Vert prairie

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Après une seconde tournée de sablés au citron, Juliette nous demande un service.

— Tu es sûr Zach que tu pourras porter ce carton ? m’interroge Lucas, les bras chargés d’une panière et d’un sac de sport.

— Oh, je suis une bécassine, s’excuse aussitôt Juliette en regardant mon pied. Comment ai-je pu oublier ta blessure ? Je dois perdre la tête, tu m’as expliqué ton accident, il y a à peine une heure de ça.

— Rassurez-vous tous les deux je ne suis pas en sucre, dis-je en soulevant le colis.

La douleur me titille depuis mon arrivée mais je prendrais sur moi après tout, comment refuser quoi que ce soit à cette charmante mamie. Elle me fait penser par certains côtés à ma grand-mère, dans ses yeux brillent la même flamme.

— Vous êtes des amours, nous remercie-t-elle une fois tous les colis déposés dans le dortoir. Mes petits-enfants arrivent pour le week-end et je voulais que tout soit prêt pour les recevoir. J’emprunte très rarement cet escalier, mes jambes ne sont plus aussi alertes que lorsque mon Simon me faisait tournoyer sur la piste.

Emportée par ce doux souvenir, Juliette nous explique que ces trois enfants ne souhaitaient pas qu’elle vive seule dans cette immense bâtisse. De son côté, elle ne désirait pas quitter son petit coin de paradis comme elle l’a surnommé au cours de la conversation. D'un commun accord, mère et enfants ont procédé à un réaménagement du lieu et l’ont morcelé en deux espaces distincts. Là où par le passé la famille vivait en communauté, aujourd’hui il y a un coin privé pour elle et un deuxième habitat dans l’aile opposée pour un locataire. La plus grande partie composée d’une salle à manger et de la cuisine constitue un premier bloc, l’ancien salon a été métamorphosé en chambre parentale avec la partie couchage et une salle de bain fonctionnelle, le tout au rez-de-chaussée. Le bureau a été conservé et dans un coin un nouvel escalier permet d'accéder à l’étage où un dortoir et deux chambres ont été agencés avec goût comme nous avons pu le constater une fois notre mission de sherpa accompli.

— Comme je l’ai précisé à ton fils en signant le bail de location, n’hésite pas Juju à faire appel à mes services dès que c’est nécessaire, lui dit Lucas avant de la saluer.

— Je n’y manquerai pas et ton ami Zach est le bienvenu.

Je m’arrête sur le seuil et dépose un baiser sur son front, je peux voir ses joues rosir à cette attention. Je lui offre un dernier sourire et rejoint Lucas qui pousse déjà la porte de son studio. Une fois à l’intérieur, je suis surpris de découvrir une grande bâche au sol, les meubles sous de vieilles couvertures et un seau de peinture au milieu de la pièce.

— Prêt à me donner un coup de pouce ? me dit-il en tendant un rouleau.

— Avec plaisir, par contre pas sûr que je sois le plus grand des experts.

— Pas de soucis, tu as à face à toi un Picasso du genre, dit-il en éclatant de rire.

Aussitôt dit, aussitôt fait, il m’envoie une blouse blanche et ouvre le bidon de couleur verte.

— Bon, je ne garantis pas que cela ne soit pas too much. Mais c’est ma couleur préférée. J’aurai l’impression d’être dans les prairies de Calgary, me précise Lucas pendant qu’il mélange la peinture dans le récipient.

— Après tu peux toujours laisser un pan de mur blanc pour le contraste.

— Pourquoi pas, me répond-il tout en réfléchissant. Un mur sur deux, c’est aussi du temps de gagner si on veut être à l'heure pour la soirée.

— On est large, il m’a dit pas avant vingt-deux heures. Enfin si on peut sortir de chez toi, dis-je en montrant l’extérieur.

La neige colore de son côté sa plus grande œuvre, les trottoirs se recouvrent d’une belle couche blanche, les traces laissées par les quelques piétons s’effacent peu à peu.

— Oh t’inquiète, tu vas découvrir que Montréal est pleine de surprises et ne s’arrête pas l'hiver.

Je marque une pause, j’hésite et finis par me jeter à l’eau en même temps que je pose le premier coup de rouleau.

— Après, si tu préfères on peut rester ici comme ça nous aurons tout le temps de finir la première couche, proposé-je tout en essayant de ne pas déborder.

— Pourquoi ? Pas de raison. Je serai ravi de t’accompagner à cette fête. D’ailleurs, c’est chez qui ? Je le connais peut-être.

Encore une fois, j’attends un moment avant de répondre, Lucas ne cherche pas à me presser et se contente de rester concentrer sur sa mission.

— Peter.

Un silence s’installe, je plonge mon rouleau dans le récipient, enlève le surplus sur la grille, mon regard fixe mes pieds, j’attends de voir comment il va réagir.

— Ccccet abruti.

Je regrette déjà d’avoir accepté. À nouveau, je sens que cela provoque une gêne chez mon ami. J’ai bien compris que dès que quelque chose le mettait dans l'embarras ou hors de lui, son bégaiement reprenait le dessus.

— Je sais que c’est pas la meilleure idée que j’ai eu, remarque je me demande si j’en ai parfois.

— Dis pas de connerie, elle n’est ni pire ni plus nulle qu’une autre. Je suis surtout surpris qu’il t'ait proposé.

— Tout autant que moi, ça c’est fait un peu comme ça. On discutait et il a fini par m’inviter.

— Je t’accompagnerai. Avec lui, il vaut mieux toujours se méfier. En attendant, pizza ça te dit ? Je l’ai faite hier, il y a juste à la réchauffer si on arrive à atteindre le four dans tout ce bazar, dit-il en fermant le pot de peinture.

Il le pousse dans un coin et se dirige vers la kitchenette.

— Tu peux virer le plaid du canapé et de la table basse pendant que je mets à chauffer.

Je l’observe s’activer derrière le plan de travail, il a l’air tellement sûr de lui et parfois si loin.

— Au fait, la piscine c'était comment ? me demande Lucas.

— Plutôt sympa, expérience à renouveler.

— Parfait, attrape, me dit-il en me jetant le verre qu'il tient dans les mains.

Je le saisis au vol sans forcer. J'ai l'habitude de ce jeu. Nous l’avons pratiqué tant de fois avec mon père. Nous mettions le couvert sous le regard amusé de ma mère. Les objets traversaient par dessus la table et d'aussi loin que je me souvienne, aucune verre n’a terminé en morceau.

— À table, le repas est servi, m’annonce Lucas.

Il arrive avec un plateau sur lequel sont posées des assiettes avec des tranches de pizza au parfum différent. Une grande classique jambon fromage et d’une autre se dégage un bon arôme de miel.

— Coca ou bière ? me propose-t-il tout en regagnant les fourneaux.

—- De l’eau, pour commencer.

Des rires accompagnent ma réponse suivi d’un fou rire contagieux. Je comprends que ma suggestion fait écho à notre première rencontre au restaurant de Jacques. Perdu dans mes pensées, j'étais resté figé devant la carte et les clients s'impatientaient derrière dans la queue.

— Ok, je sais ce que tu vas dire.

— Ah ouais, parce que moi je pensais plutôt à ta tête lors de cette première fois.

Tout est simple avec Lucas, un peu comme si nous nous connaissions depuis toujours pourtant nous ne savons pas grand chose de la vie de l’autre. À chaque fois, il se montre discret ou élude les sujets trop personnels. Autant le reste de la bande a parlé à coeur ouvert de ses années lycées, autant pour lui tout reste enfoui. Comme tout un chacun, il a ses secrets. Je peux comprendre que se livrer n’est pas le plus aisé pourtant si je n’avais pas rencontré Manu quand j'étais au plus mal peut-être que j'aurai fini dans les bas fond de mon addiction à la beuh. Parce que quelque part même si j’utilisai ce prétexte pour trouver des informations sur l’assassinat de ma mère, j’avais pris goût à cette saloperie. Elle me permettait de m'évader loin de la douleur qui me terrassait. Manu s’en le percevoir m’a aidé à en décrocher pour ne plus y toucher. Ok, je continuais à m'approvisionner mais l’herbe terminait dans les toilettes. Mon seul intérêt était de remonter le trafic pour trouver la tête pensante.

— Zach, tout va bien, me demande Lucas en posant sa main sur la mienne me reconnectant avec le présent.

— Oui pardon, je songeais…

— À Manu ? me demande-t-il sans quitter ma main.

— Un peu, enfin plus à une affaire qui j'espère est maintenant classée.

— Ah ta tête et la petite ride plissée qui se dessine sur ton front, j’en doute.

— Où ça ? demandé-je intrigué.

Il pose son index sur le sillon marqué au-dessus de ma paupière droite. Grandma traçait le même chemin et me déposait à sa façon un pansement sur mes cicatrices les plus profondes. Ce geste anodin est tout à coup troublant, comme si lui aussi tentait à effacer d’un coup de gomme la crainte passagère qui m’envahit. Puis comme si de rien n’était, sa main glisse le long de ma joue avant de s’écarter d’un coup.

— Désolé, je ne voulais pas me montrer intrusif, dit-il en fuyant mon regard. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris. Je ne voudrais pas que tu penses que je profite de la situation.

— Tout va bien, rassure-toi.

Les mots écrits par Peter me reviennent de plein fouet. Aurait-il raison ? Je ne sais pas trop sur quel pied danser. Une fois de plus, j’ai loupé un épisode. Ai-je donné des signaux laissant un espoir à Lucas ? Je ne veux pas qu’il se méprenne sur mes intentions ou qu’il pense que je joue avec lui. Tout mon corps est en alerte, comme si je ne pouvais pas contrôler ce que le contact d’un garçon pouvait provoquer en moi. J’ai toujours Manu dans la peau, une évidence, pourtant entre Oliver cet après-midi, Lucas maintenant, et ce Peter, je ne sais plus où j’en suis. Ai-je besoin d’affection, de petites attentions ? Est-ce que je souhaite que l’on prenne soin de moi tout simplement ? Qu’est-ce que j’attends d’eux ? Une simple amitié ou plus si affinités.

Là, c’est le bordel à tous les étages, dans ma tête des images s’entrechoquent et ce dernier contact avec Lucas même éphémère a provoqué un doux frisson le long de mes reins. Aussitôt, je me lève pour débarrasser le repas et commence à faire la vaisselle pour me changer les idées.

— Je vais prendre une douche si ça ne t'embête pas, me dit Lucas en disparaissant dans la salle de bain.

Je me rends bien compte que c’est une façon subtile de disparaître. Un sentiment de culpabilité m’envahit, comme si les dernières pensées qui m'effleurent l’esprit étaient synonymes de trahison. Je frotte avec une énergie démesurée l’assiette et saisis le dernier verre sur le bord de l’évier. Dans un mouvement trop rapide, je le tape contre le rebord et il se brise dans mes mains. Je regarde mon sang se mêler à l’eau, mes mains tremblent, je me sens perdu.

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