Chapitre 14

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              Pleine de frustration et de rage Marie ne rentra pas directement chez elle ce soir là, en rentrant de la poste, elle traversa le village et monta directement jusqu’au pin plié. La haut, elle resta un long moment les jambes dans le vide, le regard fixé vers l’horizon. Elle aurait tellement voulu revenir en arrière, au moment où elle était encore jeune mariée, avant la guerre et tous ses problèmes. Elle en voulait au monde entier. A elle même d’abord qu’elle ne reconnaissait plus depuis quelques temps, à Jean qui était devenu si taciturne, à Suzanne qui avait tout bousculé dans sa vie. Quand elle fut calmée elle entreprit de redescendre, il faisait encore bon et clair, les cigales ne s’étaient pas encore tues. A l’épingle d’un virage quelques centaines de mètres à peine avant les premières maisons elle aperçu une silhouette en contrebas, elle continua d’avancer et la reconnu : c’était Denise. Celle-ci devina aussitôt d’où venait son amie :

  • Tu redescends du pin plié c’est ça ? Marie ne pu cacher sa gêne d’avoir été aussi vite démasquée
  • Oui…j’avais besoin de prendre un peu de hauteur.
  • C’est avec Jean que ça ne va pas ? J’ai bien vu l’autre jour quand je suis passée qu’il n’était plus le même. Marie hocha la tête. Tu sais que tu peux venir me voir quand tu veux, t’as pas oublié où j’habites ? Ironisa son amie

Aller lui parler, tout lui raconter, Marie en mourrait d’envie, elle y avait pensé mille fois, mais elle ne pouvait pas, si elle le faisait il fallait qu’elle lui explique ce qui l’unissais à Suzanne, et ça, c’était au dessus de ses forces. Elle se sentait comme une inconnue avec son amie de toujours, comme si la lourdeur du secret entre elles les éloignait, les empêchant de se parler réellement comme à l’époque. Marie était frustrée de ne pas pouvoir tout lui dire, elle avait plus que jamais besoin de son amie mais qu’allait-elle penser de sa relation si spéciale avec Suzanne. En plus, Marie se reprochait d’avoir un peu délaissé son amitié avec elle depuis quelques mois, persuadée que Denise, célibataire endurcie ne pourrais pas comprendre son inquiétude pour Jean. Et puis Denise avait l’air très occupée depuis quelques semaines, et fatiguée, des cernes noires assombrissaient son visage.

Les deux femmes se séparèrent et repartirent chacune de leur côté, en rentrant chez elle Marie songea que Denise ne lui avait pas dit pourquoi elle s’enfonçait seule dans la garrigue à la tombée de la nuit, il faudra qu’elle penser à lui demander la prochaine fois qu’elles se verraient.

Le souper fut ombrageux dans le petit appartement familial. D’ordinaire Marie s’efforçait de faire la conversation pour deux, s’enquérant des nouvelles de l’usine ou rapportant des informations apprises dans la journée mais ce soir là le repas se prit dans un silence de mort. Elle ne décolérait pas de l’incident de la veille, exprimant son mécontentement par son mutisme et la pose bruyante des plats sur la table. De temps à autre Jean lui lançait un regard perplexe, il n’avait jamais vu sa femme dans une telle colère. Sûr de son acte, il ne comptait pas non plus mettre de l’eau dans son vin et espérait laisser passer l’orage en silence, Marie ne restait jamais fâchée bien longtemps.

Au moment du coucher aussi l’ambiance resta glaciale, les deux époux se glissèrent silencieusement sous les draps et ne tardèrent pas à rapidement se tourner le dos. Si ça faisait longtemps qu’ils n’échangeaient plus d’étreintes ils ne s’endormaient jamais sans échanger une ou deux paroles tendres. Ce soir là Jean attendit longtemps des mots qui ne vinrent pas.

Le lendemain soir Marie laissa ses enfants à Jean prétextant aller rendre visite à Denise. En réalité elle patienta sur la place devant l’école un long moment (après s’être assurée que les yeux de la vieille Berthe ne trainaient pas par là). Abritée à l’ombre d’un platane elle observait Suzanne s’activer dans sa classe, remplir les encriers et trier les livres. Elle se sentait honteuse de se tapir ainsi pour oser l’aborder, elle avait l’impression d’être une enfant en train de faire une bêtise et elle n’imaginait pas sa gêne si quelqu’un venait à la surprendre. Quand elle fut assurée que la gardienne de l’école fut partie et qu’il ne restait plus que Suzanne à l’intérieur de la salle de classe elle prit son courage à deux mains et s’extrait de sa cachette. Lorsqu’elle franchit le portail elle n’était déjà plus bien sûre de son idée, quand elle traversa le couloir elle pensa carrément à faire demi tour mais c’était trop tard Suzanne l’avait surement déjà entendue. D’ailleurs, lorsqu’elle pénétra dans la salle de classe celle-ci paru pas surprise de la trouver là. En fait, c’est comme si elle l’attendait.

  • Je savais que tu allais venir, je t’ai vue derrière ton platane. Dit-elle amusée

Marie mortifiée de honte perdit instantanément le courage qu’il lui restait.

  • Je suis venue à propos du dernier livre que tu m’a prêté , « Le Puits de solitude ». Marie marqua une pause et inspira profondément : en fait je suis là pour m’excuser, je ne l’ai plus.
  • Comment ça ? Tu l’as perdu ? Tu sais qui a pu le trouver ? Il est censuré normalement. Demanda Suzanne, aussitôt inquiète. Alors Marie lui raconta tout : ses lectures nocturnes, Jean qui était tombé dessus par hasard et ce qu’il en avait fait.
  • Je suis vraiment désolée, j’ai lu le mot qui tu avais glissé, je sais quelle importance il devait avoir pour toi, je suis impardonnable. Conclut-elle.

Suzanne haussa les épaules :

  • Mon institutrice, celle qui m’a transmis l’envie d’enseigner m’a toujours dis que les livres devaient vivre, ils sont fait pour être prêtés, annotés, offert, cornés…alors si tu l’as lu c’est le principal. C’est ce qu’Anna voulait quand elle me l’a offert, que je lise et qu’à mon tour je le partage à d’autres comme nous. Marie tiqua sur le sens du "comme nous" mais continua :
  • Justement, je n’ai pas pu lire la fin.
  • Alors viens, je vais te la raconter. Les deux femmes prirent place côte à côte sur l’étroit banc dans le couloir, à l’abris des regards. Suzanne détailla le dénouement du livre, elle racontait bien, Marie était comme envoutée par sa voix douce. Bientôt elle fut pleinement transportée dans l’univers du roman, oubliant le couloir froid, le banc en bois inconfortable sur lequel elle était assise, ne se raccrochant qu’à cette voix mélodieuse et cette envoutante odeur de jasmin que dégageait son amie. A la fin du récit Suzanne s’arrêta quelques instants :
  • La dernière phrase, je la connais par coeur, Anna me l’avait fait apprendre bien avant que je lise le livre, c’est une supplique d’Etienne à Dieu, ça dit : « donne nous aussi le droit à notre existence ».

A ces mots Marie sentit un frisson lui parcourir l’échine, elle se tourna vers Suzanne et se rendit compte que celle-ci la regardait en souriant. Leurs visages étaient si proches que Marie pouvait sentir le souffle chaud de son amie contre elle. Elle ferma les yeux et se laissa aller à ce dont elle rêvait depuis des mois : elle posa ses lèvres contre celles de Suzanne, douces, chaudes et l’embrassa. Le baiser ne dura que quelques secondes à peine mais quand elle rouvrit les yeux elle eut la certitude que rien ne serait jamais plus comme avant. Elle aurait aimé rester ainsi des heures, dans le silence complice de ceux qui viennent de partager un baiser, avec Suzanne à l’abris de la fraicheur du couloir. Mais, de l’autre côté de la cloison qui séparait le couloir du petit logement de fonction elles entendirent des bruits.

  • Charles est rentré, sauve toi, lui souffla Suzanne.

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