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Les doigts de Julia frayèrent leur chemin entre ses phalanges, leurs paumes comme embrassées. Le nez en l’air, les yeux toujours rivés sur la coupole céleste, Sibyl pressa cette main, si fine, si sèche. Dans son étreinte moite, se confondirent un instant les lignes de leurs destins, dissoutes par la chaleur, réesquissées par les fantasmes. Puis le rêve se rompit. Les doigts de Julia s’éloignèrent à tirs d’ongles, ne laissant derrière eux que la morsure du froid.

Sibyl fit volte-face. Sans y réfléchir à deux fois, elle lui retint le poignet.

— Merci, articula-t-elle sans pouvoir déglutir.

Dans la nuit persistante, la belle de l’appli de rencontre n’était qu’une silhouette. Les jambes fermes, le fessier rond, les hanches généreuses. Pas le genre de silhouette qui fait la une des magazines ; mais le genre de Sibyl en tout cas.

— J’ai eu un peu peur, confessa-t-elle. J’ai cru que tu m’avais filé rendez-vous dans un coupe-gorge.

— Je suis pleine de surprises ! gloussa malicieusement Julia.

Joignant le geste à la parole, elle empoigna en retour le bras de sa conquête et l’entraîna plus loin.

— Allons ailleurs. Laquelle est ta voiture ?

Tout en la dépassant, Sibyl pointa du doigt le pick-up embourbé à l’écart du parking.

— Et la tienne ?

— Quelqu’un m’a déposée.

Épaulées l’une à l’autre, elles franchirent tant bien que mal la mare de boue jusqu’au véhicule. Sitôt les portières ouvertes, l’habitacle s’illumina et leurs visages se firent face. En découvrant la moue joufflue et espiègle, piquée de tâches de rousseur, Sibyl ne put contenir un soupir réjoui. Les photos ne mentaient pas. C’était bien elle : ses bouclettes courtes et brunes emmêlées par la danse, la foule, le temps ; son nez retroussé comme le museau d’un chat ; et puis ces grands yeux clairs qui la dévoraient sans tact. Non, qui la détaillaient.

— Eh bien ? s’inquiéta Sibyl au bout de quelques secondes. Je ne suis pas comme tu l’imaginais ?

— Si, bien sûr, affirma Julia sans la lâcher du regard. C’est juste que… Je te croyais plus… Enfin, ce n’est rien.

La passagère prit place. La conductrice, frustrée, démarra le moteur.

— Il y a encore un endroit où je voudrais t’emmener, annonça l’autre comme elles quittaient le parking. C’est un peu plus haut et il risque de faire froid.

— Pas de problème. J’ai des couvertures à l’arrière.

Aussi précise et monotone qu’un GPS, Julia la guida jusqu’à destination. Concentrée sur la route qui sinuait vers les hauteurs, Sibyl serrait les dents. Les pupilles inquisitrices de la brune l’écrasaient sans relâche de toute leur méfiance.

— Là, commanda-t-elle enfin. Gare-toi ici, au bord.

Sibyl arrêta son bolide sur un petit plateau qui trônait là, à flanc de montagne. La légère inclinaison l’inquiétait. Une seule erreur de frein à main, et ce serait sa vie entière qui dévalerait la pente et sombrerait dans le torrent.

— Bon, et il y a quoi ici ?

Un soupçon d’agacement enluminait ses syllabes. Julia lui sourit et, d’un geste, désigna au-dessus d’elles le ciel dégagé où, à l’abri total des lumières de la ville, se déroulaient, rubans éthérés, les constellations chatoyantes.

— Wow.

Voilà tout ce que Sibyl fut en mesure de lâcher. Une admiration brute et pantoise. Transie tant par le sublime du point de vue que par le froid grouillant, la jeune femme ploya sous le fouet d’un frisson. Demeurées braquées sur elle, même face à pareil horizon, les pupilles de Julia contemplèrent le froissement qui ébranla dans toute sa longueur ce corps gracile et pâle ; admira chaque torsion de ses muscles, chaque os secoué sur son squelette saillant, chaque couture décharnée de sa peau translucide et le jet de vapeur qu'expulsa, béate, sa mâchoire émaciée.

Sans dire un mot, elle amena toute la douceur de sa chair contre sa frêle conquête. Luttant contre l’armée de sequins qui poignardaient ses membres, elle enveloppa Sibyl, glissa son menton sur son épaule osseuse et souffla dans sa nuque un murmure brûlant :

— Lucie…

À ce nom, Sibyl se raidit.

— Dis-moi Lucie… toi qui portes la lumière pour prénom… toi qui ressembles à une déesse tombée d’un astre… pourquoi tu roules dans une épave ?

« Parce que ce n’est pas mon vrai nom, » pensa-t-elle si fort qu’elle manqua de l’avouer.

— Parce que… j’aime sortir incognito ?

La main rêche de Julia lui harponna le sein, dans le vacarme tintinnabulant des paillettes métalliques.

— Incognito, hein ?

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