On se connaît bien toi et moi. On a traîné ensemble souvent. On a grandi ensemble. Enfin, non. La vérité, c'est que je ne te connais pas. Je ne t'ai jamais connu. J'ai grandi dans une famille merveilleuse, mais al vie étant ce qu'elle est. Ce petit cocon n'a pas été épargné. Avant même ma naissance, tu étais supposé exister. Un grand gaillard de deux ans mon ainé. Tu aurais peut-être eu les cheveux bruns et bouclés ou longs et raides. On se serait peut-être détestés. Je ne peux m'empêcher de nous imaginer. Faisant nos études ou nous aventurant ensemble dans les contrées du monde du jeu vidéo. Je nous imagine un soir de juillet alors que la chaleur nous a accablé toute la journée. Ça pue la sueur dans ma vieille chambre d'ado. On se relance une game, on rigole. Trop fort, notre mère vient nous voir pour nous dire de baisser d'un ton car on fait trop de bruit. Dehors, il fait enfin nuit. On ouvre la fenêtre et on s'échappe dans la nuit pour aller au vieux château. Je te fais part de mes doutes sur mon choix d'étude, sur mes amis et mes aventures. Tu me taquines gentiment en me disant que de toute façon, je ne pourrais pas faire mieux que toi. En haut de cette tour bercé par l'obscurité, nous regardons le village où nous avons grandi. Le monde s'en tient à notre famille. Tu me dis d'arrêter d'être une boule de nerf et d'envoyer chier toute personne qui essaie de faire des efforts pour moi. Je te réponds juste que je ne veux plus jamais avoir ce sentiment d'être enfermé dans mon propre corps. Je t'évoque ma petite amie. Une fille géniale. Tu me chambres en me rappelant qu'elle n'a qu'à écouter mes goûts musicaux pour s'enfuir.
Tu m'aurais engueulé pour les premières conneries. Tu m'aurais sûrement soutenu dans certains choix. On aurait tout partagé même si je ne suis d'ordinaire pas capable de partager grand-chose. Tu m'aurais fait sourire avec tes blagues stupides. Tu serais venu à Dijon et on aurait évoqué le temps qui passe si vite. Les amis qui finiront par disparaître. La vie d'adulte et ma terreur de ne jamais être pleinement adapté dans cette vie.
Est-ce que tu crois qu'on se saurait aimé comme des frères ? Ou détesté ? Est-ce que tu m'aurais pris pour un gamin ingrat ?
Moi, je pense qu'on se serait aimés. Je t'avais déjà écrit par le passé.
Je t'imagine devenir ingénieur ou livreur domino. Dans le fond, cela n'a pas d'importance. Je t'imagine dans notre maison en train de chambrer ma sœur et d'éclater de rire tous ensemble autour de cette table à un seul pied devant un repas simple de champignons et de riz. Je t'imagine me sortir de ma coquille. je t'imagine m'exhortant à vivre quoiqu'il arrive. Et c'est ce que je fais. Je vis pour que tu vives à travers mes yeux.
Une feuille de hêtre dans le dos pour ne jamais oublier.