13

4 minutes de lecture

Le quotidien d’Achille était réglé comme du papier à musique.

Chaque jour de la semaine, il se rendait à vélo jusqu’à son cabinet. Il auscultait, prescrivait et vaccinait de neuve heures à midi. Il rentrait à la maison pour la pause déjeuner et savourait en compagnie de sa tendre épouse, Juliette, le bon petit plat que celle-ci leur avait mitonné – le plus souvent une viande blanche : poulet, porc ou agneau ; du poisson le vendredi.

Achille repartait à treize heures trente, cette fois-ci à bord de sa Mercedes, et entamait sa tournée quotidienne. D’abord l’Hospice Sainte Geneviève, ensuite le foyer Saint Jean-Baptiste. Il regagnait le cabinet en milieu d’après-midi. Il auscultait, prescrivait et vaccinait de nouveau jusqu’à dix-huit heures, généralement plus tard, pour peu qu’une paroissienne ou un parent de scout lui tienne le crachoir.

Le samedi, il se levait aux aurores pour aller prêter main-forte au Secours Populaire. L’après-midi, Juliette et lui faisaient une grande promenade, laquelle se soldait parfois par un dîner au restaurant ou un film au cinéma. Parfois aussi, ils allaient voir un spectacle des enfants de la paroisse. Et ces soirs-là aussi, s’ils ne rentraient pas trop tard, ils faisaient l’amour.

Le dimanche, Achille et Juliette étaient toujours les premiers sur le parvis de l’église. Elle, dans une longue robe sage ; lui, ses partitions sous le bras. Durant tout l’office, les doigts du médecin s'oubliaient sur les touches poussiéreuses de l’orgue qu’il avait connu enfant. Puis ils rentraient, Juliette, le curé, et lui, dîner chez ses parents, Impasse du Clos.

Et la même ritournelle se rejouait inlassablement, semaine après semaine jusqu’à ce que, par un soir d’automne, une fausse note vienne s’y insinuer.

C’était un vendredi et, par quelque miracle, Achille avait refermé la porte sur son dernier patient deux minutes avant dix-huit heures. Il se réjouissait déjà de rentrer tôt retrouver sa chère, lorsque la plainte aiguë de la sonnette lui ébranla les tympans. Le doigts importun insista deux fois, trois fois. Les mains sur les oreilles, Achille se précipita jusqu’à la maudite porte et l’ouvrit sur une toute jeune femme, quinze ou seize ans à peine, au visage brouillé entre un sourire espiègle et des yeux larmoyants.

— Sarah ?

Il n’aurait pas pu la confondre. Elle avait commencé enfant de chœur et était désormais l’une des choristes les plus prometteuses de la paroisse.

— Sarah, est-ce que ça va ?

Déjà l’adolescente se frayait un passage dans le hall et posait son regard insistant sur la poignée de la porte, toujours serrée dans le poing moite du médecin. Comprenant d’instinct, il referma le battant.

— Dîtes, m’sieur le docteur, vous avez fait serment de j’sais pas quoi, là ? Tout c’que je vais vous dire, c’est secret médical, pas vrai ?

— Oui, techniquement. Sauf si, bien sûr, un diagnostic quelconque me force à contacter tes parents. Si tu es en danger, ou si…

— Si j’ai le SIDA, par exemple ?

— Euh, oui. Par exemple.

Plantée à l’entrée de la salle de consultation, Sarah tortillait une cheville gênée. Achille, qui craignait de la brusquer, gagna sans dire un mot son fauteuil à roulette et, accoudé à son bureau, les mains jointes, il prit l’air attentif et patient qu’il jugea approprié. Au bout d’à peine quelques secondes d’hésitation, Sarah referma doucement la porte du couloir et vint prendre place face à lui.

— Ma mère…

Elle ravala les larmes qui lui noyaient les cordes vocales.

— Ma mère dit que, si deux filles ou deux garçons font… des choses… des choses obscènes, ensemble, alors ils attrapent le SIDA.

— Ce n’est pas vraiment ça, Sarah.

— Ah bon ?

— Non. C’est une maladie sexuellement transmissible, oui. Mais ça n’a rien à voir avec le fait d’être homosexuel.

— Ma mère dit que les sodomites…

— Je sais ce que disent les mères, Sarah. La mienne aussi disait ça et, à ton âge, moi aussi, je croyais à ces histoires.

— Alors je ne vais pas mourir ?

— Non. Pas de ça.

— Et est-ce que mon âme va brûler en Enfer ? Est-ce que je vais courir éternellement sous une pluie de feu ?

— Ça dépend. Est-ce que tu l’as… forcée ?

— Quoi, mon âme ?

— Non. L’autre fille.

— Non. C’est elle qui voulait… et moi aussi je voulais… Mais est-ce que c’est grave, doc…

— Achille. Appelle-moi Achille. Il ne va rien t’arriver, d’accord ? Tu vas continuer de venir à l’église et de chanter avec nous. Tu vas parler à Dieu. Il ne te répondra sûrement pas. Ou plutôt, tu ne l’entendras pas. Car, par peur d’être punie, tu lui auras fermé ton cœur. Tu vas lui expliquer ce que tu as fait, pourquoi tu l’as fait et ce que tu ressens. Et, si aucun châtiment ne s’abat sur toi, c’est qu’Il aura jugé que ce n’était pas grave. À partir de là, tu vivras comme tu le souhaites, en ton âme et conscience, parce qu’Il nous a fait don du libre-arbitre. Entendu ?

L’adolescente buvait les mots du médecin comme une repentie au confessionnal. En d’autres circonstances, on aurait pu trouver étrange qu’un homme de science invoque la foi. Mais Sarah savait parfaitement qui était Achille, et c’est pour cette raison qu’elle était venu le consulter, lui et pas un autre.

— Vous n’allez rien dire à mes parents, hein ?

— Certainement pas. Toi non plus ne leur dit rien. Et ne recommence pas, tant que tu vivras sous leur toit.

Ce soir-là, Sarah quitta le cabinet avec une brochure de prévention contre les IST. Le docteur en avait conservé quelques exemplaires dans un tiroir à l’issue d’une formation ; la jeune femme le brûlerait avant de rentrer chez elle.

Ce soir-là, Achille ne rentra pas immédiatement retrouver sa chère. Il erra dans les rues qui l’avaient vu grandir et il songea, impuissant, à ce que son ignorance avait coûté jadis. Une chose était certaine : Sarah ne connaîtrait pas le même sort que sa sœur.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0