elle croisa ses pupilles dorées, se perdit dedans.

Chaque fois que tu t’éveilleras, je viendrais contrecarrer tes plans en te donnant mon amour de fils, et en ranimant ton amour de mère.

Que veux-tu dire ? Je ne comprends pas.

Regarde-toi. Regarde autour de toi.

Elle allait mieux. Elle n’avait plus mal. Elle se concentra sur lui. L’apparence de cet enfant était bien plus humaine que la sienne. Et si petit ! Puis elle se toucha, fronça les sourcils, perplexe, surprise. Elle porta ses mains bien en évidence devant son visage. Elle les fixa.

Ce n’était plus des mains, plus humain. De longs doigts volumineux et effilés, armés de griffes impressionnantes, terminaient une grande paluche grisâtre parsemée de quelques poils épars, hirsutes. Gardant l’enfant contre elle, elle se redressa, vit le reste de son corps, tourné gris aussi, les restes d’un pantalon en lambeau dont la chute dévoila des jambes rallongées, aux muscles denses, saillants, robustes, et des pieds nus, difformes, grossis, griffus eux aussi.

Elle se concentra ensuite sur ce qui les entourait. La maison, dans le même état que son pantalon, le ciel envoyant un reste de tempête à travers les trous béants du toit, les murs et les vitres brisés. Malgré son corps désormais entièrement nu, elle ne ressentait pas le froid. Elle ne se sentait plus.

Elle put sortir sans problème, la porte disparue, découvrit le paysage dévasté, la forêt d’un côté, la ville de l’autre, tout en ruine. Des débris volaient en tout sens. Une bulle sembla émaner du duo qu’ils formaient, les entourant, les protégeant des poussières, gravats et autres fragments qui venaient se pulvériser contre.

Cette bulle, il a toujours cru que c’était moi. Ces ravages, le monde envahi par le chaos, il a toujours cru que c’était moi… Pauvre père, il s’est servi de toi, mais il ignore que c’est toi la source de tout cela. Ce sont tes pouvoirs, c’est ton instinct. Tu n’as pas conscience de tes facultés. Tu dois apprendre à les contrôler.

Elle abaissa son visage vers celui de son enfant, cligna des yeux, indécise. Ils clignaient différemment. Elle recommença. Oui, c’est bien cela. Ils clignaient à la verticale. Sans réfléchir, elle s’avança, trouva une flaque d’eau, résultat d’un trou béant dans ce qui avait été une chaussée.

Elle observa son reflet.

Ses pupilles, à elle, fendues également mais pas dorées. Couleur du feu, ardentes, enflammées, contrastant au milieu d’un visage indéfinissable, mélange improbable de plusieurs espèces, ou d’aucune. Ses cheveux clairsemés tournés crin se mêlaient au gris sombre de sa peau.

La prophétie que le garçon étudiait, tu te rappelles ?

Elle acquiesça, étrangement parfaitement calme, toute émotion annihilée, effacée.

Pourquoi ne suis-je pas surprise ? Ou effrayée ?

En fait, cela explique pas mal de choses.

Cette pauvre créature est tombée sur toi par hasard, et il t’a choisi parce qu’il a perçu quelque chose en toi. Il a cru que c’était toi, la génitrice du démon parfait, et qu’il en serait le père. Mais il s’est trompé. Ils se sont tous trompés. Par ma création, par ma naissance, il a éveillé tes pouvoirs. Il t’a révélée. Tout ce que tu as cru avoir vécu avant a été créé de toute pièce. Tu vivais cachée là, cachée de tous, de toi-même, par les humains d’une ancienne civilisation. Réveillée par la terre, tu représentais une menace mortelle pour eux tous. Par leurs pouvoirs disparus avec eux, ils ont réussi à te stopper, mais ils n’ont pu te détruire. Ils t’ont condamnée à vivre une vie d’humain parmi les humains, te réincarnant à chaque génération. Mais les événements de ces derniers mois a définitivement brisé les chaînes qui te liaient.

Ces humains, que sont-ils devenus ?

Ils ont payé le prix de leur victoire trop tardive. Leur pays, tu l’as ravagé, définitivement anéanti avant qu’ils réussissent. Ils ont dû fuir, et se sont répandus à travers le reste de la planète afin de transmettre leurs connaissances.

Comment sais-tu tout cela, toi qui viens de naître ?

Par ton sang, et par le sien, j’ai votre mémoire en moi. J’ai hérité de ce pouvoir.

Elle n’était pas étonnée. Aucun souvenir ne lui revenait encore, mais cela était logique. Elle n’avait qu’à regarder autour d’elle, à se regarder. Elle se sentait bien dans ce corps, complète, parfaite.

— Rends-moi l’enfant !

Le démon, le géniteur de son enfant, était là, toujours suivi de son laquais. Elle se tourna vers eux, tranquillement. Elle les dominait, plus du double de taille, ne se gêna pas pour les toiser.

Il t’a manipulée, maintenue dans l’illusion, mais il n’a pu le faire que parce que tu as été volontairement affaiblie, tu n’étais pas toi-même. Ces tempêtes, ces maelstroms, ces tremblements de terre, il ignore que c’est toi. Par contre, il t’a laissé croire que les humains ne venaient pas t’aider exprès, alors que tu les appelais en larme et en sang, mais regarde dans tes souvenirs, les vrais. Ces pauvres hères fuyaient pour sauver leur vie. Dans le chaos ambiant, tu n’étais qu’une victime parmi d’autres pour eux. Par tes pouvoirs, tu as déséquilibré leur environnement, tout s’est détraqué, enchaînant catastrophes sur catastrophes. Il n’y a que toi, et nous près de toi, qui ne risquions rien.

Sans émoi, elle l'interrogea.

C’est de ton père que tu parles. Ne veux-tu pas l’aimer, lui aussi ?

Mère, je suis ton ennemi, car mon destin est de t’empêcher de détruire le monde. Ce destin est le mien, car il est le tien.

Elle sut alors quoi répondre au démon coupable de son martyr.

Accroche-toi. À tout ce que tu peux, ma crinière si tu veux. Je risque de ne plus te tenir dans le feu de l’action.

Par sa volonté, une pulsion émana d’elle, envoya valdinguer le démon à apparence féline. Elle se précipita, atteignit le laquais, pauvre humain perverti, vile marionnette, l’écrasa sous son pied, continua son chemin, retrouva sa cible principale, déjà vaincue, tas mou au sol, mais encore vivant.

Elle le prit du bout des doigts, le souleva, le nargua.

— Tu es bien faible… Toi qui étais si arrogant ! C’est pitoyable.

— Depuis quand… Comment est-ce possible ?

Elle sourit, dévoilant toutes ses dents de démon, ouvrit ses doigts, émit une autre impulsion avant qu’il atteigne le sol, puis elle joua avec, le projeta dans toutes les directions pour le ramener brutalement à chaque fois, encore et encore, assouvissant son plaisir, se délectant de ses souffrances, grisée par sa propre puissance.

Mère, arrête !

Elle stoppa net.

Quoi !

Ton implacable, mécontente d’être dérangée dans son jeu.

Son enfant se colla au maximum contre elle, peau à peau. Cette douce chaleur qui émanait de lui, passait dans sa chair brûlante, malgré l'épaisseur ce ce nouvel épiderme.

En voulant le détruire, tu détruis tout, tu détruis trop.

Elle observa les alentours. Elle était partie loin, si loin, ne reconnaissait rien, des bâtiments en ruine, la terre se retournant, dévastée, des cadavres en tous états, pauvres humains incapables de se défendre, alors qu’ils ne subissaient que le fruit du souffle de ses pulsions d’énergie. De vulgaires mouches sur son passage, à peine conscience de leur existence.

Elle pivota vers les restes de ce pauvre petit démon, se demandant comment elle avait pu se laisser dominer par lui, ayant déjà tout oublié de l’impuissance qu’on lui avait imposée. Elle le prit par le crâne, dévoila sa gorge, passa une griffe tout du long, tranchant profondément, laissant couler le sang avili et puant.

Le sol tremblait encore, ne se calmait pas. Les éléments célestes restaient en furie.

Vieil instinct retrouvé, encré dans sa chair démoniaque, elle posa ses grandes pattes de monstre contre le sol, ressentit, écouta la terre, également attentive à l’air tourmenté. De ce savoir ancestral, aussi ancien qu’elle, savoir inné ou appris oublié comment, elle comprit ce qui se passait.

Je croyais me contrôler…

L’évidence était là. Un enchaînement destructeur était en cours. Au loin, un volcan sur le point de s’écrouler, entraînant les eaux affolées sur des milliers de kilomètres, noyant les terres.

Je suis enfant du chaos.

Simple constat, d’une telle évidence.

Elle sentait son fils blotti contre elle.

Même moi je ne pourrais l’arrêter…

Je dois te protéger.

Oui, mère, allons-nous-en. Partons loin, à l’abri. Rappelle-toi, tu sais où.

Tu ne veux pas sauver ces humains ?

Elle avait un léger ton moqueur.

Laissons-les, ils arriveront à s’en sortir, comme toujours.

Ou pas. Ils fonderont une autre civilisation ou ils disparaîtront, indignes de survivre. Autrefois, certains d’entre eux avaient un tel savoir qu’ils ont réussis à me dominer et à me transformer. Ils ont changé quelque chose en moi, je le sais, je le sens. Mais ils sont si faibles, ils ont tant perdus depuis. Ceux-là n’ont même pas saisi ce qu’il se passe réellement. Ils peuvent être si décevants. Je pourrais tous les détruire maintenant sans même m’en rendre compte, juste en jouant, mais il n’y en aura plus pour s’amuser !

Tu as vécu en tant qu’humaine. Tu as connu leurs faiblesses, leur fragilité, leur impuissance face aux éléments, à la nature, jusqu’aux souffrances qu’ils endurent lors de l’enfantement. J’ai cette part humaine en moi, étant conçu avant que tu recouvres ta véritable forme… Mère, m’aimes-tu ?

Oui.

C’est donc ça, ce qu’ils ont changé en moi ?

Ignore-les. Allons là-bas. Tu pourras m’aimer éternellement.

Son fils à l'abri entre ses bras, de son corps, elle partit, engrangea sans effort les milliers de kilomètres, passa sur les eaux grâce à cette bulle protectrice qu’elle arrivait à générer et contrôler. Elle retrouva cet antre, cet abri loin de tout, ce lieu ignoré des hommes sur un continent glacé, oublié des humains, en dégagea l’entrée, entra dans ses profondeurs.

Tout au fond, elle retrouva son alcôve telle qu’elle l’avait laissée, y déposa son enfant.

Repose-toi. Reste avec moi.

Elle s’allongea avec lui, se blottit, se lova autour de son petit corps chaud collé au sien, le protégeant du monde, l’entourant de son amour de mère.

La glace éternelle recouvrit l’entrée.

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