Le retour
Les flammes d’or du soleil s’éteignaient paresseusement sur la toile d’un ciel dont le bleu se teintait en clair-obscur. Le souffle du vent chantait sa triste mélopée, pendant que les feuilles des hauts châtaigniers se détachaient. Danseuses éphémères, elles se laissaient ballotter dans une langoureuse danse macabre pour mourir en silence sur le gravier blanc de l’allée. La haute stature du manoir aux nombreuses fenêtres se paraît d’une étrange aura de mélancolie, d’une noire symphonie. L’automne, ami des mal aimés, s’était installé sur le domaine familial.
Dix années étaient passées, une vie pour celui qui revenait, se dressait là dans le hall d’entrée. Le claquement du talon de ses bottes fit sursauter l’homme. L’enfance l’avait depuis longtemps quitté. Dix années passées en mille voyages sur de si nombreux navires, vaisseaux qu’il finit par ne plus compter.
Son imposante silhouette projetait sur le sol une ombre presque menaçante, à l’image de la colère qui envahissait son cœur déchiré. Avec froideur, elle lui ordonnait de gravir l’impressionnant escalier dressé devant lui. Il ricana plein d’amertume. Dire qu’enfant, il craignait de gravir ces marches aussi sombres que l’enfer. Tout prenait des proportions gigantesques et dangereuses pendant l’enfance.
Mais voilà dix ans, il les dévalait, fou de rage, traversait le hall, franchissait la porte d’entrée en la claquant à toute volée. Une décennie passée sans qu’il ait ni oublié, ni même pardonné. Un long soupir s’échappa de sa poitrine. Il fit le premier pas, puis le deuxième et avança. Il ne put retenir une grimace ironique. Son cœur se serrait. Foutaises que ces fadaises, il n’y avait rien à regretter, aucun remord à porter. Les hommes de sa famille auraient ri de cette sentimentalité déplacée.
L’obscurité l’enveloppa un peu plus, pour le garder dans les affres de son passé. Peu importait, ça lui convenait, il ne pouvait plus lui échapper. L'odeur du bois humide montait à ses narines. Sous ses pieds, le bois se lamentait, pleurait, craquait. Les tableaux familiaux avaient été retirés et des draps enveloppaient les rares meubles restant.
Dix années et les souvenirs ne cessaient d’affluer. Les cris, les ultimatums vociférés, les menaces et sa propre rage qui n’avait cessé de gonfler. Les obligations de son titre l’avaient toujours rebuté. Lui ne rêvait que de voyages au long cours et de liberté. Ce jour-là, son père lui annonçait son mariage arrangé. Il avait ri pensant qu’on le plaisantait. Puis, sa mère avait pénétré le bureau et il eut vite compris, vite réalisé ce qu’il lui arrivait. Elle venait alors pour calmer les esprits, pour essayer de l’amadouer. Il soupira de nouveau en serrant les poings. L’amertume, vieille amie qui souvent l’accompagnait, réveillait son envie de frapper pour que son âme puisse se soulager.
En haut des marches, il emprunta le long couloir au tapis grenat, ce même corridor traversé voici dix ans, jeune rêveur de vingt ans. Celui-ci avait laissé place à un homme aguerri et sûr de lui, à un homme puissant et respecté. Sa large main brune enveloppa le bouton de porcelaine peinte, poignée de la porte qui lui faisait face. Son battant était constitué d’un superbe acajou massif sculpté. Poussé avec effort, Il grinça troublant le pesant silence de l’ancienne demeure. L’intrus amusé secoua la tête et pensa « comme il y a dix ans ».
Les lourds rideaux ouverts laissaient la lumière blafarde du soir baigner ce qui fut le bureau de son père. Le soleil s’était fait plus discret. De grands draps de lin couvraient tous les meubles. Tous ? Sauf une console posée près de la principale fenêtre. Son imposant plateau de marbre blanc et gris reposait toujours sur son socle en acajou somptueusement sculpté et gravé. C’était le cadeau à sa mère, d’un riche ami de la famille, armateur connu pour son amour des belles choses. Peut-être un gage d’amour. Au-dessus était fixé au mur un miroir au cadre finement ciselé.
Dix années étaient passées et pourtant il revoyait sa tendre mère le regarder par le biais de son reflet, le suppliant du regard de céder aux exigences de son père, le doux brun de ses prunelles embuées. Elle savait ce qu’il serait et que rien n’y ferait.
Il contempla l’ensemble. Cela s’accordait à merveille avec le papier peint de la pièce. Le charme désuet de l’endroit lui arracha un petit sourire. Il ferma alors les yeux, comme si soudain, il voulait stopper le film nostalgique de ses pensées. Son esprit, un instant, s’apaisa.
Il se raidit, attendit, espéra. Un parfum de jasmin ranima son cœur meurtri. Le sourire sur ses lèvres devint presque enfantin. Ses traits se détendirent. Il sentait sa présence, douce et tendre, une présence qui emplissait son âme de miel. Cette fragrance unique lui rappelait des printemps savoureux, des étés d’allégresses, des rires complices et les prémices de caresses interdites.
Ses paupières s’ouvrirent avec paresse. Le bleu de ses yeux se posa sur le vieux miroir tacheté. Elle se tenait là, droite dans son habit de deuil, sa lourde chevelure rousse prisonnière d’un souple chignon. Les iris verts emprisonnèrent son âme. Les lèvres pulpeuses aux teintes abricot s’entrouvrirent. Il ne souffla pas le moindre mot et entendit.
– Ainsi tu te souviens qu’ici tu as eu une vie, voire une amie que tu as abandonnée. Je suis désolée que ce soit le décès de ton père qui t’ait fait revenir.
Dix années avaient passé et elle, il ne put jamais l’oublier, ne l’effaça jamais de sa mémoire. Il prit une longue aspiration avant de lui répondre :
– Tu m’as manqué !
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