CHAPITRE 1 - NEW YORK, NEW YORK.

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New York se met à briller comme une montre volée. Mon salon panoramique encadre Central Park à gauche, Downtown à droite, et entre les deux j’ai ma gueule, 46 ans, belle mécanique d’extérieur, moteur rincé à l’intérieur. Le parquet coûte plus cher que mes études, les baies vitrées font office de confessionnal, et le canapé design ne sert à rien sauf à rappeler que dans cette ville on achète des objets pour combler des trous qui n’ont pas de fond.

Je bois un whisky tiède sur un glaçon qui agonise. Je le laisse mourir dignement. Sur l’écran, la visio des enfants met quinze secondes à charger, assez pour me rappeler qu’on est devenu des paquets de données qui traversent des câbles trop fins pour contenir un cœur.

— Ça va, papa, dit mon fils, sourire plein écran, 14 ans, futur survivant.
— Ça va, répond ma fille, 18 ans, ton de froide politesse administrativement correct.

Je raconte rien. Ils savent. Elle me juge avec ses silences, lui me sauve avec ses détails. Il parle d’un exposé raté, d’une pizza trop cuite, d’un coach qui gueule. Des choses concrètes, des cailloux sur un sentier pour que je ne me perde pas. Elle coupe court, pas parce qu’elle n’a rien à dire, mais parce qu’elle a tout à me faire payer sans passer par le tribunal. Je prends. Je signe là où on me tend le stylo.

Quand l’appel corporate clignote, j’ai encore le sourire du gosse planté dans la poitrine comme une fléchette. Je décroche. C’est elle. Ma cheffe Carla en Caps Lock. Sa voix ressemble à une sirène d’ambulance qui aurait appris le management.

— Sacha, darling, tu es là ? On a une opportunité transversale à déployer.
— Je suis traversable, je dis.
— Parfait. Alors écoute : l’écosystème bouge. On doit accompagner nos talents féminins sur des verticales de contenu à forte intention. Empowerment, safe space, authenticité. On veut du vrai, mais calibré, OK ?

Elle vient d’inventer le porno éthique avec mots doux intégrés. J’entends des PowerPoints se reproduire derrière elle. Ça couine. Ça accouche d’un deck.

— On aime ton ton, poursuit Carla. Ton élégance. Tes résultats. On a décidé de faire de toi notre consultant global. Rotation fixe : New York, Los Angeles, Tokyo, Rome, Barcelone, trois semaines à l’extérieur, deux ici. Tu es l’homme du pont aérien. Tu vas aider nos influenceuses à être elles-mêmes mais mieux. Compris ?

“Être soi-même mais mieux”. Traduction : devenir un produit premium. On mettra un ruban autour de l’âme, et un code promo dessous. Je regarde ma vitre : je me vois en costume, fine silhouette, beau type, le genre qu’on choisit pour vendre des montres à des gens pressés de mourir élégants.

— J’accepte, je dis.
— Je savais, fait-elle, déjà ailleurs, déjà en train d’ouvrir un tableau Excel où je suis un onglet qui rapporte.

Elle raccroche sans au revoir, c’est moderne. Le silence retombe comme un rideau de douche dans un motel. Je bois. J’inspire. Je me parle comme un manager de mon propre naufrage : Sacha, tu as signé pour un marathon d’idioties sous stroboscope. Garde la ligne, gagne du temps, ne laisse pas les clowns te maquiller.

Je passe par la cuisine. Elle est tellement propre qu’on pourrait y opérer un cœur, dommage qu’il n’y en ait pas. Le frigo contient des choses qui promettent la santé et tiennent la solitude au frais. J’en tire une bouteille d’eau “glacier” qui n’a jamais vu de montagne. Je la bois au goulot comme un type qui fait un effort.

L’ascenseur m’avale. Dans la glace, la même gueule qui plaît : mâchoire calibrée, ironie planquée au coin. Je pourrais vendre des assurances aux anges déçus. Le hall sent le bois cher et la vanille qui coûte trois smic le litre. Le portier m’offre son sourire de combattant pacifique, il voit défiler des gens qui ne savent pas dire bonjour sans badge.

— Soirée chargée, Mr Kervallen ?
— On va me confier le monde, Tony. Je promets d’en faire un meilleur endroit pour placer des produits.

Il rit comme on rit devant un cercueil, pas par goût, par réflexe social. Je sors. L’air sent la pluie propre, celle qui lave la crasse pour mieux la faire briller.


Le mail de briefing atterrit pendant que je marche vers le bureau. Objet : EMPOWERMENT + SAFE PORN + AUTHENTICITÉ (V1). Le PDF s’ouvre. Les slides enchaînent les visages filtrés, les slogans à base de “vrai moi”, “vrai corps”, “vrai désir”. Tout est faux comme les dents blanches d’un prêtre télévisé. On appelle ça des paradoxes empaquetés : “sois libre dans le cadre”, “sois toi dans notre cahier des charges”, “sois vraie à l’heure dite”.

Au bureau, l’open space ressemble à un aquarium où les poissons auraient des KPI. Des plantes qui ne savent pas qu’elles sont payées pour respirer, des visages qui sourient parce qu’on leur a dit que la bonne humeur augmente la productivité. Un jeune DA vient me voir, basket à 900 dollars, regard d’enfant qui aurait volé une mine d’or.

— Sacha, j’ai une idée. Une série “morning routine” avec nos talents. Réel, brut, sans filtre. Elles se réveillent, nous montrent leur vrai visage, café froid, cheveux en bataille…

— … et trois filtres invisibles, je réponds. On vendra l’idée que la sincérité a la peau lisse.

— Exactement, il dit, soulagé que je comprenne sa mystique.

Il repart, léger comme un larcin réussi. Au mur, un grand écran crache des chiffres : rétention, conversion, panier moyen. On pourrait mesurer l’amour si quelqu’un finissait par lui coller un lien trackable.

Carla surgit dans mon dos avec sa vitesse à elle, ce mélange de parfum de victoire et de panique de fin de trimestre.

— Réunion dans cinq, Sacha. On a nos premium talents au bout du monde qui attendent tes process.

Mes process tiennent en trois verbes : écouter, gratter, recadrer. Je n’y crois plus, mais ça marche. On s’assoit dans une salle trop froide, pour que les gens ne s’endorment pas sur leurs illusions. Quatre visages s’alignent en mosaïque sur l’écran : Los Angeles, Tokyo, Rome, Barcelone. Des femmes très suivies, très maquillées, très conscientes de la lumière qu’elles louent au monde.

— Bonjour, je dis. On va parler de vous sans mensonge—du moins pas plus que nécessaire.

La romaine rit franchement, accent soleil. La tokyoïte incline la tête, polie comme une lame. La barcelonaise ajuste son décolleté comme on ajuste un cadrage. L’angevine de L.A. fait un cœur avec ses doigts. Je continue, voix basse, posée :

— Le “sans filtre” est un filtre. L’“authentique” est un genre. La question c’est : qu’est-ce que vous n’êtes pas prêtes à vendre ? Parce que si la réponse est “rien”, alors on ne travaille pas. On exploite.

Silence. Un vrai. Carla serre la mâchoire—on n’est pas censé prononcer le mot exploiter dans une salle climatisée où l’argent tourne. L’angevine rompt la tension :

— J’adore. On pourrait l’imprimer sur un t-shirt.

— On pourrait, je fais. Mais alors il faudrait le vendre 79 dollars.

Rires nerveux. Je garde mon masque neutre. Ils rigolent parce que j’ai raison. Ils n’arrêteront pas parce que j’ai raison.


Pause. Je m’échappe. Les toilettes sont l’endroit le plus honnête d’une entreprise : on y fait des choses que personne n’évoque dans un board. Face à la glace : moi, mon regard qui cherche une raison, mes tempes qui grisonnent comme si la vie avait décidé de me peindre à l’aquarelle. Mon téléphone vibre. Message de mon fils : “Papa, j’ai eu 14 en anglais. On se call ce soir ?” Je sens un câble se brancher entre ma cage thoracique et une lumière. Message de ma fille : rien. C’est une langue, le rien. Il faut savoir l’entendre.

Je retourne en salle. Carla déroule, en transe :

— L.A., on push la “glow routine”, du rosé, des palmiers, des corps vrais mais aspirés. Tokyo, on va sur du “study with me” sophistiqué, néons, kimonos, sabre dans le décor si possible classy. Rome, on littéralise la dolce vita, pasta, soleil, Vespa, vintage-chic. Barcelone, fiesta latina, mais safe. On est sur du spicy friendly. Sacha, tu leads l’éditorial, l’image, les mots, la ligne.

Je hoche. En moi, un petit fonctionnaire cynique tamponne des formulaires : Vu. Approuvé. À exécuter sans croire. Je prends la parole doucement, le ton du type qui vous endort avant de vous faire avaler la pilule amère :

— Très bien. Règles simples : pas d’“authenticité” outrée, pas de misère émotionnelle en direct. On supprime les larmes monétisées. On ne filme pas les chagrins, on ne vend pas les traumas. Plus vous suggérez, plus ça mord. Laissez de l’air. Laissez une ombre. Le désir a besoin d’ombre.

La tokyoïte dit quelque chose en japonais, traductrice enchaîne : “Les ombres sont plus fidèles sur les murs que les corps dans les lits.” Je note. Elle, au moins, sait parler. La romaine applaudit, la barcelonaise fait un clin d’œil, L.A. poste déjà une story en coulisse. Le monde est une vitrine avec des coulisses en vitrine. C’est sans fin.


Je rentre tard. New York respire par la bouche. Dans l’ascenseur, un couple se dispute sans bruit, uniquement avec les épaules. Le couloir sent le linge propre et la fatigue neuve. Chez moi, la ville me saute au cou. Je lance du jazz, un vieux Coltrane qui sait mieux que moi comment se perdre sans disparaître. Le parquet craque comme un ami de longue date. Je m’étale sur le canapé trop bas pour adosser une vraie tristesse. J’ouvre l’ordi. Le planning s’affiche : Rotation 1.


Semaine 1-2 : New York — cadrage, guidelines, repérage.

Semaine 3-5 : Los Angeles — villas, “glow”, tournages, égouts sous le ciel rose.

Semaine 6-8 : Tokyo — néons, trains, solitude calibrée.

Semaine 9-11 : Rome — soleil, chianti, rires gras et élégance.

Semaine 12-14 : Barcelone — plage, sueur, marchés, carnaval en spray.

Retour New York — souffle, enfants, soi-même en vitrine.

Je ferme les yeux. Je vois déjà les hôtels, les halls glacés, les bar tenders qui polissent des verres comme s’ils pouvaient faire apparaître une mère aimante dedans. Je vois des bimbos sous chlore qui confondent “liberté” et “séduction permanente”, des managers qui mettent des codes promo sur la libido, des créatifs qui peignent le vide avec des couleurs séduisantes. Je vois surtout ma propre gueule partout, calme, polie, ironique, en train de vendre des limites à des gens qui veulent se dissoudre.

Le téléphone sonne. Carla encore.

— Juste une chose, Sacha : l’angle “féminisme monétisé”, on l’adore, mais on ne peut pas le dire. Tu comprends ? On le fait, mais on ne le dit pas.
— Bien sûr. Comme la politique.
— Exact. T’es brillant. On se parle demain pour les scripts.

J’ai envie de rire. C’est sorti tout seul, "comme la politique". Je garde la note. L’ironie paie les factures. Le problème, c’est qu’elle ne répare rien.


Je coupe tout. J’ouvre la fenêtre. L’air entre comme un voleur. Central Park s’étale en masse noire, et au-delà, la ville gratte le ciel avec ses doigts LED. Je pense à mon âge comme on pense à un vêtement trop serré. J’ai 46 ans, et j’ai l’air d’un type qui a réussi. C’est le déguisement le plus dangereux : on finit par y croire, et c’est là que la chute fait une musique de verre.

Je me parle, façon mantra de survie : Regarde. Note. Taille. Ne haïs pas, ça fatigue, mais ne pardonne pas au système, il n’a pas demandé pardon. Je me fais une promesse idiote, les seules qui tiennent : à L.A., pas de discours, juste des aiguilles plantées dans le ballon. À Tokyo, des phrases qui coupent comme un couteau en céramique. À Rome, un opéra bouffe transpercé d’un rire froid. À Barcelone, un carnaval de vérités sous confettis. Et à New York… à New York, respire. Respire pour eux. Respire pour toi.

Je rouvre l’écran. Je tape le début d’un document que je n’appellerai pas “journal”, je préfère “Registre d’insolences utiles”. Page 1 :

Règle 1 : le “vrai” sur commande s’appelle publicité.
Règle 2 : ce qu’on ne montre pas vaut encore quelque chose.
Règle 3 : si une larme passe une caisse enregistreuse, c’est une marchandise, pas une émotion.
Règle 4 : je ne sauve personne. Je fais mon travail. Alors je nomme les choses.

Je sauvegarde. Registre_insolences_V1.docx. Ridicule et nécessaire. On ne survit pas à ce cirque sans se construire un petit bunker de mots.


Le lendemain, 8h, bureau. La cafet’ sent l’ambition brûlée. Un analyste me montre une courbe comme on montre une échographie : regardez, on a fabriqué une vie. Il parle “cohorte”, “churn”, “CAC”. Je traduis dans ma tête : gens, gens qui partent, prix pour capturer des gens. Tout est plus simple en remettant les bons mots.

Carla s’installe, tapote son iPad avec l’énergie de quelqu’un qui veut retarder sa propre implosion. Elle fait défiler les “talents” à l’écran. Les bouches bougent, les yeux brillent, les phrases se ressemblent : mon authenticité, mon parcours, mes petites routines, ma vérité. Je pense à des fouets en velours. On caresse pour mieux dompter.

— Sacha, fais-nous ton speech d’alignement, dit Carla. T’as le sens des formules.

Je parle lentement. Comme on enclenche une perfusion.

— OK. Ce qu’on vend, ce n’est pas des crèmes, ce n’est pas des maillots, ce n’est pas des smoothies protéinés. Ce qu’on vend, c’est l’illusion d’une proximité sans risque. On vous donne l’impression d’être là, à côté, sur le canapé, mais sans l’odeur, sans le prix, sans la lassitude. On vous loue un fantôme habillé en vous-même. Mon travail, c’est d’éviter qu’on devienne des proxénètes affectifs. On flirte avec la ligne. On ne la franchit pas. Si on la franchit, on sera riches et moches. Si on ne la franchit pas, on sera peut-être un peu moins riches, mais encore regardables dans une glace.

Silence dense. Deux secondes de vérité supportables en milieu clos. L’analyste sourit. Carla claque des doigts.

— J’achète. Fais-moi un doc. L.A. te veut lundi.

Lundi. D’un coup, le futur a une date. Je le prends comme on prend un coup de poing propre.


Soir. Je descends au bar de l’hôtel d’en face. Pas besoin de clients pour siroter un monde. Le barman est un moine de la bouteille, il aligne des verres comme d’autres rangent des prières. Il me sert sans me demander mon nom. C’est ça, New York : on te reconnaît par tes habitudes avant de te connaître.

— Dure journée ?
— Non, juste moderne, je dis.

À ma droite, deux types parlent de crypto comme de théologie, ils ne savent pas qu’ils prient sur un serveur. À ma gauche, une fille rit d’un rire réglé. Elle tient son téléphone à la verticale, angle parfait, vie en location. Elle dit “my tribe” toutes les deux phrases. Je bois et je la baptise en silence : Peau de Pixels. Elle vend sa routine pour 49 dollars par mois, “communauté inclusive”, “safe space”, “vulnérabilité guidée”. Je pourrais lui écrire des scripts qui feraient pleurer sa propre banque. Je ne le ferai pas ce soir. Je préfère la regarder comme on regarde un panneau SORTIE dans un tunnel, ça rassure sans emmener nulle part.

Le barman polit. Je lui demande si la ville est plus gentille quand on la regarde depuis derrière un comptoir.

— Non, dit-il. Elle a juste moins de dents.

Je lui laisse un billet trop gros. Il me rend un sourire qui n’a pas de TVA. Je rentre à pied. Central Park dort comme un animal massif. Dans ma vitre, ma silhouette m’attend. On dirait un type fiable. On dirait un mensonge courtois.

Je mets un rappel : Vol L.A. lundi 9h15. Je mets un autre rappel : Appeler les enfants dimanche 19h, mer pour juillet ?. Les deux notifications clignotent l’une après l’autre comme deux continents vaguement compatibles. Je coupe les lumières. La ville continue, sans moi, avec moi, peu importe.

Dans le noir, je me dis cette phrase idiote et magnifique qui me tient lieu de foi : On peut traverser l’absurde si on garde la main sur deux choses : un rire et un regard. Le rire, c’est le mien, acide. Le regard… je ne sais pas encore à qui il appartient. Pas grave. L’avion décollera quand même. Le monde, lui, n’attend personne.

Et moi, je vais aller le vendre à son meilleur ennemi : lui-même.


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