I.
ELLES L’APPELAIENT LA VILLE NUE, la ville vide la ville morte.
Elles allaient au lac et scrutaient les petits bateaux et les pêcheurs et les étals de poissons aux yeux vides — depuis la rive l’île avec sa cabane jaune, fissurée et qu’elles rêvaient d’habiter : un potager des livres et des chiens au coin du feu, pelotés. La brume qui venait, repartait ; la cabane voilée dévoilée, le temps long.
Puis la neige, qui soudain s’était mise à tomber.
ARU CARESSAIT LE BUREAU DE BOIS, le radiateur électrique qui brûlait ses mollets et, par la fenêtre, les paysages de blanc de gris, une suite de choses à peine perceptibles, divulguées les unes après les autres comme de lointains secrets : les herbes hautes, éparses et qui perçaient sur la plaine, puis la grange du vieux Boehm et cette nuée de passereaux, aux ailes grandes et qui tournaient rond dans le ciel d’une clarté unie. Aru éteignit son ordinateur, s’habilla, attrapa son appareil photo, ferma délicatement sa chambre et descendit l’escalier deux-à-deux et trouva sur le perron un oiseau mort, petit rouge-gorge couvert de neige. Elle le photographia.
Elle marcha et plissa les yeux et sentit ses poumons la brûler.
Il gelait à pierre fendre. Hélène frottait son nez sous l’abribus. Elles se saluèrent d’un hochement de tête.
Une biche et deux hères traversèrent la plaine, leurs bois qu’on ne distinguait pas encore. Aru leva doucement son appareil. La biche zigzagua autour d’une souche. Floue. Aru reposa l’appareil sur sa poitrine et renfila ses gants et les tapa l’un contre l’autre. Le sang dans ses doigts.
Deux camionnettes blanches remontèrent la rue et se garèrent sur le parking de l’ancien supermarché, son béton crevassé et ses murets effondrés. Hélène regarda sa montre : moins le quart : toujours à l’heure, les putes, avec leurs portes glissantes, leurs couvertures secouées et leurs intérieurs désodorisés. Puis : six heures piles : pas de bus mais une voiture rouge qui crachotait doucement, le premier client — petit père, cheveux en brosse et bottes militaires. La brune rajusta ses bas et son col roulé. Ils se pelotèrent à l’intérieur. La rousse monta le son de sa radio. On y parlait des bactéries qui mangeaient les radiations, avec des noms scientifiques qui ne donnaient aucune réalité aux choses. On disait regardez, regardez comme ils ont sauvé cette région, là, il y a dix piges, le présentateur qui mâchait ses mots, ne se souvenait plus, du nom de cette région-là. Puis le petit homme redescendit et s’en alla d’où il était venu.
La brune et la rousse partagèrent une cigarette.
Le bus arriva en retard. Aru et Hélène déroulèrent des écouteurs, un chacune et le fil tendu avec une certaine pudeur. Elles avaient bientôt trente ans et toujours ces manières, retenues, de vieilles amies qui ont connu trop et trop peu. La chanson était triste.
Elles descendirent cinq arrêts plus loin et marchèrent d’un pas mesuré jusqu’aux écuries. Patricia égalisait un talon ; la jument commençait à s’agiter. Tu n’arrivais pas à dormir ? Patricia reposa le sabot et se redressa et les salua. Elle avait le visage tiré, grave. Il va falloir la ferrer. Daniel a préparé le petit-déjeuner, allons-y. Elles refermèrent les écuries et se racontèrent des blagues, à propos des garçons de la veille, à la salle des fêtes.
Daniel avait l’air vieux, ce matin-là plus qu’à l’ordinaire. Il tremblait, la main droite pliée dépliée, l’autre crispée sur la table, ses phalanges grises et ses veines très ternes. Patricia posa sa main sur l’épaule de Daniel et servit des bols d’un porridge épais, avec des pommes et du sirop.
Aru mangeait distraite, la table qu’elle grattait de l’ongle, le bois, un motif, dans les stries, qui semblait lui revenir de très loin. Par la fenêtre d’autres flocons.
Elles travaillèrent dur toute la journée, à s’occuper des bêtes et à réparer une clôture. Le grand plateau, si beau et qui brûlait les yeux. À plusieurs reprises Aru s’arrêta, la sueur sous la veste et les doigts engourdis malgré les sous-gants et les gants ; et toujours elle fixa les chevaux, leurs piétinements las et leurs naseaux brûlants et leurs yeux noirs et qui semblaient fixer le ciel, avec toute cette gravité des bêtes.
Vers quatre heures Patricia dit que c’était assez pour aujourd’hui, qu’il ne servait à rien d’y perdre des doigts. Elles remontèrent sur les chevaux et rentrèrent.
Le chien se roula sur le tapis. Daniel apporta du café et des sandwichs.
Il dit qu’il allait dormir un peu, puis monta les marches, une à une, grinçantes.
Patricia dit que ça n’allait pas fort, en ce moment. Les tremblements. La tête, aussi.
Le poêle crépitait. Le chien ronflait. Hélène dit qu’il y avait un concert, au Chat Noir. Patricia dit qu’elle préférait rester là, pour surveiller son père.
Mais ne buvez pas trop, demain, j’ai du travail pour vous.
Aru et Hélène hochèrent la tête avec une certaine solennité.
Elles allèrent chez Hélène et essayèrent des robes et Aru en trouva une qui lui plut, fine et bleue et qui rappelait l’été. Elles burent des jus d’orange devant une énième rediffusion des Donaldsons, un épisode qu’elles connaissaient par cœur mais qui les touchait toujours un peu, à propos des premiers amours et des difficultés de l’adolescence.
Hélène alla téléphoner pendant la pub, d’abord à son mec, puis à sa mère.
Aru caressa la robe entre le pouce et l’index, semi-transparente, sa cuisse, avec la grande cicatrice de quand elle était tombée. Plus précisément, la seule et unique fois qu’elle était tombée. Puis elle pensa à la bête qui s’était ruée et qui avait couru et trébuché dans la pente. Sa patte cassée. Qu’avait-elle senti, dans le cœur d’Aru, pour ainsi s’enfuir ? Ce souvenir, qu’elle avait longtemps tu, lui revenait souvent ces dernières semaines.
Ma mère a dit qu’on pourrait prendre sa bagnole quand elle rentrera. Hélène souriait du coin des lèvres, les yeux un peu luisants et rieurs qu’elle avait depuis trois semaines, à cause du garçon. Elles regardèrent un autre épisode et la voiture remonta l’allée et se gara devant. La mère n’eut pas besoin de couper le contact.
Hélène écoutait la radio publique et conduisait doucement. La neige n’avait pas cessé de tomber depuis le matin, et ça continuait encore de s’épaissir, avec le givre et le ciel très bas.
Elles contournèrent le grand cratère, qu’on distinguait à peine sous son grand manteau, seul l’affaissement du relief, une ombre légère, grise et qui plongeait dans les entrailles de la terre. À plusieurs reprises Aru tourna la tête vers le cratère, la route, le cratère. Elle espérait que son inquiétude passe inaperçue. Hélène dit que ça faisait déjà dix ans, que c’était passé tellement vite. Elle posa sa main sur celle d’Aru.
Comment tu te sens en ce moment ?
Bien, je suppose.
On va te trouver un garçon — ça ira mieux.
Aru voulait dire que ça ne résoudrait rien, les garçons, mais elle se tut et tourna de nouveau la tête vers le cratère.
Patricia lisait le journal. On y parlait d’aides, pour reconstruire la vallée, avec des chiffres aussi dérisoires qu’immenses. Qu’aurait-elle fait, elle, de tout cet argent ? la toiture la clôture les écuries et puis… Daniel, le traitement de Daniel, la peine soulagée à défaut d’être retirée — et eux, qu’en ferait-il ?
D’en haut, on entendait Daniel grogner contre des rêves agités.
C’était soirée urbaine au Chat Noir, rap local et voix graves, puissantes, la chanteuse et ses dents en or, carrées, Thomas qu’elle criait, Thomas fuck you ! depuis l’autre côté de la boîte, à travers la foule ses dents, dorées et carrées dans la profonde noirceur de sa bouche, Aru qui dansait comme au ralenti, ses bras contre son corps, serrée, refermée, Aru qui dansait comme portée par la houle, impuissante, le cheval qu’elle imaginait sur la plaine, sa patte cassée et le vent dans son pelage, la neige qui tombait drue, la selle, la couverture, le désordre des choses matérielles et des corps rompus, la neige bleue, bleue comme les vagues et les lumières stroboscopiques du Chat Noir. Elle étouffait. Elle chercha Hélène du regard et la vit, contre un mur et son mec, leurs jambes entremêlées et leurs bouches pleines de salive.
Aru dériva et on la poussa et elle dut lutter pour ne pas tomber. Puis elle descendit au sous-sol, d’où l’on n’entendait presque plus la musique, seules les basses, comme une lente litanie qui venait et vibrait sur la poitrine. Sous un projecteur, des gens de tout âge s’étaient assis en cercle et récitaient des poèmes, à propos de la neige et des cratères et des cœurs rompus. À tour de rôle ils se levèrent et regardèrent leurs notes et parlèrent, le cœur serré les jambes tremblantes. Pas d’applaudissements, pas de mots de trop, juste la parole déliée et qui ressemblait à un puits sans fond. Aru écouta une dizaine de poèmes puis remonta. La boîte était presque vide. Un DJ passait de vieux tubes pop. Hélène dansait au milieu de la piste, les bras vers le ciel, les poignets qui tournaient, son corps qui ondulait, dévorait l’espace de sa solitude. Elle pleurait. Aru s’assit au bar et attendit.
Patricia fit sortir les chevaux dans le petit matin et distribua le fourrage et nettoya les stalles. Les mésanges, qui logeaient sous la toiture de l’écurie, la regardèrent aller et venir. La météo continuait de se gâter, les flocons gros comme des billes. Elle décida de se rendre à la pharmacie avant que la grande route ne deviennent impraticable. On leur avait dit, à tous ces ingénieurs, qu’avec le soleil et l’hiver cette foutue route serait fermée six mois sur douze ; on leur avait dit qu’il fallait suivre les chemins de traverse, ceux des ancêtres aux calebasses plus vieilles que le monde ; on leur avait dit. Qu’importe.
Hélène alluma la cafetière. Sa sœur zonait sur le canapé, la descente qui pulsait sur ses paupières. Elle lui apporta un toast beurré. Sa sœur baissa les yeux, le saisit, mordit dedans comme dans un bloc de plâtre, les miettes friables sur sa lèvre inférieure. Il faut emmener Harry chez le dentiste, Maman dort ? Sa sœur ne répondit pas. Je suppose que je m’en charge. Mordit de nouveau dans le toast. T’as de la chance que je bosse pas ce matin. Je prends la bagnole, je la ramène après. Tu lui feras à déjeuner, hein ?
Dans son rêve, elle n’arrivait plus à respirer. Le lit tremblait. Un courant glacé passait sous la couverture. C’était un rêve sans être un rêve. La tête de lit sous ses doigts, le bois, qu’elle caressait avec précaution, et la sensation, terrible, que quelque chose venait pour tout emporter.
Elle se réveilla en sursaut. Sa mère sortait les poubelles. Il devait être huit heures, c’était généralement à cette heure-là qu’elle les sortait, avant que le camion ne passe. Elle enfila vite une combinaison et dévala les marches et attrapa un morceau de brioche sur le plan de travail. Sa mère commença à lui servir une tasse de café, qu’elle refusa. Non, je dois me dépêcher, je travaille tout l’après-midi, peut-être même ce soir, je ne sais pas encore.
Tu travailles encore chez Patricia ?
Oui. Je file.
Je t’aime.
Ce matin-là, Aru partit sans embrasser sa mère.
La porte s’ouvrit et le ding retentit et le vieux pharmacien réajusta ses lunettes.
Comme d’habitude, Patricia ?
Comme d’habitude… qu’il y avait du désespoir dans ces mots !
Harry regardait ses chaussures : il voulait les faire crisser sur le carrelage… et il savait ce que sa sœur dirait, que ce n’était pas correct, qu’on n’était pas des gens comme ça, de ceux qui font crisser leurs chaussures sur les carrelages des salles d’attente, mais c’était comme l’envie d’aller faire pipi, ça le prenait tout au fond et il ne pouvait pas se retenir très longtemps. Il tendit la jambe, posa la pointe de sa basket sur la dalle, juste la pointe, et l’avança doucement, très doucement, en appuyant juste assez pour que couine. Hélène tourna la tête. Je sais ce que tu fais disaient ses yeux. Il n’aimait pas, quand elle parlait avec les yeux.
Derrière la porte on entendait la fraiseuse, ou du moins l’instrument qui tournait et qui faisait un son strident et des trous dans les dents. La secrétaire montrait ses gencives à son miroir et se passait du fil dentaire entre les incisives, son petit-déjeuner posé à côté, sur son bureau, une sorte de brioche industrielle qu’Harry aimait bien mais qu’il n’y avait pas souvent à la maison. Il soupira et étendit sa jambe ; déjà, Hélène le regardait en coin.
Il voulait à la fois en finir et que jamais on ne l’appelle. Lis, ça t’occupera dit Hélène. Il n’y avait pas de bonnes bandes dessinées, que des magazines de mode et d’automobile — non, il n’y avait vraiment rien d’autre à faire que de poser ses baskets sur le carrelage. Hélène attrapa des prospectus et lui fourra sur les genoux. Lis-ça. Il y avait des vieux et des vieilles qui souriaient à pleines dents. Flippants. Lis-moi ce qu’il y a dessus, à voix haute, murmure, je veux voir comment tu lis. Il se concentra et parla d’une voix toute basse, la plus petite qu’il sache faire. Radia… Radiations dit-elle pour lui. Radiations. Vous perdez vos dents. Essayez les dentiers Fli... Flixodent. Flixodent.
Tu progresses bien. Elle est gentille, ta maîtresse ?
Madame Blum ?
Oui.
Je crois, ça va.
Alors il pensa aux mains de Blum, pleines de craies, avec les marques de doigts sur ses robes quand elle s’essuyait. Et il pensa aux doigts qui allaient venir dans sa bouche, les gants blancs, lisses et qui couinaient quand on les lui fourrait sur les gencives et soudain ses jambes se tendirent, avec les poils dressés et les frissons, ses baskets qui crissaient sur le carrelage sans qu’il n’en eut l’intention.
Elles se retrouvèrent pour déjeuner au vieux café Ventis, avec sa peinture verte écaillée et ses gaufres grasses et moelleuses. Aru demanda un supplément chantilly. Hélène et Patricia prirent des clubs sandwichs.
T’es vraiment une accro au sucre, toi.
Aru haussa les épaules. Elle en avait besoin, de ce réconfort. Alors, c’était quoi, ce nouveau taf ?
Patricia se pencha sur la table, comme elle le faisait toujours pour parler de ces boulots-là, comme si, malgré les années, la formation de Daniel et les dizaines de jobs, elle ne s’y était toujours pas faite, à cette nervosité. Hélène riait doucement.
Allez, crache, on surveille qui cette fois ?
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