Nocturne

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La neige tombe sans discontinuer, recouvrant tout d'une épaisseur immaculée, étouffant les sons, plongeant le monde dans une atmosphère ouateuse. L'avancée est laborieuse et je laisse ma monture tracer sa route sur le flanc enneigé de la montagne. Voilà des heures que nous avons perdu la sente que nous avons l'habitude d'emprunter mais Ibicus a le pas sûr et je lui fais confiance pour trouver une voie. La montagne est son domaine, et celle-ci en particulier l'a vu naître. Nous avons d'ailleurs croisé les traces d'autres bouquetins cendrés quelques heures auparavant. Il ne fait aucun doute que nous approchons.

Au bout d'une petite heure la neige diminue et les nuages s'effilochent doucement. La lune apparaît alors dans une trouée, illuminant la blancheur du paysage. Je vais enfin pouvoir me repérer et demande donc à Ibicus de remonter la pente vers une crête pour avoir une vue dégagée. Arrivé au sommet, j'observe les alentours, baignés dans la pâleur de la lune.

Je ne m'étais pas trompé. Sur ma gauche se détachent les Aiguilles du Lynx, deux pics formant les oreilles sur la tête de l'animal, et sur ma droite le massif des Sorcières, point culminant des Monts de Cendre. Devant nous, au bout de la crête, le rocher du Serpent. Nous sommes proches.

Je mène mon bouquetin jusqu'au rocher sculpté et mets pied à terre pour le soulager. Je défais mon gant, m'approche de la roche et caresse avec déférence l'effigie du Grand Dragon gravée dans la pierre. Elle marque la fin de la terre des hommes et la porte du Royaumes des Bêtes. Après quelques secondes de recueillement, je reviens vers ma monture, détache une gourde et en profite pour prendre quelques biscuits dans mon paquetage. Je me hisse alors sur le rocher pour contempler la vallée qui s'ouvre en contrebas tout en grignotant les gâteaux secs.

La neige n'est tombée que sur les hauteurs et le vallon a été épargné. Elle n'aurait de toute façon pas pu tenir, les sources d'eau chaude qui surgissent en de nombreux endroits baignent le lieu d'une tiédeur permanente. La lune a beau se cacher quelques instant derrière un banc de nuage, je vois clairement les prairies encore vertes et les bois de feuillus oubliés par l'hiver. Je vois les ruisseaux se faufilant entre les pierres polies et les animaux nocturnes venant s'y abreuver. Je vois le sentier que nous allons emprunter et, au bout de celui-ci, notre refuge. Je devine aussi l'à-pic et la cataracte qui marquent le fond de la vallée et, au-delà, les ombres de la Vieille Forêt, le domaine des Bêtes et des légendes...

Si je vois tout cela c'est que je suis un nocturne. Un de ces êtres qui vit sous la lune. Comme chacun d'eux, j'ai reçu le don de voir la nuit aussi bien qu'en plein jour. Ce talent, et le fait de faire partie des rares personnes pouvant sillonner le monde à la nuit tombée, fait de moi quelqu'un de spécial, même ici. Nous sommes recherchés pour assurer la protection de convois ou de personnes lorsque vient le soir et que le commun des mortels s'endort pour retrouver son morne quotidien. Je voyage donc, vends mon talent et ma lame aux plus offrants, je suis une sorte de mercenaire nyctalope... Chaque mois pourtant je reviens dans cette petite vallée d'altitude perdue à l'extrême sud des Monts de Cendre, au bord de la Vieille Forêt. C'est ici que je viens me ressourcer et chercher un peu de paix. Car contrairement à la plupart des nocturnes qui s'éteignent quand le soleil apparaît à l'horizon, je ne m'endors pas. Je ne dors jamais. Éternellement éveillé, je ne ressens pas le besoin de repos et je profite pleinement de la vie qui s'offre à moi. Mais j'ai régulièrement besoin du calme et de la sérénité que je trouve ici... Et de ceux qui viennent me rendre visite.

Après quelques gorgées d'eau je saute au bas du rocher pour rejoindre mon bouquetin. Je remets la gourde dans les fontes de cuir et vérifie son harnachement avant de remonter en selle. Quand nous entamons la descente vers notre vallon, une lueur à l'est annonce l'arrivée prochaine de l'astre solaire.

Au fur et à mesure que nous descendons, la neige se fait moins épaisse avant de disparaître totalement entre les troncs de grands pins. Nous avons rattrapé la piste qui sillonne entre les bois et les roches et nous mène vers le cœur de la vallée. Alors que nous traversons une zone d'éboulis, Ibicus s'arrête soudain, les oreilles dressées. Absorbé par la descente et l'arrivée prochaine, je n'avais pas prêté attention au sons se rapprochant pourtant dangereusement. Des jappements. Des chiens... Ou des loups. Je presse ma monture pour qu'elle achève rapidement sa traversée de l'éboulis et se mette à l'abris des branches du bois de hêtre de l'autre côté. Je saute à bas et dégaine mon épée pendue à la selle avant d'intimer à Ibicus l'ordre de se coucher. Je le sens nerveux... Et je ne le suis pas moins. D'autant qu'aux cris des bêtes se mêlent d'autres sons. Des mots dont je n'arrive pas à saisir le sens, aboyés par des voix aigrelettes. Je descends me cacher derrière de grosses roches moussues pour observer la pente en contrebas. Je ne tarde pas à apercevoir une petite troupe d'une trentaine de créatures brunâtres, aux nez et aux oreilles anormalement longues, montées sur d'impressionnants chien-loups. Des gobelins. Une tribu au complet, je peux apercevoir des femmes et quelques enfants. Sur leurs montures balancent de lourds paquetages et certaines d'entre elles tirent des brancards de bois tout aussi chargés. Ils sont à la recherche d'un endroit pour planter leur camp hivernal. Il faut bien avouer que cette vallée ferait un emplacement parfait... Je balaie la troupe à la recherche d'une marque, d'un symbole et je finis par me détendre en apercevant une chouette blanche peinte sur les flancs d'un immense loup noir. Le clan du harfang est un peuple d'artisans et de commerçants, pas de guerriers. Je n'ai donc pas d'inquiétude à avoir pour une future cohabitation. Je laisse toutefois la procession se terminer avant de me relever et de rejoindre Ibicus. Il sera bien temps d'aller à leur rencontre plus tard.

Une fois remonté en selle, nous reprenons le sentier et achevons notre descente sans histoire. Le soleil émerge doucement au-dessus des sommets enneigés lorsque nous atteignons le fond de vallée. La piste rejoint la berge d'un ruisseau caracolant entre les roches au milieu d'une prairie verdoyante. Nous le suivons quelques temps et arrivons enfin en vue de la confortable cabane qui me sert de refuge. Un filet de fumée s'élève de la cheminée. Ils sont déjà là. Je presse le pas de ma monture et nous dépassons rapidement les pierres gravées qui servent de frontière à mon domaine. Je n'ai pas le temps de mettre pied à terre que la porte en bois s'ouvrent de volée... Ils sont là, tous les deux...

***********

Quatre ans. Quatre ans que nous vivons un enfer. Quatre ans que nous sommes perdus et vivons dans l'attente d'un dénouement. Quatre ans que nous espérons pourtant...

Je me souviens parfaitement de cette nuit-là. Un vent glacial soufflait depuis quelques heures et la pluie des derniers jours s'était transformée en neige dans la soirée. Avec mon mari nous avions tardé à nous coucher, regardant sur les chaînes d'information en continue le pays paralysé par les intempéries. Je me souviens m'être dit qu'il en fallait peu pour que les gens paniquent...

Je dormais à poings fermés lorsque le téléphone sonna. Je su immédiatement qu'il était arrivé quelque chose. Mon instinct de mère me fit me précipiter sur le combiné. C'était la gendarmerie. Notre fils, Sacha, notre unique enfant, venait d'avoir un accident. Sa voiture avait quitté la route en faisant plusieurs tonneaux. Il avait été transporté d'urgence à l'hôpital, ainsi que sa petite amie. Nous avons fait aussi vite que nous avons pu mais les routes étaient devenues glissantes. Le trajet parut durer une éternité. Une éternité pendant laquelle nous avions le temps d'imaginer le pire. A l'accueil de l'hôpital les gendarmes nous attendaient. Ce n'est pas eux que nous voulions voir. Je n'écoutais pas. Je cherchais des yeux mon fils. Un médecin. Quelqu'un qui me renseignerait sur son état de santé. Le commandant de gendarmerie posait des questions étrangement décalées sur la consommation de drogue de Sacha, sur ses fréquentations, ses occupations en soirée... N'en tenant plus je criais. Hurlais même. Hurlais que je voulais voir mon fils, savoir comment il allait. Je me souviens alors clairement de la réponse calme du gendarme, au ton légèrement condescendant :

« Madame. L'accident de votre fils n'est pas seulement dû aux conditions météorologiques : les analyses sanguines montre un fort taux d'alcoolémie et de stupéfiants. »

Je crois avoir dû monter un ton au-dessus, ma voix partant dans les aigus.

« Peu importe ! En quoi cela est-il important ?

- Votre fils est dans un coma profond... Et sa petite amie est décédée. »

Quelques jours auparavant les deux amoureux nous avaient annoncé leur intention de se marier... Et un heureux événement à venir... J'en avais pleuré de joie. Ce n'était plus de joie que je pleurais à ce moment-là. Mes jambes m'ont abandonné et, si mon mari n'avait pas été à mes côtés, je me serais étalée de tout mon long.

Ce fut le début de quatre années d'horreur. Comme si le temps s'était figé cette nuit-là. Les médecins avaient réussi à stabiliser l'état de Sacha, mais ils ne pouvaient rien faire de plus. Chaque jour nous allions à l'hôpital, espérant à chaque visite voir ses yeux s'ouvrir. Chaque jour la même routine, le même espoir, la même déception. Chacune des visites se terminait de la même façon : je m'écroulais en larmes sur le lit de mon fils.

Pendant ces quatre années j'essayais une quantité astronomique de remèdes : des spécialistes de dizaines de disciplines, des médiums, la magie et même la prière... Mais aucune évolution ne fut notée... Sauf sur l'état de nos comptes en banque. Cela créa de nombreuses tensions entre moi et mon mari et je compris qu'il fallait arrêter tout cela. C'est à ce moment-là que nous fûmes contactés par DCLab, une entreprise de recherche dont je ne saisis pas tout de suite les objectifs. Mon mari s'opposa instantanément à ce que cette entreprise privée s'immisce dans les soins apportés à Sacha, mais ils nous présentèrent si bien le projet... Nous n'avions pas grand-chose à perdre... Et ils se proposaient de régler intégralement les soins. Bref... Ils finirent par nous convaincre de les laisser prendre la suite des opérations.

Ils nous expliquèrent qu'ils travaillaient pour une société qui développait des jeux vidéos. Cette société avait créé un univers virtuel répondant au nom d'Agartha, qui était accessible lors des phases de sommeil. Ils se proposaient non pas de soigner Sacha -ils ne pouvaient faire mieux que les médecins- mais de connecter notre fils à cet univers virtuel et ainsi lui offrir une vie digne de ce nom. Sans compter qu'il nous serait alors possible de lui rendre visite dans ce monde. Je n'avais alors pas compris la totalité de leur discours. Je n'arrivais pas à visualiser ce que pouvait être cet univers et ce qu'il pouvait réellement nous apporter et apporter à Sacha. Cela semblait trop flou, pas assez concret. Je connaissais les jeux vidéo, mon mari y jouait souvent lorsqu'il était plus jeune et j'avais moi-même pratiqué un temps, mais ce qui nous était proposé était bien loin des conceptions que j'avais. Bien trop loin de la réalité.

Et pourtant nous avons accepté. Le laboratoire de recherches a donc récupéré Sacha pour le transporter dans un de leurs centres. Nous ne pouvions plus lui rendre visite aussi souvent qu'auparavant. Notre routine faite des odeurs de couloirs d'hôpitaux, du son des appareils de surveillance et des larmes versées sur les draps blancs a pris fin... En fait, nous avons simplement recommencé à vivre avec l'assurance que notre fils faisait de même dans cet autre monde. C'était la promesse qui nous avait été faite. Nous doutions, nous culpabilisions, nous espérions. Au fond de nous nous savions que DCLab avait forcément quelque chose à y gagner, à cacher, mais, égoïstement peut-être, nous voulions nous retrouver, retrouver notre couple et notre vie. Et puis notre première connexion a balayé les doutes, la culpabilité et nourrit l'espoir.

Nous n'avons pas les moyens d'acheter un kit de connexion à Agartha aussi chaque mois nous nous rendons au laboratoire de recherches où nous attend une chambre équipée. Chaque mois nous passons une nuit entière... Une journée dans le monde virtuel... Avec notre fils.

Comme à chaque fois j'ai peur de ne pas trouver le sommeil. Le casque que nous portons et le bruit, pourtant discret, de la console m'agacent et je n'arrive pas à trouver une position pour dormir. Je tourne et me retourne dans le lit alors que mon mari ronfle déjà. Je repense à ces quatre années... Comme à chaque fois cependant, sans m'en rendre compte, je finis par quitter notre monde pour celui d'Agartha.

***********

Je mets un certain temps à retrouver mes repères. Le plafond de bois, les peaux de bêtes sur le lit, l'odeur du feu. Mon mari est déjà levé et observe quelque chose par la fenêtre, il semble soucieux. Il a dû me sentir bouger.

« J'ai vu passer une bande de créatures étranges. Peau brune, oreilles pointues. Elles montaient d'énormes loups.

- Tu crois qu'elles sont dangereuses ?

- Je ne sais pas... Les geeks ont dit qu'il n'y avait rien à craindre dans ce cercle de pierre. Mais Sacha n'est pas encore arrivé. »

Mon mari appelle « les geeks » les chercheurs du labo. Il a toujours une certaine réserve vis-à-vis d'eux. Il pense que ce sont de grands gamins jouant avec des ustensiles qu'ils ne maîtrisent pas. J'ai moi aussi quelques doutes, mais je me contente de profiter des instants passés auprès de mon fils.

« Il va arriver, ne t'en fais pas... En attendant je vais faire un brin de ménage. Dans le monde réel ou ici, Sacha n'a jamais été un fana de rangement... »

Il se contente de sourire et de secouer la tête alors que je m'attendais à une remarque du style « et toi tu ne peux t'empêcher de le materner quel que soit le monde ». Je me lève donc et observe avec satisfaction que, finalement, la cabane qui sert de maison à notre fils est plutôt bien rangée. Diverses armes sont suspendues sur un pan de mur, de la viande séchée près de la cheminée, les conserves sont alignées sur les étagères et tout un tas d'objets aussi divers qu'étranges font de même sur les différents meubles. Seule subsiste, sur la grande table de bois, une immense carte incomplète du monde d'Agartha. Le projet de vie de Sacha dans cet autre univers : explorer et cartographier les terres existantes. Je caresse le papier et me remémore les heures passées par mon fils, alors enfant, au-dessus de son bureau à dessiner les plans du quartier ou à créer des cartes de mondes imaginaires. Une passion dévorante qui l'aura guidé dans ses choix de vie et son parcours professionnel... Et c'est ici dans cet univers virtuel, et pourtant si réel, qu'il renoue avec ses envies et retrouve un semblant de vie normale. Je sais que tout cela est un moyen d'occuper son esprit, de vivre pleinement dans cet autre monde et d'en oublier le réel... Du moins une partie. L'accident. La perte de sa fiancée. Sa responsabilité... Une larme coule sans que je ne le veuille le long de ma joue... Mais je ne dois pas... Je ne peux pas... C'est un jour de réjouissance. J'entends d'ailleurs les pas d'un animal en approche et le cliquetis caractéristique de son harnachement. Un regard par la fenêtre confirme ce que j'avais entendu. Un cavalier approche sur le dos d'un grand animal gris-argenté aux longues cornes. Nous nous précipitons alors vers la porte que nous ouvrons de volée... Il est là...

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