Dégoût
Ca me dégoûte ! Ca me dégoûte toute cette abondance de vie insouciante autour de moi alors que mon coeur est étreint de mort. Ca me dégoûte d'avoir des contacts physiques avec mon compagnon, de sourire à mes amis, de faire bonne figure au travail. Tu es partie et tu ne reviendras plus jamais. Plus jamais ! Plus jamais je ne sentirai ton corps contre le mien dans une étreinte pleine d'amour et de gaieté. Le son de ta voix deviendra un souvenir qui s'atténuera avec le temps. Ca me dégoûte ! Je les déteste tous !! Leur fausse compassion ! Non pas qu'ils ne soient pas sincères. Simplement qu'ils compatissent sans connaître cette douleur-là, cette tristesse-là, cette colère-là, cette peur-là.
Tu es partie et tu ne reviendras plus jamais. Comment peut-on imaginer ? Même moi qui savait que la maladie grignotait le temps qui te restait, je ne le pouvais pas. Comment peut-on se mettre à ma place et ressentir de la compassion alors qu'on ne l'a pas vécu ? Ca me dégoûte. J'en ai la nausée de suivre un quotidien qui doit respirer la routine de la vie. Alors que je ne suis que larmes et souffrance à l'intérieur. Tous ces bons conseils, toutes ces bonnes intentions me dégoûtent. Arrêtez de me dire que vous comprenez et qu'il faut avancer. Vous n'avez pas idée de ce que je traverse. Chaque jour me voit porter cette peine, ce vide intérieur. Je n'ai pas perdu un stylo, ou un travail ! J'ai perdu le repère de ma vie. La phare tout cabossé qui me guidait toujours quand je partais trop loin. L'amour qu'inconsciemment je savais ne jamais perdre, et que pourtant je cherchais toujours, croyant ne pas l'avoir.
Je souris, je ris, je bouge, je mange, je sors. Oui, je fais tout comme vous. Non, je ne vais pas bien. J'en ai assez de réaliser chaque jour que ça ne sert plus à rien de penser à l'appeler. J'en ai assez de prendre des gifles mentales chaque matin parce que cette nouvelle réalité vient me frapper. Plus jamais je ne me disputerai avec toi. Plus jamais je n'entendrai ces conseils qui m'ont bien trop souvent plus fait peur que rassurée. Plus jamais ! Jamais. J'essai chaque jour de buriner cette idée dans ma tête pour ne plus attendre tes messages, tes appels, ta venue. Jamais. Plus jamais je ne reviendrai en arrière pour te dire que je suis désolée. Plus jamais.
Ca me dégoûte ! Jamais me dégoûte. Alors quand vous venez avec vos petits soucis du quotidien qui pèsent déjà bien lourd dans vos coeurs, j'ai envie de vous envoyer sur les roses. Mais je ne peux pas, vous le prendriez mal. Ton compagnon te saoule ? Quitte le. Ton travail t'ennuie ? Trouves en un autre. Ce matin ta copine ne t'a pas fait de bisou et tu te demandes si elle t'aime encore ? Grandis un peu. Vous me dégoûtez avec vos petits soucis existenciels. Je ne sais pas quoi répondre à la grande question "Ca va ?". Non ! Ca ne va pas ! Dans ma tête tout a changé. Quelle est ma place dans ma famille maintenant ? Comment je vais faire pour garder les liens ? Qui vais-je appeler toutes les semaines pour parler de tout et n'imorte quoi et me prendre la tête sans avoir peur d'être abandonnée ? Tout ce que je faisais ou disais était motivé par cette sensation indéfinie qui me menait toujours vers elle. Cette certitude que quoi qu'il arrive, elle serait toujours là. Mais elle est partie. Je suis tellement déçue. J'y ai cru moi à cette éternité. Parce que oui, j'ai eu beau savoir, j'y ai cru à cette éternité. Maman ? Mourir ? Pffff ! Mais nooooooooon. Oui bien sûr que je le sais mais .... Nooooooon ! J'avoue je pense très souvent que les tracas du quotidien n'ont plus leur place dans cette dimension. Bien souvent, je voudrais dire à tout le monde que j'en ai rien à faire de leur tristesse, de leur colère, de leurs sentiments et émotions au sens large. Parce que moi, j'ai perdu ma maman et c'est inconcevable qu'on vienne me voir pour m'étaler des soucis qui n'ont plus de sens à mes yeux. Je m'en fiche. Tout ce que je veux moi, c'est que ce bouleversement intérieur se stabilise sans avoir à m'occuper de votre petit cul dodu. Parce qu'à l'intérieur, je vis un tsunami tous les jours. Le douleur me serre la gorge, et la poitrine. La tristesse me submerge par vagues terribles. Non, votre petite monde intérieur ne m'intéresse pas ! Je veux m'occuper du mien, parce qu'il est sans dessus-dessous ! Je veux pouvoir me rendre sur la photo de ma mère et pleurer sans me couper net parce que chéri veut savoir où j'ai mis la panière à linge sale ! Cherche ! Tu es une grande personne ! Je veux rester au lit sans appeler le patron pour lui inventer une excuse pour ne pas travailler tout ça parce que je veux rester dans mes souvenirs et pleurer des heures durant pour évacuer toute cette tristesse de ne jamais en construire d'autres avec elle ! Jamais ! Parce que perdre sa mère ce n'est pas juste la voir disparaître. C'est devoir vivre avec une absence qui au départ n'a jamais existé ... On s'installe adulte ailleurs mais elle est toujours là, dans votre quotidien. Alors non, je ne veux pas entendre que vous comprenez alors que votre maman est encore là dans ce monde.
On pourrait me dire que je suis trop cruelle, trop dure, trop ceci, trop cela. La vérité, c'est que je m'en moque. Aujourd'hui, toutes ces considérations quotidiennes et ces tracas me semblent tellement dérisoires. J'essai d'apprendre à composer avec une toute nouvelle notion bien plus concrète aujourd'hui : la mort. Il s'agit de tout remettre en perspective. De réévaluer ses valeurs, ses besoins, ses désirs dans une mesure bien différente que lorsqu'on se sépare de son compagnon ou de sa compagne, qu'on quitte un emploi ou qu'on se fait renvoyer. Tout est remis en perspective à l'échelle de cette notion : la mort. Il s'agit d'apprendre à nouveau à vivre mais cette fois avec un repère essentiel à votre construction qui a disparu du paysage. Et ça mes amis compatissants, à moins de l'avoir vécu vous-même, vous ne pouvez pas le comprendre, ni même l'envisager.
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