Chapitre 20 - Maël
Je la regarde s’éloigner de quelques pas, attraper le loquet du paddock, les muscles de son dos tendus sous le tissu léger de son t-shirt. Le soleil découpe sa silhouette avec une précision presque obscène. Elle ne se rend pas compte, je crois, à quel point elle est belle dans cette lumière. Pas apprêtée. Pas maquillée. Juste... là.
Isis.
Je me retiens de la suivre de trop près. Pas parce qu’elle me l’interdit. Mais parce que je sens que si je me colle encore à elle, je vais avoir envie de bien plus que poser mon front contre le sien. Et ça… je sais que ce n’est pas le moment.
Pas encore.
Mais c’est difficile. Parce qu’elle est là, à deux mètres, et que tout en elle appelle quelque chose de brut chez moi. Et en même temps, quelque chose de tendre. Comme un besoin animal de la sentir, mais aussi une envie douce de la protéger.
Je prends une inspiration discrète. L’air est chaud. Mon t-shirt me colle au dos. Orion sort tranquillement, le pas souple. Je reste un peu en retrait, les mains dans les poches, à observer.
Elle est dans son élément. Elle ne fait aucun geste de trop, et pourtant tout semble chorégraphié. Même sa façon de parler au cheval est différente. Elle le murmure plus qu’elle ne le dit. Et moi, comme un idiot, je reste figé, fasciné. Par elle. Par eux.
— Tu vas rester planté là toute la matinée ? m’interpelle-t-elle sans se retourner.
Je souris. Même sa voix me fait quelque chose.
— Je réfléchis à ma reconversion. Palefrenier d’élite. Je pourrais vivre dans un box à côté d’Orion.
Elle rit, cette fois. Un vrai rire, chaud, cristallin. Ça me retourne un peu plus que prévu.
Je m’approche enfin. Je passe la longe au sol comme elle me l’a montré la dernière fois. Mes gestes sont moins hésitants qu’au début. J’ai observé. J’ai appris. Et je crois qu’elle le remarque, même si elle ne dit rien.
Quand elle s’accroupit pour ajuster un protège-boulet, une mèche s’échappe de son chignon. Sans réfléchir, je tends la main et la repousse doucement derrière son oreille. Elle se fige à peine. Un souffle. Mais elle ne bouge pas. Pas de recul. Pas de tension. Son profil est juste là, offert, magnifique. Et moi, j’ai du mal à retenir le geste qui me brûle les doigts : lui caresser la joue.
Mais je ne fais rien de plus.
Je me recule d’un pas. Mon cœur bat trop vite pour un simple contact.
— Tu vas finir par me rendre accro à cette foutue sérénité, dis-je à mi-voix.
Elle se redresse. Se tourne vers moi. Son regard est doux. Un peu troublé aussi.
— Tu n’as qu’à rester, alors.
Je ne sais pas si elle parle du moment, de la journée… ou plus.
Mais je sais ce que je vais faire.
Je vais rester. Et me taire. Et apprendre. Et attendre que ce soit elle qui vienne, un jour, me chercher.
Parce que cette fille-là... Elle mérite qu’on la mérite.
Elle me regarde toujours. Et je sais. Ce regard-là, elle ne l’a jamais eu pour moi. Pas comme ça. Il y a quelque chose d’ouvert, de presque fébrile dans ses yeux. Comme si elle se battait encore avec ses doutes, mais que son corps, lui, avait déjà choisi.
Je m’avance d’un pas.
Elle ne bouge pas.
Un deuxième. Elle baisse un peu les yeux. Sa respiration s’accélère à peine. Je tends la main. C’est lent. C’est une demande silencieuse. Mes doigts viennent frôler les siens. Elle ne les retire pas. Je les enlace doucement, jusqu’à sentir sa paume. Un accord muet.
Je m’approche encore, juste assez pour sentir la chaleur de son corps effleurer le mien. Je glisse mes doigts sous son menton, l’oblige doucement à relever la tête.
— Tu peux me dire d’arrêter, Isis. Tu le sais, hein ?
Elle ferme les yeux, hoche la tête. Mais elle ne recule pas.
Alors je me penche. Nos fronts se frôlent d’abord. Puis nos nez. Puis ses lèvres. Douces. Brûlantes. Elle tremble à peine. Mais cette fois, ce n’est pas de peur. C’est d’envie retenue.
Je l’embrasse. Lentement. Sans urgence. Elle répond, d’abord timidement, puis un peu plus sûre, comme si son corps avait fini par lâcher prise.
Je glisse mes mains sur ses hanches. Elle ne me repousse pas. Au contraire. Elle s’accroche à ma nuque. Son souffle devient plus court, plus pressé. Je sens qu’elle est là, entière, offerte. Mais fragile. Alors je ralentis. Je veux qu’elle décide. Qu’elle prenne. Qu’elle guide.
— On peut rentrer, si tu veux… lui soufflé-je contre ses lèvres.
Elle rouvre les yeux. Et je jure qu’ils brillent. Elle ne dit rien. Mais elle m’attrape la main et m’entraîne doucement vers la maison.
On monte les marches. Nos doigts toujours liés. Et dans sa paume, je sens battre son cœur, affolé, aligné au mien.
La porte se referme derrière nous.
Et cette fois, il n’y a plus de mots.
Il n’y a qu’elle. Et moi.
Et le feu qu’on retient depuis trop longtemps.
La porte claque doucement derrière nous. Son dos heurte le bois. Je la regarde, à peine éclairée par la lumière dorée de la fin de matinée. Elle me dévore des yeux, et j’ai le souffle court rien qu’à l’idée de ce que je lis dans son regard.
Je m’approche d’elle. Elle ne recule pas. Mes mains glissent le long de ses bras nus, effleurent ses hanches. Elle frissonne. Pas de peur. D’attente.
Je penche la tête, embrasse sa clavicule, puis sa mâchoire, lentement, comme si chaque millimètre de sa peau valait la peine d’être découvert. Elle passe ses bras autour de moi, attire mon corps contre le sien.
Je la soulève sans effort, mes mains ancrées sous ses cuisses, son poids léger contre moi comme une évidence. Elle accroche son regard au mien, un souffle suspendu entre nous. Je traverse la pièce d’un pas lent, comme pour étirer cette tension qui pulse entre nos corps. Chaque seconde est chargée d’électricité.
Je la dépose doucement sur le canapé, dans un mouvement fluide, comme si elle était faite de porcelaine. Son dos effleure les coussins, sa respiration s’accélère. Mon corps la suit, tout en retenue, en contrôle. Je m’installe au-dessus d’elle, sans l’écraser, la tenant du regard bien plus que de mes mains.
Nos souffles se mêlent. Sa peau chaude contre la mienne me fait frissonner. Je l’embrasse — une fois, deux fois — des baisers lents, profonds, comme pour lui dire sans mots à quel point elle compte. Ses mains remontent le long de mon dos, glissent sous mon t-shirt. Je sens ses doigts trembler légèrement, et ça me touche plus que tout.
Mon cœur cogne fort dans ma poitrine, comme s’il voulait se faire entendre. Je n’ai jamais autant désiré quelqu’un. Mais ce n’est pas juste du désir brut, ce n’est pas seulement le feu dans le ventre — c’est elle. C’est elle que je veux tenir, protéger, apaiser. C’est son monde intérieur que je veux découvrir du bout des doigts, de la bouche, avec une infinie précaution.
Mes lèvres descendent le long de sa mâchoire, effleurent son cou, ses épaules nues. Je perds la notion du temps. Elle gémit à peine, un murmure rauque qui me fait perdre pied.
— Dis-moi si je vais trop loin, je murmure contre sa peau.
Je me redresse juste assez pour voir ses yeux. Elle m’attrape par la nuque, son regard planté dans le mien, intense, clair, sans la moindre hésitation.
— Ne t’arrête pas.
Elle n’a pas crié, elle n’a pas supplié. Elle a affirmé. Et ce consentement-là, limpide, vibrant, me bouleverse.
Je réponds à son appel. Mes mains explorent, mes gestes se font plus précis. Nos corps se cherchent, se trouvent, se reconnaissent. Le t-shirt qu’elle portait glisse contre sa peau, se perd quelque part sur le sol. Nos baisers s’intensifient, avides, mais toujours lucides.
Je sens qu’on est à la lisière. L’exacte frontière entre le désir longtemps contenu et l’abandon complet. Ce moment suspendu, si fragile, où tout peut encore basculer.
Et pourtant, dans le tumulte, je reste ancré. Pour elle. Pour moi.
Parce qu’ici, maintenant, ce n’est pas juste deux corps qui s’unissent. C’est tout ce qu’on n’a pas su dire. Tout ce qu’on commence à comprendre. C’est un pas de plus, dans la confiance. Dans la guérison. Dans nous.
Et puis, dans un claquement absurde et brutal :
BRRRRR BRRRRRR
Mon téléphone vibre. Longuement. Insistamment.
Je grogne contre sa gorge.
— Ne décroche pas, souffle-t-elle.
Mais le nom s’affiche. Bastien.
Je ris sans joie. Bien sûr. Évidemment.
— Je dois répondre. Sinon il va croire que t’as planqué mon cadavre dans la litière d’Orion.
Elle rit aussi, mais son regard est chargé. D’envie. De frustration. De ce lien suspendu entre nous.
Je m’écarte à contrecœur, attrape le téléphone sans me lever totalement d’elle.
— Quoi ?! râlé-je, voix basse, essoufflé.
— Ah, donc t’es vivant. J’hésitais à appeler Interpol. Ton silence radio après le déjeuner familial m’inquiétait. Elle t’a enterré sous les sabots de son cheval préféré ou tu t’en es sorti avec un doigt en moins ?
— J’étais… occupé.
— Occupé ? C’est le mot que t’emploies pour “j’étais à deux doigts de conclure mais t’as fait vibrer mon caleçon, connard” ?
— Bastien, je vais t’arracher les cordes vocales.
Isis rit sous moi, son front contre ma clavicule.
— J’te laisse, héros des paddocks. Mais sois gentil, mets une capote émotionnelle aussi. On sait jamais.
Je raccroche sans répondre. Je repose le téléphone sur la table.
Un silence.
Puis, elle lève les yeux vers moi, un sourire en coin aux lèvres.
— Il a un sacré timing, ton agent.
Je l’embrasse doucement, juste au coin de la bouche.
— T’inquiète. Il a juste retardé l’inévitable.
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