La Mort du photographe

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Assis dans la chambre de son luxueux appartement parisien, le vieux photographe est perdu dans ses souvenirs. Il est entouré d'oeuvres d'art et de meubles raffinés, dont un grand buffet Art Déco recouvert de marqueterie très fine. A l'intérieur, une collection d'alcools de connaisseur, venus du monde entier et ordonnés avec méthode.

'Comme les temps ont changé...' pense t-il à regret, mi-perplexe, mi-agacé.
Les temps avaient changé en effet. Les petites filles avaient grandi et leur innocence, autrefois muette, avait mûri en un besoin vital de parler. Elles parlaient des jours de jeunesse perdus, des moments d'angoisse, de la tristesse qui prend soudainement et de la solitude impitoyable, même au milieu de la foule.

Le vieil homme s'était servi un verre de Scotch. De tous les alcools qui composaient sa collection, il avait préféré choisir celui qui venait de son pays natal, la Grande-Bretagne. Il aimait son goût familier et rassurant. Nerveux, il s'agitait dans son fauteuil, son grand corps un peu avachi mais toujours puissant se courbant légerement. Il avait toujours joui d'une excellente santé et avait bien profité de sa jeunesse, de ces années pleines d'énergie à chercher les aventures et l'excitation.
Il gratta sa tête un peu dégarnie.

'Oui... Quand cela avait-il changé? '
Après l'affaire Dutroux peut-être, ce scandale terrible, la mise au jour des crimes abjects de ce monstre qui enterrait les petites filles vivantes...
Et pourtant il n'avait jamais rien fait de tel. Tout juste avait-il parfois un peu insisté. Oui, il avait peut-être un peu profité du silence enfantin. Celui qui permet aux personnes de très mauvaise volonté de se mentir et de s'inventer une histoire d'aquiescement, de consentement. Cela l'avait bien arrangé à l'époque. Le souvenir d'accords soit-disant tacites lui revenait en tête.
'Qui ne dit rien consent'...
'Ah non finalement', se dit-il, vexé en son for intérieur, ce proverbe est dépassé maintenant'.
C'était pourtant une petite phrase qui avait pris des allures de devise personnelle pour lui dans ces années-là. Mais c'était le passé. Un passé comme un boomerang inéluctable qui portait son lot de conséquences.

Dans les journaux, à la télévision, il voyait sans arrêt le visage de la petite fille. Une femme maintenant. Une femme qui s'exprime. La petite fille timide et soucieuse de bien faire a fait place à une femme forte et intelligente. Elle a même écrit un livre. Elle décrit les choses, elle raconte tout, elle l'accuse.

Sur son guéridon, l'arme était préparée, chargée pour emmener son propriétaire loin du tumulte médiatique et de cette parole qui le dérange.

Oui... Il avait bien vécu après tout. Et le vent tournait maintenant. Combien encore retrouveraient la parole? Tout avait changé. Ce dont on rigolait autrefois entre copains avec légèreté et un certain bravado est devenu répréhensible maintenant. On ne dit plus les mêmes choses, on ne fait plus les mêmes choses.
Décidément, il n'était plus à sa place. Il avait décidé de se retirer du game. Ce monde nouveau ne voulait pas de lui. Et puis il y avait aussi l'humiliation, après tant d'années de succès considérables. Il fallait faire face à l'opprobre et à une chute qu'il n'avait pas anticipée. C'était bien trop pour ses vieux os de 83 ans.

Le vieux photographe vida son verre de Scotch d'un trait. Il était temps. Il fit un mouvement lent pour se saisir de l'arme à sa disposition. Un rictus sinistre marquait son visage.
Un bruit assourdissant retentit.
La chair éclata et alla s'étaler sur le mur de la chambre.
Les lèvres se fermèrent à jamais sur les horribles secrets du vieil homme. Il avait recréé un peu du silence confortable dont il avait tant profité toute sa vie. Il avait peut-être même repris une petite part de contrôle sur la situation.

Mais dehors, sous les fenêtres de son appartement aux plafonds hauts, la foule se presse. Les gens jouent au coude à coude dans la rue. Le poste de télévision continue de crier les informations et les histoires du quotidien. Et quelque part, pas si loin de lui, de nous, un enfant pleure, ses sanglots résonnent sans fin, et une femme continue de hurler sa révolte.

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