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 Pour que vous ayez un portrait le plus juste possible de ma personne, il faut reprendre mon histoire à la racine : comment je suis devenu livreur de pizzas.

 C'est bien simple. Suffit de remonter neuf mois en arrière. J'étais totalement sédentaire, alors. Une fois le bac en poche, sans éclat ni brio, et mes deux premières années de fac d'économie avortées, j'ai décidé qu'il était temps de me faire un peu d'argent. Ou plutôt : c'est ma mère qui l'a décidé. Elle en avait marre de me voir végéter à la maison, passant de mon lit au canapé et du canapé au frigo en un triangle infernal, sapé comme un pauvret, comme elle dit.

 Un soir, en rentrant du travail, et voyant mes yeux plissés alors que je sortais de ma chambre :

« Raoul, ce n'est pas possible ! Ça devient insupportable. Tu dois te trouver un travail. Dès demain.

— Maman, ne parle pas si fort, je viens de me lever...

— Justement, tu... quoi ? Tu viens de te … lever !

Elle me fusille du regard. Sourcils froncés, mâchoire et poings serrés, elle ressemble à une cocotte-minute en implosion.

— Il est hors de question que ton père et moi, nous continuions à te loger et te nourrir alors que tu te conduis comme une carpette. »

 Ma mère est une grande femme qui sent le lilas. Elle a des bijoux qui tintent quand elle parle. Elle a souvent raison, même si ça me tue de l'avouer. Ce jour-là, elle m'a fait la morale pendant bien vingt minutes. Pendant ce temps, mon ventre gargouillait, car je n'avais pas mangé depuis la veille. Elle gagne à tous les coups. Trouver du travail… J'ai fini par mettre en branle mes neurones. Mollement.

 Le plus évident, pour moi, en ces temps de crise du travail (surtout de la jeunesse peu ou pas diplômée), était de trouver un job ingrat, de ceux qui vous font regretter, justement, de n'avoir pas terminé vos études.

 Je n'ai pas tout de suite songé à devenir livreur de pizza : ma première idée fut de devenir distributeur de journaux gratuits. Ayant pris le tramway pendant plusieurs mois pour me rendre à la fac, j'avais pour habitude d'en croiser chaque matin, des distributeurs, alors que le flux étudiant m'entraînait inévitablement vers le tramway bondé de 7 h 23.

 J'ai distribué les journaux une fois, pendant deux heures et quarante-cinq minutes, pour une paye nette de 21 euros et 17 centimes. Ce fut la dernière. Il faut dire que se lever à l'aube, c'est pas mon truc. Et puis se tenir debout, ça fait mal au dos.

 Ma mère m'a fait une scène terrible quand elle a compris que je n'y retournerais pas.

 Alors, j'ai voulu travailler dans une marque de fast-food bien connue pour sa liste inexhaustible d'additifs. J'ai envoyé mon C.V. qui ne contenait que quelques lignes mal organisées. Bien que mon profil convienne parfaitement aux compétences recherchées dans ce type de franchise, on ne m'a jamais rappelé.

 J'ai brièvement songé à devenir caissier dans une moyenne surface, comme mon copain Maxence. Mais le récit qu'il m'en a fait a été, disons, dissuasif. Les perspectives des pauses-pipi limitées, d'avoir le fessier en compote, de supporter les blagues redondantes des clients (« Non, je n'ai pas la carte de fidélité, je ne suis pas fidèle ! ») me poussaient à sauter dans le premier cargo pour les Bahamas.

 À force de me secouer le cerveau comme une boule à neige, j'ai fini par envisager de devenir livreur de pizzas, en songeant à la relative autonomie que j'en retirerais : arpenter la ville tel un super héros, seul au monde, cheveux au vent dans le soleil couchant, quoi de plus grisant ? Sans compter que je pourrai me remplir la panse de pâte épaisse fourrée à la mozzarella après le service. Quel lâche serais-je si je ne m'engouffrais pas avec gourmandise dans cette aventure si pleine de promesses ?

 Je suis passé au magasin Dinamo Pizza le plus proche de chez moi. Vous devez le connaître, c'est à deux pas d'ici. Près de la place Ambroise Courtois. Chez Dinamo, ils n'ont pas été regardants sur l'embauche. La semaine suivante, j'avais rendez-vous pour ma prise de fonction.

 Ce fut le début d'une de ces périodes charnières de la vie. De celles qui vous font comprendre qu'on ne connaît que la surface des choses. Jamais je n'aurais imaginé la diversité d'histoires, de personnages, de caractères dont est façonné mon quartier.

Jamais je n'aurais imaginé en arriver là. En face de vous. Dans cette position hors du commun.

Et puis, bien sûr, ma mère me lâcha un peu les basques.

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