Tel un Tetris

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Je mets la lettre dans une enveloppe, colle un timbre, descends les marches de l’escalier quatre à quatre et ouvre la porte en grand. Je passe devant Léa qui m’attend les bras chargés de courses.

— Zach, attends tu as oub…

Elle essaie de me dire quelque chose mais je ne lui en laisse pas le temps et je disparais au coin de la rue en lui criant :

— Rentre, fais comme chez toi, j’en ai pour une minute.

Aussitôt dit, aussitôt fait, je poste mon courrier et reviens sur mes pas quand j’entends des sifflets dans mon dos. J’hésite à me retourner pour envoyer bouler les auteurs de cette façon bien peu cavalière d’interpeller les gens. Je réalise tout à coup que j’ai à l’évidence oublié un petit détail. Sûrement le même que voulait me signaler Léa. Je trouvais le fond de l’air frais, à présent je comprends mieux pourquoi. Trop pressé de mettre la lettre dans la boîte, je me suis précipité à l’extérieur en slip. J’avais hâte d’envoyer la lettre à Manu, zappant le fait que je sortais juste de la douche quand j’ai commencé à l’écrire. Encore heureux pour moi, j'avais enfilé un sous-vêtement, sinon j'aurais couru cul nu. Difficile de passer inaperçu dans les rues avec une tenue aussi minimaliste et avec les températures glaciales. Pourvu qu’il ne s’agisse pas du coup de sifflet d’un agent de la police montée. Pourvu que ce ne soit qu’une bande de copines qui apprécie le spectacle. Pourvu que ce ne soit pas une mère outrée avec un enfant en bas âge qui l’interroge sur le fait que je n’ai pas de pantalon. Je me retourne tout penaud et laisse échapper un ouf de soulagement. Léo et Noah, eux, éclatent de rire.

— Zach, franchement tu es le mec le plus drôle au monde, dit Léo en reprenant son souffle.

— Je dirais même mon cher, que notre petit Français préféré n’en loupe pas une, enchaîne Noah plier en deux.

— Arrêtez de me charrier les gars, la situation est déjà assez embarrassante. Et je me les gèle.

Mes potes ne se contentent pas de se foutre de moi. Aussitôt, ils me filent dans les mains le pack de bières et le sac de courses.

— Attrape, c’est peut-être plus prudent que tu les portes, tu te sentiras plus à l’aise, me dit Noah.

— Ouais, dis surtout qu’à force de te bidonner, tu risques de laisser échapper les boissons.

— Où plutôt, il faut que je me magne d’arriver chez toi pour ne pas me pisser dessus.

— Ne me tente pas, je pourrais te semer en sprintant et te fermer la porte au nez, dis-je tout en accélérant.

— Pas cap, ajoute Léo qui pleure de rire à présent.

— Essaye pour voir, me lance Noah avec un regard de défi.

Il devrait le savoir, qu’à ce petit jeu, je gagne à chaque fois. Mais il continue de prendre le risque au cas où pour une fois il prendrait l’avantage. Je suis joueur alors je n’hésite jamais à le provoquer et lui il tombe dans le panneau à tous les coups. Depuis un mois à peine, j’ai remporté tous nos paris et je suis bien parti pour boire à l'œil pendant toute ma première année universitaire à ce rythme. N’empêche que depuis qu’ils sont entrés dans ma vie, je ne m’ennuie absolument pas.

J'arrive sans mal en premier sur le pas de la porte et agite fièrement le sac de courses.

— Ok, je m’incline, dit Noah essoufflé.

— Brune ou blonde ? me demande Léo qui arrive à sa suite.

— Je me demande si je ne vais pas changer le contrat en route, ajoute Noah.

— Hors de questions ! Si tu veux, on peut aussi faire quitte ou double.

— Tu es sûr que c'est prudent ? demande Léo en observant son ami.

Noah cherche l'air qui lui fait défaut, s'appuie sur la rambarde et poursuit :

— De toute façon, je ne risque plus rien.

— Non, si ce n'est d'investir dans un fût, j’ajoute pour le taquiner.

Au tour de Léa de se moquer, plantée au milieu du hall, elle éclate de rire.

— Ça va, Léa n'en rajoute pas une couche.

— Tu m’avais pas dit qu'on faisait une soirée pyjama, ajoute-t-elle sans me quitter des yeux.

— Eh, ça aurait pu être un concept, balance Noah tout en posant les courses dans la cuisine.

— Bon ok, j’ai compris je vais m’habiller et après on prépare les crêpes.

— T’es sûr que tu ne veux pas rester comme ça ? me taquine Léo.

J’attrape le torchon posé sur le plan de travail et l'envoie dans sa direction, espérant qu'il termine sur sa tête. En voulant l’esquiver Léo glisse et termine dans les bras de Léa qui pique un fard instantanément. S’en suit un chapelet d'excuses assez drôle entre les deux. Avant de disparaître, j'entends Noah me dire :

— En plus, monseigneur joue à cupidon.

Je remonte l’escalier en courant, un sourire aux lèvres en songeant que parfois il faut donner un petit coup de pouce au destin. Depuis une semaine, mon amie n'arrête pas de me parler de Léo et lui la dévore des yeux dès qu’elle rentre dans son champ de vision.

**

La soirée bat son plein. Dans la cuisine, Charlotte, Caroline et Rose ont pris les choses en main, trois poêles chauffent sur la plaque de cuisson, les crêpes s’empilent et sont réservées dans un plat. Une bonne odeur emplit la pièce, nos estomacs quant à eux crient famine.

— Bon, je ne sais pas vous, mais moi j’ai la falle basse, dit Noah en s’approchant de l’assiette.

— La quoi ? dis-je en interrogeant Rose du regard.

— Oh, rien. Il a la dalle. Enlève tes sales pattes de là, prévient Rose en lui tapant sur les doigts.

— Tabarnak, ça fait mal. Tu vas me payer ça.

— Calme-toi le pompon, ajoute-t-elle un sourire au coin des lèvres.

Noah attrape Rose par la taille qui de surprise en laisse échapper la cuillère en bois. Le grand gaillard la soulève du sol, la fait tournoyer dans les airs avant de la reposer et lui distribuer des chatouilles.

— Bon ok, arrête, t’as gagné pour cette fois, le supplie-t-elle, je vais finir par me faire pipi dessus.

Il s'écarte délicatement et dépose un baiser sur son front. Je peux lire la déception dans les yeux de la jeune femme, elle espérait qu’il ne la prenne pas au mot. Depuis mon arrivée, ces deux-là jouent au chat et à la souris. Je me demande qui craquera le premier.

Je termine de préparer les bol avec les différentes garnitures et rejoins le reste du groupe dans la pièce adjacente. Léo et Léa, positionnés chacun d’un côté du plateau d'échecs, se rendent coup pour coup. La partie semble très serrée. Un pion se déplace, leur regard s’efface. Il lui chipe son cavalier, elle attend en secret de le faire plier. Encore un tour de passe passe et la tour enlace avec classe la reine. S’ils continuent ainsi l’espace tracé par la table basse ne laissera plus aucun doute planer, Léo tombera dans les filets de Léa.

En retrait, proches du poêle à bois, Maëva et Alexis, blottis l’un contre l'autre, échangent des baisers discrets tout en feuilletant un magazine. L’ambiance feutrée du salon contraste avec l’agitation de la cuisine. Je me retrouve entre deux mondes en fusion et me sens un peu comme chez moi.

— Faque mes chums, j’espère que vous allez pouvoir patienter, crie Noah en entrant dans la pièce.

Je le regarde décontenancé. Qu’est-ce qu’il baragouine encore ? Je n’ai pas encore tous les codes. Rose arrive derrière lui et s’empresse de me traduire son intervention fracassante.

— Bon, les amis, l’invité principal vient d’envoyer un message sur le groupe, que faisons-nous ?

Je consulte mon téléphone que j’avais abandonné sur la tablette du hall pour profiter au mieux de la soirée. Je constate que j’ai deux appels en absence. Mon père et Grandma ont essayé de me joindre à intervalle rapproché. Je prends cinq minutes pour écouter les messages laissés sur mon répondeur. Je veux m’assurer qu’ils venaient seulement prendre de mes nouvelles. En entendant leur voix et la teneur de leurs mots, je comprends qu’il n’y a pas d’urgence et les appellerai demain. Ils doivent dormir, il est quatre heures en France. Mon père depuis sa mutation n’assure plus les nuits autant ne pas perturber son sommeil.

Je jette un œil furtif sur mes autres messageries quand la notification de Lucas apparaît dans la foulée “ne m’attendez pas, le bar ne désemplit pas, hors de question de planter les collègues. Si tout roule, je serais là aux alentours de minuit.” Il nous reste deux heures avant de pouvoir fêter son anniversaire, enfin à l’heure où il va se pointer, le jour sera passé.

— Si nous faisions un Buzzer F*cker ? propose Charlotte, les bras chargés.

Dans une main, elle tient une boîte de jeu au nom évocateur, dans l’autre, elle a un six pack. Et oui je retiens certaines expressions plus facilement que d’autres. Elle pose les bières sur le parquet, retire l’échiquier de la table basse et met le nouveau plateau de jeu en place. Nous nous asseyons en tailleur sur le tapis prêt à écouter les règles. Rose taquine déjà Noah. Léo se cale contre Léa. Charlotte et Caroline se coupent la parole tout en nous expliquant le déroulement de la partie. Alexis et Maëva les regardent en souriant. Toute cette petite tribu me charme. Tel un tétris, chaque pièce que nous posons trouve sa place sans forcer.

Manu adorerait, ce jeu d’ambiance, il réinvente le petit bac. Je me souviens de nos parties interminables les soirs où saturés par nos révisions, pour déconnecter, nous partions dans un délire sans nom. Forcément Manu choisissait les thèmes, plus farfelus les uns que les autres. Ici pas de feuilles, ni de stylo, juste un doigt pour appuyer sur le buzzer. Chacun dispose d’un pion qu’il positionne à l’emplacement réservé. Ils sont au nombre de huit, tout naturellement Alexis et Maëva proposent de composer un duo, la solution idéale pour éviter de laisser un participant sur la touche. Pour avancer d’une case, il suffit d’être le plus rapide. Chacun se tient prêt, honneur à la plus jeune de commencer. Rose s’empare des cinq dés, un de couleur, un avec des catégories et les quatre autres sont gravés avec des lettres. Il faut les envoyer sur la sonnette et le tour est lancé.

— Avatar, tenté-je instantanément.

— Faut taper ! Faut taper ! me crie Léa, avant de faire une proposition.

Je la regarde et découvre que je viens de perdre mon tour. Forcément, j’ai parlé avant d’agir.

— L’amant diabolique, dit Maëva juste après qu’Alexis ait appuyé sur le buzzer.

— Hé c’est de la triche, proteste aussitôt Rose, c’est Alexis qui doit répondre.

Tout le monde est pris d’un fou rire difficile à contenir et Charlotte en modérateur valide le point.

— Après tout, ils ne font qu’un, précise Léo.

Les gagnants lancent à leur tour les dés. Cette fois, hors de question de me faire avoir. Eh bien si, comme un débutant, je me fais griller la politesse par Caroline. Elle écrase le bouton poussoir.

La catégorie: Karaoké - La zone : verte - La lettre imposée : C

— Oh une chanson, une chanson, réclame son auditoire.

J'ai toujours été bruyante silencieusement

Je me sens toujours seule dans un endroit bondé

Je veux toujours rester.

— Confetti de Charlotte Cardin, annonce Léa sous les applaudissements du groupe.

Du coup, l'interprète et celle qui a trouvé la réponse ont un point chacune. Curieux, je m'enquiers auprès de mon amie pour qu’elle me partage cette artiste qui m’est inconnue. Je pourrai ainsi l’ajouter à ma playlist. La partie est lancée, les bruits de la sonnette résonnent dans la pièce, une joyeuse cacophonie rythme les échanges, chacun y va de son commentaire. Quand le dé tombe sur l’éclair, il faut être le premier à appuyer en annonçant Buzzer F*cker sans se tromper sinon on recule de deux cases. Nous alternons les thèmes pour aviver les actions.

— Tabarnak, lancé-je avec fierté sous les hourras de Noah et Léo.

— Tu as enfin réussi à t’adapter, me disent-ils en me tapant sur l’épaule.

— Je ne pouvais pas louper la catégorie “gros mot”, moi qui ne cesse de mettre “putain” à tous les sauces quand je suis en colère, juré-je.

Je provoque une hilarité collective quand la sonnette de la porte d’entrée vient nous stopper dans notre élan.

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