4. Là-bas

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Véronique pose le regard sur son reflet. Elle est vieille maintenant. En tout cas, elle est plus vieille que cette jeune fille qui suivait les cours de danse après l'école. Elle a vécu. Elle en a lavé des maisons, elle en a passé des coups de balai pour les voisins, pour les entreprises de sa petite ville, pour des écoles, pour des mairies. Elle en a frotté des chiottes sales. Elle en a bavé et ça se sent. Les cernes sous ses yeux qui témoignent de sa vie qui n'a été que labeurs.

Elle s'aggripe à la double barre, se redresse sur la pointe de ses pieds et ses chevilles douloureuses.

Près de trente ans aparavant, elle se dressait de la même manière pour la première fois en se tenant à cette barre. Elle allait en faire des exercices pour pouvoir tenir cette posture et les autres. Elle allait tremper ses tenues en regardant son corps monter et descendre sous le regard perçant de sa professeure Jeanne, qui avait elle-même côtoyé les plus grands d'Europe en son temps.

Véronique ferme les yeux. Son pied droit glisse doucement sur le parquet puis se pose. Le reste du corps suit, flottant dans les airs un instant. Elle lâche la barre et tourne sur elle-même.

Elle fit de la danse pendant cinq ans. Elle en fit avec un acharnement jamais vu ici. Elle serra les dents pour freiner la douleur. Elle serra les poings pour y retenir le bonheur intense qu'elle ressentait. Tous la regardaient avec des étoiles dans les yeux. En si peu de temps, elle avait fait oublier à tous les autres élèves qu'elle avait été << la nouvelle >>. Elle était désormais une source d'inspiration sans faille.

Ses pieds continuent de glisser comme s'ils n'avaient jamais cessé.

Les compétitions arrivèrent rapidement, dans sa petite ville, dans les petites villes alentours, dans de plus grandes villes. Elle se positionnait, écoutait les chuchotements, accueillait le silence, défiait le jury de son sombre regard puis fermait les paupières. Ses pieds glissaient sur le parquet, son corps basculait et s'envolait. Elle se foutait des compétitions. Elle voulait danser, elle voulait sentir le poids de son âme, la faire virevolter à l'intérieur, lui trouver une issue. Et elle savait au plus profond d'elle-même, que cette âme trouvait toujours une fenêtre et son soleil quand elle se balançait en rythme sur l'air ambiant. Et on la regardait, sans honte. On la regardait comme on regarde un être cher, un amour adulte, un de ceux qu'on n'a plus peur de cacher, peu importe quel âge on avait, on se sentait adulte et beau, on se sentait lourd et léger, on la regardait glisser avec une douceur extrême sur le parquet brillant.

Ses doigts recouvrent les positions parfaites qui les amènent à conduire tout le reste de son anatomie. Ils ne sont plus si noueux, ils retrouvent leur ligne grâcieuse et se sentent habités d'un destin divin. Les mains s'ouvrent en l'air, se tendent droit devant le bout des pupilles.
Et Véronique se voit dans le miroir. Elle perçoit dans ses artères cette jeune fille qui papillonne dans une douce caresse. Elle la sent, toujours là, jamais partie, jamais stoppée.

Sa mère était si fière d'elle. Elle encadra l'article d'une demi-page du journal qui présentait sa fille, une photo d'un saut incroyable. La jeune fille était devenue une star locale.

Elle s'en foutait. Elle s'en foutait au plus haut point ! Dans son cœur il n'y avait plus qu'un bruit sourd qui faisait vibrer son corps, son âme qui hurlait et tapait du poing sur les murs de chair ! Son âme qui suppliait qu'on la laisse danser avec elle. Alors la jeune fille dansait et regardait droit devant elle, les yeux sombres fixés sur le miroir, sans voir le doux visage de la jeunesse.

Sa mère mourut. A dix-sept ans, la jeune danseuse tituba, la vie venait de lui asséner une gifle qu'elle aurait peine à encaisser.

Un saut, puis un autre. Les chevilles craquent doucement. Les bras dessinent des arcs et des vagues dans les nuages. Le corps tout entier se courbe et fonce vers le ciel.

Un petit boulot, puis un autre, un travail qui ne payait pas le loyer, une première grossesse qui mena vers une fausse couche, une autre grossesse qui lui donna la plus grande joie de son existence. D'autres boulots sans intérêt, des disputes, des factures, des disputes, des emmerdes, des disputes, des pleurs, des rires, beaucoup de rires, des disputes, beaucoup de disputes et beaucoup de pleurs.

Dans cette salle de danse, Véronique retrouve des gestes qui lui ont autrefois fait l'effet d'une sortie de prison, ces improvisations qui lui ont donné des ailes et lui ont fait oublier les problèmes de la Terre. Elle retrouve ses ailes et oublie les soucis de sa terre. Elle oublie un instant le froid du dehors. Elle oublie la chaleur étouffante qui stagne dans son appartement. Elle oublie ses cernes voisins de ces yeux bleus. Elle oublie sa vieillesse. Elle oublie la vieillesse de son mari. Elle oublie qu'il attend la mort dans la chaleur étouffante de l'appartement. Elle oublie que la mort patiente pour son homme en se faisant nommer cancer. Elle oublie qu'il faut porter le lourd poid de la chair et de sa chair. Elle s'échappe un instant et passe le ballet dans cette salle sombre au parquet brillant. Elle s'échappe quelques minutes, quelques instants pour ne pas vieillir,

Elle serre les dents et freine la douleur,

Elle serre les poings pour ne pas laisser s'échapper les derniers moments de bonheur intense.

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