Découverte, défi et révélation.
J'aime marcher. Enfin, j'aimais, maintenant, ce n'est plus pareil. Désormais, je ne marche plus, je claudique, et ça se voit beaucoup, pour mon plus grand malheur. Cela fait un an que j'ai perdu ma jambe gauche et deux ans que l'on m'a décelé une ostéosarcome. Je m'adapte, difficilement. Au bout le vingt pas je suis obligée de m'arrêter, faire une pause pour calmer ma prothèse et reprendre un rythme. Oui, ça fait un an et je ne suis pas encore habituée, malgré les séances de rééducation. Je me force à marcher tous les après-midi, dans ma rue pour prendre l'air, me dire qu'il faut vivre, que j'ai de la chance que d'autres ont des cancers bien pire. Je n'ai pas une très grande joie de vivre en ce moment.
Je regarde le pont qui surplombe l'Erdre, je sais qu'il y a des bancs là-bas, je pourrais m'asseoir sous le soleil printanier et sentir les effluves des arbres en fleurs qui longent la berge. Je ne me suis jamais aventurée sur ce pont, car il faut traverser la route. Elle fait plus de vingt pas, et rare sont les conducteurs cléments qui te laissent passer... C'est une frayeur pour moi. Près du passage piéton, une femme attends pour traverser, elle aussi. J'hésite à lui demander de l'aide. Si je veux y aller, je dois lui demander. Elle accepte, après avoir vu la maigre cheville de métal que je ne peux pas masquer avec des chaussettes. Je la remercie chaleureusement pour son aide.
Un jeune homme, de mon âge, est assis sur un bord du banc. Il me semble l'avoir déjà vu dans le coin, un voisin peut-être. Il ne me regarde pas, le regard fixé sur l'horizon. Lorsque je m'asseois et masse ma cuisse endolorie par l'effort fourni, l'homme se lève et part. En passant devant moi, un papier bleu tombe et se colle sur les pavés. Le temps que je le ramasse, l'inconnu est déjà loin. A la place qu'il occupait précédemment, il y a aussi un papier bleu. Je sais que ce n'est pas poli et que ce ne sont pas mes affaires mais je m'en saisit aussi. Je lis les deux morceaux. Sur l'un il est écrit : "Bonjour Annita, je m'appelle Melvin, ne t'inquiète pas je ne te veux pas de mal." et sur le second, tombé par terre : "Crois-tu que tu pourras marcher jusqu'a la boulangerie qui est en haut de ta rue ?"
Une écriture pas vraiment jolie mais pas non plus disgracieuse, penchée vers la gauche, à l'inverse de l'italique. Pas commun comme style de calligraphie. Visiblement, les papiers ont été écrits à l'avance car l'encre est sèche. Les carrés bleus sont plus petits que ma paume. Celui qui était sur le banc est froissé, je le retourne. Deux phrases, à peine visibles, ont été écrites, puis rayées : Polyclinique de Nantes, il y a deux ans désor Depuis le temps que je t'attends, sur ce ba . Ce pourrait-il que nous nous soyons déjà vus à l'hôpital, serait-ce un survivant ? Je n'ai pas fait attention au monde qui m'entourait, à part mes parents, j'étais paniquée et désespérée...
Un défi pour moi, Annita. A moins que ce soit pour une autre... Marcher jusqu'à la boulangerie ? Pourquoi pas, j'ai bien eu le courage de traverser la route. Mon coeur tambourine dans ma poitrine et je ne saurais dire si c'est de la peur de retraverser ou de l'excitation à l'idée de marcher plus encore. J'humidifie mes lèvres et mords celle du bas. A travers le tissu de mon jogging je réajuste ma prothèse. Je respire profondément et me lève. Les papiers sont glissés dans ma poche. J'informe ma mère que je ne rentrerais pas tout de suite. Elle s'inquiète brièvement puis laisse tomber, heureuse que je sorte plus longtemps. Une nouvelle fois, je sollicite de l'aide pour traverser. Un homme cette fois, il me propose même de m'accompagner là où je veux aller. Gentiment, je refuse. Je me mets en route, remontant avec peine la rue, m'appuyant contre les murs. Quelle barbarie de construire des montées aussi raides ! Encore quelques maisons et j'arriverais à la boulangerie. En chemin, je me suis arrêtée plusieurs fois. Pas une seule fois je ne pense au chemin du retour et à la pente raide qui m'attend...
Melvin, si c'est bien lui, patiente devant la porte. Ses yeux verts pétillent quand il se rend compte de ma présence. Mes joues sont rougies par l'effort. Mes yeux bleus océan le détaillent, il n'a pas l'air d'aller ou d'avoir été mal. Ses cheveux d'un noir corbeau s'ébouriffent sous la bourrasque soudaine, qui me déséquilibre. Il m'empêche de tomber. Le silence se rompt :
— Bonjour, Annie. Tu es très courageuse, tu sais. Je ne sais pas ce que tu préfères alors tu as le choix ; pain au raisin ou croissant. Avant que tu ne détales en criant, je tiens à ce que tu saches que je suis infirmier. C'est moi qui ai confectionné ta jambe.
Je tique en entendant mon surnom, uniquement utilisé par mes proches. Je suis déçue, je pensais que c'était un survivant mais quelque part, c'est encore mieux que ce soit un infirmier. De ses paumes tendues, je choisis le croissant. Sa main enfin libre, il repousse mes cheveux bruns bouclés qui me revenaient dans la figure. Je consens à parler :
— Bonjour, Melvin. Je suis désolée, je ne me souviens pas de vous...Merci, pour le croissant. Je fais une pause et mords dans la patisserie.
— Ce n'est pas grave. De rien. Ne me prend pas pour quelqu'un de mauvais, mais je t'attends sur le banc du pont, en guettant le jour où tu oserais t'aventurer autre part que le long de chez toi.
— Je ne vous...
Il m'interrompt soudainement :
— Arrête de me vouvoyer, nous avons le même âge ! Tu ne t'en souviens peut-être pas mais nous nous sommes parlés et je te connais bien. Toi aussi normalement, mais ça reviendra, à moins que ton cerveau a décidé d'oublier définitivement cette partie de ta mémoire.
Je reprends alors ma phrase, après avoir fini le croissant pendant qu'il parlait.
— Je ne te considère pas comme un psychopathe, ne t'inquiète pas ! Si tu veux, tu peux venir à la maison, mon père sera ravi de connaître le troisième concepteur de sa fille.
Mon interlocuteur fronce les sourcils, aussi noirs que ses cheveux. Ses lèvres s'étirent joliment avant qu'il ne demande :
— Troisième concepteur ?
Je pensais que c'était clair. Gênée, je lui explique :
— Euh... Hem... Mes parents sont les deux concepteurs et pour ma jambe, tu es le troisième...
Il me semble que mes joues ne sont plus rouges mais cramoisies. Melvin fait alors tout le contraire de ce à quoi je m'attendais : il s'esclaffe. Un rire doux et grave, qui flotte autour de nous. J'aime son rire et son corps parfait, pas meurtri par la vie, et entier. Je ris aussi. Mon infirmier accepte ma proposition d'aller chez moi. Le fait d'avoir mit la figure paternelle dans mon invitation enlève toute arrière pensée de sa part comme de la mienne. Une jambe en moins réduit fortement les chances d'être en couple. Melvin me plaît et mon handicap ne le gêne pas. Il est gentil et courtois, très intéressant dans les discussions. Il prends son temps avec moi, et m'aide à descendre le boulevard. Je lui pose une question qui me brûle les lèvres depuis que l'on s'est vus. Pourquoi moi ? Comment savais-tu que ce serait aujourd'hui que je traverserais et que je serais assez en forme pour grimper la rue ? Fais-tu cela avec chaque fille dont tu crées une prothèse ?
Il rit, avant de sortir de ses poche une dizaine de papiers bleus, chacun différent du précédent. Ayant retrouvé son souffle, il me répond :
— Je t'aime Annita, depuis le début. Je ne savais pas que ce serait aujourd'hui, comme te le prouvent ces innombrables papiers. J'ai dû en perdre et sans doute d'autres gens les ont lus à ta place. Tu es la première, je viens de commencer dans le métier. Côté médical, je sais tout de toi. Pour le côté personnel, je sais uniquement ce que tu m'as raconté, il y a deux ans. Je t'ai cherchée mais j'ai laissé le temps faire. Je ne voulais pas te brusquer et perdre mes chances.
Hésitant, il glisse sa main chaude contre mon visage, mes yeux papillottent c'est tout ce que je suis capable de faire. Prennant ça pour un "oui" il m'embrasse. Je lui rend son baiser. Je sens mon coeur fondre et je me noie dans ses yeux couleur herbe tandis qu'il se noie dans mon regard liquide. Nous nous arrêtons pour reprendre notre souffle. Brusquement, je ne sens plus le sol sous mes pieds ; il me porte. Devant chez moi, il me dépose doucement pour que je puisse ouvrir. Je l'embrasse une dernière fois avant d'ouvrir la porte. Je le présente à mes parents, optimistes que j'ai trouvé l'amour et ma joie de vivre.
Dire que ma vie a changé pour le mieux grâce à deux bouts de papier bleu. En effet, j'ai de la chance de vivre, même si un cancer peut changer une partie de notre vie, pour le meilleur comme pour le pire.
FIN
Annotations