À quel moment tout a dérapé ?

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Peter part rejoindre son amie Alice en cuisine, aussi je profite de son absence pour trouver des toilettes. J’ai besoin de m’isoler un moment. Je ne me sens pas très bien. Le mélange herbe et boisson expérimental n’est pas le meilleur des stimulants. Je devrais me sentir planer. À la place, j’ai envie de vider mes tripes. Le brouhaha des baffles me tape sur le système, mes tympans sont prêts à exploser et mes yeux me brûlent. L’ambiance dans le salon devient insupportable, j’ai l’impression de ne plus pouvoir respirer. Tous mes gestes se font au ralenti, le sol se dérobe sous mes pas. Je tente d'apercevoir Lucas qui depuis plus d’une demi-heure est aux abonnés absents. J’essaie de saisir mon portable dans la poche de mon pantalon, panique à bord, pas moyen de mettre la main dessus. Je voudrais retourner sur mes pas, mais je n’en ai pas le courage. Est-ce que Lucas est dans le même état ? Est-il avachi dans un coin ? Si c’est le cas, je suis persuadé qu’il n’y avait pas seulement de l’alcool dans le breuvage. L'Antelax, lui a des effets secondaires. Au début, il rend euphorique, puis on ne ressent plus la douleur jusqu’à entraîner une paralysie partielle des membres supérieurs. La molécule reste instable d'après les derniers comptes rendus que nous avons pu consulter avec Jérémie. Maintenant peut-être y-a-t-il eu des avancées dans les recherches. Pour l’heure, je ne l’ai pas absorbé en quantité suffisante pour être déjà dans un état second.

Putain, j’espère que nous n’avons pas absorbé une autre saloperie. J’ai des sueurs froides en songeant tout à coup à Lucas dans une situation qu’il ne pourrait maîtriser. S’il venait à lui arriver le moindre pépin, je ne me le pardonnerai pas. Je me retourne, persuadé de sentir une présence dans mon dos. Personne, à part mon ombre. J’hallucine, je suis complètement à l’ouest. Plus j’avance, plus le couloir se réduit. Les murs m’avalent. Je me tape un putain de délire flippant. Chacun de mes pas est de plus en plus douloureux. Lors de ma progression hésitante, je me cogne à un obstacle que je n’arrive pas à définir.

Je baisse mon regard, un corps est appuyé au mur. Je viens de me taper contre son tibia, aucune réaction de sa part. Je m’accroupis pour voir si je ne suis pas en plein cauchemar. J’essaie de trouver son pouls, mes doigts tremblent. Je passe ma main devant sa bouche pour sentir un filet d’air s’en échapper, pour m’assurer qu’il est toujours vivant. Tout est si étrange, je ne comprends pas ce qui se passe autour de moi.

À genou, proche de l’homme avachi, je panique. Quand tout à coup, il m’attrape par le col de ma chemise, les yeux exorbités, injectés de sang. Avec le peu d’énergie qu’il me reste, je m’extrait de son emprise, termine les fesses en arrière et me tape la tête dans la cloison. Le choc me remet les idées à l’endroit jusqu'à ce que l'homme me vomisse dessus. L’odeur me donne l’envie de l’accompagner dans ce débordement. Je suis dégoûté, il vient de pourrir la chemise prêtée par Lucas. Je le repousse, rassuré de voir qu’il est toujours de ce monde.

Je tente de me redresser pour entrer dans la salle d’eau, quand une main s’appuie sur mon pied blessé. Une douleur vive irradie tout mon être et me fait lâcher un juron. Je maudis cet abruti. Dans un réflexe, je l’éjecte en arrière avec ma jambe valide. Je m’appuie sur le mur, tente d’attraper la poignée de la porte. Je glisse à nouveau, les images d’une lutte me reviennent en mémoire. Dans la forêt des pins, le balafré allongé sur moi, je peux sentir ma cicatrice sur mon bras me picoter. Quand je réalise que tout est bien réel, que je ne suis plus à Mésange mais bien à Montréal, je me sens soulagé. Avant de pouvoir partir à la recherche de Lucas, j’ai absolument besoin d’avoir les idées claires et enlever cette odeur nauséabonde de mon corps.

Je finis par ouvrir la porte, me jette à l’intérieur de la pièce et par instinct de survie la ferme à double tour. Je me laisse glisser le long du battant et essaie de retrouver mon souffle. Je voudrais hurler de colère. Je m’en veux d’être tombé dans ce piège. Je suis un vrai con. Les leçons de cet été ne m’ont servi à rien. Quand vais-je grandir ? L’espace qui m’entoure est immense, où ma perception des choses est tronquée. Dans le fond de la pièce proche de la baie vitrée qui donne sur le toit terrasse, une baignoire, où une piscine occupe tout l’espace. Je n’en discerne pas les formes, ma vision est trouble.

Je m’avance à quatre pattes pour atteindre le lavabo, profite du tabouret posé juste à côté pour m'asseoir, allume le robinet et passe mes mains sous l’eau froide. Un filet d’eau glisse entre mes doigts. Je m’asperge le visage pour retrouver mes esprits, je savoure le liquide glacé sur mes lèvres, un électrochoc. Je frotte énergiquement mes joues pour me réveiller et me faire réagir. J’observe mon reflet dans le miroir, je n’ai pas la tête des grands jours, je suis loin d’être à mon avantage. J’entends du bruit, je reconnais la voix de Peter qui vocifère. De ce que je perçois, il conseille à son pote sûrement celui allongé dans le couloir, d’aller récupérer de quoi nettoyer son merdier. Il a l’air furieux et tambourine maintenant sur la porte.

— Je sais pas qui est là-dedans, mais j’avais bien précisé que cette pièce était interdite, hurle-t-il.

Je reste silencieux et hésite avant de répondre puis me lance :

— Pourquoi ? Tu as des trucs pas net à cacher.

— Zach, c’est toi ? Ouvre, mon frère va me démonter s’il sait qu’on a utilisé la salle de bain.

— Je finis de prendre mon bain, dis-je pour l’emmerder. Ton abruti de pote qui dort dans le couloir m’a vomi dessus.

— Déconne pas, je vais prendre cher.

Pour une fois, je perçois un soupçon de sincérité dans sa voix. Je préfère rester méfiant au cas où il me la jouerait à l’envers. Vue dans l’état où sa cochonnerie m’a mis, je ne suis pas sûr qu’il soit si clean.

— Ok, j’ouvre à une condition, tu me dis quand tu as été en France.

— Fais pas chier, ça te regarde pas. Et pourquoi ça t'intéresse ?

— Parce que je suis un éternel curieux et que les saloperies que tu m’as fait fumer et boire m’ont mis dans un sale état.

Un silence s’installe derrière la porte en bois, monsieur grande gueule vient de la fermer. Je me demande si j’ai réussi à lui clouer le bec ou si j’ai mis le doigt sur un sujet sensible. Peut-être qu’il n’a rien à voir avec tout cela et qu'il n’est qu’un consommateur. Son frère est peut-être derrière ce trafic. Je vais accorder le bénéfice du doute à Peter.

— Peter, on a besoin de toi en cuisine, lance une voix au loin.

— Nous n’en avons pas fini tous les deux, finit-il par dire avant de rebrousser chemin.

Je profite à nouveau de son absence pour retirer ma chemise et pour ôter ce parfum désagréable de sous mon nez. Je n’ai pas expulsé mon repas, autant ne pas me donner l’occasion de le faire. Je garde seulement ma veste à même le corps pour l’heure cela fera l’affaire. Je frotte avec le savon les résidus sur le tissu quand cette fois j’entends des murmures provenant de l’extérieur. Peter a dû faire le tour pour me rejoindre en passant par la terrasse. Je laisse la chemise posée sur le sèche serviette, éteins la lumière et m’approche de la fenêtre. Deux silhouettes encadrent une troisième qui semble ne pouvoir se mouvoir sans aide. L’obscurité ne me permet pas de distinguer les personnes. Discrètement, je soulève le loquet, pousse la porte fenêtre pour me glisser à l’extérieur. Les nuages libèrent la lune de leur étreinte, son halo balaie l’espace et horrifié je découvre qu’il s’agit de Lucas. J’enjambe la petite marche pour atteindre à mon tour le coin terrasse et pour ne pas perdre de vue le trio. Mon orteil est toujours douloureux et je prends sur moi pour ne pas gémir à chacun de mes pas. Je n’arrive pas à savoir si mon ami est conscient. J’essaie de comprendre les mots échangés par ses gardes du corps; mais cela m’est impossible avec la musique. Je maintiens la distance, bien que chaque centimètre parcouru soit de plus en plus insupportable. Le plus surprenant, les autres invités ne prêtent aucune attention à leur manège. Quand je vois la main du plus grand se poser sur Lucas, j’ai un haut le cœur. Cette vision me met hors de moi, tout ce qui se joue devant mes yeux n’est pas naturel. Les paroles de Peter me reviennent, il a félicité Alice pour son élixir d’amour et si c’était ce à quoi je pense, la drogue du violeur. Non il n’aurait pas osé, il faut que je fasse absolument quelque chose, je ne peux pas les laisser jouer avec lui sans qu’il connaisse les règles du jeu. Je voudrais pouvoir courir pour les rattraper, hurler pour les interpeller, les sons restent coincés au fond de ma gorge, ma bouche légèrement paralysée quand je constate qu’ils ne sont plus là.

— Lâche-moi immédiatement, crié-je quand Peter me saisit le bras.

— Eh calme-toi, me dit-il en me tendant un verre.

— Putain, vous jouez à quoi ?

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