C'est quoi ce bordel !

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Je ne m’attendais pas à ça. Si on m’avait dit qu’en posant mes pieds sur les terres de Jacques Cartier, ma vie allait être une nouvelle fois, tout sauf un long fleuve tranquille, je lui aurais ri au nez. Remarque, ce brave homme en 1534 a dû penser plus ou moins la même chose en découvrant le Saint Laurent. Ce cours d’eau aux allures d'océan serpente le continent ouvert aux quatre vents. Vu du ciel, le paysage est magnifique. Comme quoi, tu vois Manu qu’il m’arrivait d’écouter en cours d'histoire-géo. Avec Madame Beauville, les vendredis après-midi n'étaient pas toujours roses mais on se marrait bien. Cédric, lui en a fait voir de toutes les couleurs. Mon pote n’était pas adapté au monde scolaire. Quand il s’est présenté au rattrapage du bac, plus par obligation que par conviction, je savais qu’il se planterait sans hésitation, en signe de rébellion. Une vraie tête de bois, toujours prêt à faire des conneries. Depuis septembre, il a intégré les chasseurs alpins à Annecy. J’ose espérer que ce nouveau projet lui permettra de trouver sa place et qu'il ne jouera pas au crétin en dealant dans les rangs. Il m’a promis qu’on ne le reprendrait pas à deux fois à faire la même connerie. Je veux bien le croire. Il a quand même bien flippé dans ce putain d'appartement numéro treize en juillet dernier. Au cas où il n’aurait pas compris, Jérémie a passé une seconde couche pour l'en dissuader.

En attendant, il faudrait que l’on m’explique pourquoi nous tournons au-dessus de l’aéroport depuis une demi-heure. Les hôtesses de l’air armées de leur grand sourire essayent de donner le change. Franchement, il faut être stupide pour penser un seul instant que leurs lèvres disent "tout va bien" pendant que leurs mains s'agitent. Un signe de nervosité reconnaissable parmi tant d'autres, Manu était le maître en la matière. Ses doigts jouaient une mélodie sur ses cuisses et ses mots chantaient une toute autre partition. J’ai appris à reconnaître ces petits gestes, ils ne peuvent pas me berner. Aussi à cette heure, il y a quelque chose qui cloche, j’en suis persuadé. Des tas de scénarios passent de tête en tête, de passagers en passagers. Un murmure se propage de siège en siège et se déverse dans les couloirs. À vouloir taire la vérité, on augmente le taux d’angoisse. La preuve, le mec assis à mes côtés commence à être en stress total, il se bouffe les ongles. À sa décharge, la moindre poussière dans l'engrenage le mettrait dans le rouge. Dès que l’avion a décollé du sol, il était déjà en panique. Les bulles offertes par la compagnie l’ont aidé à se détendre peu à peu ainsi que le cachet qu’il a avalé dans la foulée. Tant et si bien qu’il a fini par sombrer dans les bras de Morphée, sa tête calée contre mon épaule. Il l’a squattée pendant plusieurs heures. Jusqu’au moment où une envie pressante ne m’a plus laissé le choix. Délicatement, j’ai attrapé le coussin que m'a prêté l’hôtesse, la même qui à cette heure me sourit encore et encore, l’air de rien et l’ai glissé entre son visage et le hublot. Le mélange alcool et médicament est super efficace, il n’a pas bougé d’un millimètre, juste poussé un soupir d’aise.

Ce voyage débutait sous le signe des emmerdes et des attentes interminables. J’ai poireauté pendant une dizaine de minutes devant une porte de WC close. À l’intérieur, le mec devait prendre son pied, moi de mon côté, je ne tenais plus. Je me dandinais sur le seuil, une sensation désagréable m’envahissait. Voilà ce que c'est de boire et boire alors qu’on a conscience que notre seule issue de secours est quasiment occupée les trois quarts du vol. Quand enfin le mec a daigné sortir, parce qu’il s’agissait bien d’un homme, je me suis senti soulagé de pouvoir à mon tour pisser. J'espérais qu’une chose qu’il n’est pas fait la grosse commission, pour ne pas finir asphyxié dans un espace aussi restreint. Il m’a bousculé sans se rendre compte de ma présence, sans aucun regard ni mot d’excuse. Je n’ai pas cherché non plus à lui demander des comptes, je m’étais retenu bien assez longtemps. Par contre en y repensant, ce n’était peut-être pas qu’une coïncidence mais je revois des gouttes de sueur perler sur son front. Étrange, il était peut-être simplement souffrant, à moins que je ne me fasse un film catastrophe en live.

J’essaie de l’apercevoir au travers des allées. Personne ne ressemble à l’image qui me reste en mémoire. Maintenant, ça y est je me souviens exactement de sa tenue, une chemise bleu marine avec une tache de transpiration dans le dos. Sur sa poitrine, le sigle de la compagnie. Le pilote ou le co-pilote ? Un autre indice surgit comme un flash, je n'y avais plus prêté attention mais ses yeux étaient injectés de sang comme ceux d’un gars qui vient de fumer un joint. Je confirme, on est dans la merde si le pilote est complétement défoncé. Il a une drôle de façon de planer. Ça ne lui suffit pas d’être à plus de trente mille pieds au-dessus de l’océan ? Pourtant, j'aurais dû reconnaître l’odeur du shit quand je suis entré dans les toilettes si elle avait été présente dans l'espace. À moins que… Non… une beuh sans odeur, pas possible l'antelax traverse l’Atlantique. Je suis en plein cauchemar, c'est quoi ce bordel !

Alors que j’essaie de me tortiller pour regarder en direction de la porte de la cabine de pilotage, rien, absolument rien. J'ai quand même pas rêvé tout ça.

Je sens des ongles s’enfoncer dans mon bras. Rien de tel pour me reconnecter à la réalité. Par réflexe, j’essaie de me dégager et au même moment j’entends une voix tremblante :

— Pardon, mais je ne supporte plus l’avion.

— Et moi tes ongles. Relâche la pression. Tu me fais mal, dis-je en essayant de le repousser.

— Oh, excuse-moi, je ne voulais pas. Tu sais pourquoi on n’a pas encore atterri ?

— Non aucune idée.

Plus il me parle, plus son visage devient blanc.

— Ça va aller, rassure-toi. Il y a peut-être des conditions météo défavorables.

Bravo Zach, là je suis sûr qu’il va se sentir beaucoup mieux. Balance-lui que l’on va droit dans l'œil du cyclone. Et ajoute avec un grand sourire que ce n’est pas sûr que l’on s’en sorte.

— Moi c’est Zach et toi ?

Je peux voir dans ses yeux la panique, c’est pas gagné.

— Et toi tu t’appelles ? insisté-je.

— Alexis.

— Canadien ?

— Ouais et totalement fou de prendre encore l’avion pour aller voir mes grands-parents à Londres deux fois par an. Et toi, tu viens d’où ?

— Français.

— Tu viens voir de la famille par chez nous ? me demande-t-il avec une voix plus apaisée.

— Non. Faire mes études, enfin si on atterrit un jour.

— C’est de l’humour à la française ? me demande-t-il inquiet.

— Non, une connerie à la Zach.

À cette réponse, il éclate de rire, un bon début.

— Et toi, tu fais quoi dans la vie à part voyager entre deux continents et lacérer les bras de tes voisins ?

— Je passe des heures sur les bancs de la fac de sciences, je rentre en troisième année.

— Oh cool, où ça ? Nous serons peut-être voisins de campus.

— UQAM.

— Quelle coïncidence.

Pas le temps d’aller plus loin dans notre conversation, que nous entendons l’annonce du pilote, le ton de sa voix ne laisse rien présager de bon.

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