Révélation aiguillée

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  De hautes fenêtres en ogive ouvraient la pénombre à une luminosité colorée par leurs fresques. Arlequine et joueuse, celle-ci se frayait de longs chemins entre les parois de livres de la bibliothèque. Elle ne parvenait pourtant que fatiguée à l’allée centrale, qui donnait elle-même sur un chœur grillagé perdu dans le fond de la vaste salle. Derrière ses barreaux et ses murs aveugles reposaient les manuscrits réservés, sur lesquels seule l’élite avait le droit de poser les yeux. L’élite, et bien entendu tout adulte nanti du sang familial.

  Son ouverture ne se commandait pas par une clef, mais bien par un ingénieux mécanisme à touches dont la combinaison n’était connue que des intéressés. En l’occurrence, la date d’anoblissement de notre aïeul le plus fameux, à qui nous devions notre nom gravé dans l’Histoire deux siècles plus tôt. Cette combinaison, je l’avais déjà employée plusieurs semaines auparavant pour récupérer mes nouveaux livres d’étude, et aujourd’hui je comptais sur elle pour m’ouvrir la voie de bien d’autres secrets.

  Le mécanisme couina lorsque je l’actionnai et tirai la poignée, déchirant l’atmosphère pesante et silencieuse des vieux grimoires d’un lugubre cri d’orfraie. Avant de refermer la grille derrière moi, j’allumai une lampe à huile laissée à disposition sur un guéridon. Rendu au rayonnage concerné, je me servis davantage de sa couche de poussière que des références punaisées à ses étagères pour me situer. Deux cents ans de relevés archivés, et rarement compulsés, tapissaient l’ensemble d’un dégradé fuligineux qu’un scoliaste tel que moi n’avait aucun mal à déchiffrer.

  Je trouvai aisément l’épaisse reliure qui m’intéressait et l’empruntai. Me dirigeant vers la sortie, je me rappelai néanmoins que ce genre d’ouvrage sensible ne pouvait quitter l’endroit, dût-il être tenu par le futur duc en personne. Qu’à cela ne tienne : une table et une chaise en vieux bois patiné, placées là à dessein, attendaient ma venue. Je m’y installai, et bientôt seul le bruissement des pages troublait encore la quiétude intemporelle du lieu.

  Je réussis à me contenir lorsque, après plus d’un quart d’heure de feuilletage à reculons, je tombai enfin sur la dernière évocation de mère. Le scribe avait eu la bonne idée de signaler sa fin sans la dépeindre. On n’en demandait pas plus à un rapport militaire. Je continuai ma remontée du temps : les affrontements intramuros, la prise de la porte principale, le bain de sang dans la haute et la basse cour, les combats acharnés à la muraille extérieure et, finalement, les échauffourées de repli au sein de notre domaine.

  Avant cela, rien. Aucune référence aux responsables de l’attaque ni à leurs motivations. Le rapport précédent contait les déboires d’un bataillon envoyé en éclaireur sur la frontière sud du royaume, une semaine plus tôt. Pourquoi cette absence d’explication ? N’aurait-elle pas été considérée comme suffisamment cruciale pour être consignée ?

  J’en oubliais qu’il s’agissait de relevés militaires, non d’un recueil bibliographique. Cette considération prise en compte, j’en vins à la désagréable conclusion que ma recherche d’information passerait désormais, et inévitablement, par père. Une confrontation qui, au vu du contexte à évoquer et de l’humeur générique de l’intéressé, n’aurait certainement nécessité pas moins, pour aboutir, que de le bâillonner et de le ligoter au préalable !

  Mais peut-être Alba en savait-elle autant ? Non, en simple employée qu’elle était, elle ne devait pas être au fait des aléas des grandes gens. Et l’aurait-elle été qu’elle m’aurait proposé de m’instruire en personne au lieu de m’envoyer sur ce jeu de piste.

  Je me retrouvai donc bien embêté, bloqué dans la quête de notre passé comme je l’étais dans mon questionnement au mysticisme. À ce propos d’ailleurs, une question impromptue profita de cet instant de trouble pour me harceler : pourquoi était-ce l’esprit de mon aïeule qui s’était lié à moi durant mon rite initiatique, et non celui de mère. Avait-ce été un choix délibéré de la grande dame en prévision de tout ceci ?

  Je secouai la tête. Il me fallait me focaliser en priorité sur des sujets pour lesquels je savais être susceptible d’obtenir réponse ! En l’occurrence, si père connaissait les responsables de l'attaque et leur raison, la route à suivre m’était tracée, dussé-je subir les foudres patriarcales en l’empruntant.

  Désappointé et résigné, je décidai de refermer le livre. Dans le mouvement, je sentis au niveau de ma main soutenant les pages un brusque pincement. Comme si une abeille suicidaire avait choisi mon index pour renoncer à la vie. De surprise tant que de douleur je relâchai l’ouvrage, qui se rabattit lourdement et bruyamment. J’auscultai aussitôt ma phalange, et fut étonné de n’y trouver aucune marque. Du reste, ladite douleur s’était miraculeusement volatilisée !

  Son origine probable, je ne l’entrevis qu’au moment de vérifier si, dans mon réflexe, je n’avais pas abimé les augustes pages. Ce qui fut malheureusement le cas pour l’une d’entre elles, au coin retourné. Rien de quoi prévenir les crieurs de rue. Je me rendis cependant compte, aussitôt que j’y rouvris le livre, qu’il ne s’agissait pas de n’importe quelle page : elle contenait une note volante, qui me serait complètement passée inaperçue si… si quoi, d’ailleurs ? Une douleur n’apparaît pas par hasard, et disparaît encore moins aussitôt. Il me parut évident que, une fois de plus, les évènements ne relevaient pas de ma simple fortune. Je ne sentais pas sa présence comme ç’avait été le cas sous le saule pleureur, mais j’étais persuadé que grand-mère y était pour quelque chose ! Ce qui me conforta dans l’idée que, quoi qu’elle voulût me faire trouver, j’étais sur la bonne piste…

  Ledit papier était d’une main différente de celles que j’avais croisées dans l’ouvrage. Celle-ci était moins précise, presque vulgaire dans sa graphie en comparaison. La main d’un instruit, mais non d’un scribe. Il y était fait référence à…

  Mes poils se hérissèrent d’excitation. Sur la première ligne, avant même de la lire, je voyais apparaître le nom de père attenant à celui des Sans-Fourreaux ! Ainsi qu’une date, d’un mois antérieur à l’attaque de la citadelle ! Fiévreusement j’en parcourus le texte. Ce n’était pas un compte-rendu mais une lettre, un mémoire rédigé à la première personne. Celle de père ! Le ton qui y était employé tranchait avec celui que je lui connaissais, prouvant, s’il en était encore besoin, que cette bataille l’avait effectivement aigri. Dans celui de ces lignes je sentais plus d’amertume que de colère, le regret de ne pas avoir prévenu ce qui devait se produire. Il avait visiblement su l’attaque de la citadelle inévitable et imminente, et avait juste espéré pouvoir ramener à temps ses gens d’armes des différentes bourgades dans lesquelles ils œuvraient à la paix.

  Qu’est-ce donc ? Nous, œuvrer à la paix ? Notre glorieuse armée n’aurait été, à cette époque, qu’un ramassis de triviales milices locales ? Tout bonnement risible !

  Mon incrédulité monta cependant d’un nouveau cran lorsque je lus l’information tant convoitée. Le nom de l’ennemi était écrit là, noir sur beige, et sa lecture me plongea dans la plus profonde consternation.

  Car ce nom, je le connaissais entre mille. La famille à le porter n’était autre que la plus fidèle alliée de père, celle grâce à laquelle la défense du pays était acquise quand son expansion nous revenait !

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