Chapitre 1

12 minutes de lecture

Des fourmillements désagréables commençaient à s’étendre dans tout mon bras droit. J’avais tenu cette position trop longtemps ; la tête calée dans le creux de la main, le coude appuyé contre la table. Ma nuque me tiraillait de plus en plus. Il aurait fallu que je bouge, mais à quoi bon ? Il me restait encore une heure de cours. Une heure à supporter. J’observais le professeur au centre de l’amphithéâtre qui parlait tout en gesticulant. J’imaginais une danse avec ses mouvements de bras, une danse pauvre et trop rapide pour être belle. Une danse divertissante pendant une heure seulement, mais qui devenait vite ennuyante. Pourquoi semblait-il si passionné ? Ce qu’il disait lui était si important ? Comment les autres étudiants faisaient pour rester aussi attentif ? Il faut croire que les réponses à toutes ces questions m’échappaient. Si je parvenais à comprendre comment les autres vivent, peut-être que je parviendrais à trouver comment réussir à vivre ? Comment survivre malgré la douleur. Malgré l’inconfort. Malgré cette perpétuel envie d’en finir.

 - Aurel ? Aurel ! m’appela ma seule et unique amie depuis l’enfance.

Je lui jetai un regard, m’efforçant de faire naître un sourire sur mes lèvres. Il ne faudrait pas que Nana se doute de quoi que soit. Il ne faut pas qu’elle sache que je souffre, que je suis à deux doigts de passer à l’acte.

Elle claqua des doigts juste devant mes yeux alors que mon attention était déjà sur elle. Elle prit une moue désapprobatrice.

 - À quoi tu penses pour ne pas t’apercevoir que le cours est fini ? s’étonna-t-elle.

 - Oh, je réfléchissais à tout et à rien, répondis-je en restant vague.

 - Dépêche-toi de ramasser tes affaires et allons-y !

Nana et moi avions prévu d’aller au cinéma après ce cours. Le dernier blockbuster avec un acteur qu’elle adorait venait de sortir. Elle avait réservé les places depuis un mois et trépignait d’impatience. Je l’imaginais déjà dans la salle obscure laissant de petits soupirs admiratifs à chaque fois que son acteur favori apparaîtrait. Son enthousiasme me fera du bien, me fera oublier au moins quelques heures la lourdeur dans ma poitrine.

 - Allez, dépêche-toi, sinon on sera en retard ! s’écria Nana en se mettant à courir.

Ses talons compensés faisaient des bruits doux en tapant sur le sol peint de gris. Ses jambes nus étaient surmontées d’une jupe courte, tandis que son buste était couvert d’un top à bretelle. Son dos et ses épaules étaient dissimulés sous ses longs cheveux lisses noirs. Courant derrière elle, je ne voyais pas son visage, mais je devinais ses yeux bridés qui devaient être plus plissés encore par l’impatience.

Nous avons passés les larges couloirs vitrés de l’université, ainsi que ses jardins arrangés avec minutie et nous avons rejoint la rue. L’agitation sur la route contrastait avec le calme du campus de l’université. C’était comme si une ligne de démarcation invisible les séparait. Sur le bas-côté, une voiture noire aux vitres teintés et à la carrosserie étincelante nous attendait. Nous y sommes montés et le chauffeur de Nana nous a conduit jusqu’au cinéma. Un petit groupe de personne attendait le début de la séance en bavardant devant les portes. À peine fut-on arrivés que Nana s’écria : « Rioshi ! Par ici ! ». Perdu, je la regardai s’élancer vers un jeune homme qui faisait une tête de plus qu’elle. Il portait des lunettes et était vêtu d’un t-shirt sous une chemise et d’un jean large. Ses cheveux noirs de jais étaient les mêmes que ceux de Nana.

 - Tu es venue ! fit mon amie au dénommé Rioshi.

Quand je les vis ensemble, je compris de suite qu’ils n’étaient pas que des amis. Le sourire mi-enjoué mi-embarrassé de Nana me l’indiquait. Elle avait ce sourire quand elle parlait avec quelqu’un qui lui plaisait. Et je ne parle même pas de son regard...on aurait dit qu’elle voyait le soleil pour la première fois. Nana était amoureuse de ce garçon.

 - Viens, Aurel, qu’est-ce que tu fais ? Approche ! m’intima-t-elle.

Je m’avançai vers eux et Rioshi me salua d’un sourire poli.

 - Aurel, esquisse mon amie, je te présente Rioshi Tabamo...c’est...euh, c’est...

Elle rougit comme une pivoine.

 - Je suis, je suis ? gloussa Rioshi en levant les sourcils d’un air narquois.

 - C’est mon petit-ami, finit-elle par dire.

Je hochai seulement la tête. Je ne savais pas quoi dire dans ce genre de situation. J’étais surpris. Je n’avais pas entendu Nana parler d’un garçon depuis des mois. Je la pensais encore célibataire, comme moi. Pourquoi ne m’avait-elle pas dit ? C’est la seule question qui me venait aux lèvres.

 - Tu ne dis rien ? me murmura Nana, gênée.

Je pris une profonde respiration pour chasser cette pensée qui me taraudait.

 - Félicitations, dis-je en essayant de paraître content.

Rioshi et Nana froncèrent les sourcils.

 - « Félicitations » ? dit-elle. Tu devrais plutôt dire que tu es enchanté de rencontrer Rioshi, Aurel.

 - Désolé, rétorquai-je, confus. Bien sûr que je suis enchanté de le rencontrer.

 - Ravi d’enfin rencontrer le fameux Aurel, répliqua le jeune homme. Nana m’a beaucoup parlé de toi.

Je me contentai de sourire, ayant trop peur de dire quelque chose d’inapproprié, qui pourrait être mal interprété. Le regard complice qu’ils échangeant me mettait mal à l’aise. Ils avaient prévu de se rejoindre ici et Nana ne m’avait rien dit. Elle, qui me disait tout.

Quand nous sommes entrés dans la salle de cinéma, ils n’ont pas arrêtés de se chuchoter des commentaires et lorsque le film a commencé, leurs murmures ont été remplacés par des coups d’œil. J’aurais vraiment aimé être ailleurs.

Après le film, je rentrai directement chez moi. Je laissai Nana et son copain à leurs préoccupations. Ils n’avaient pas besoin de moi. Lorsque j’arrivai chez moi, mon père était dans le salon en train de lire un journal. Vêtu d’un costard, les jambes croisés, les doigts plein de bagues en argent, il avait un air pincé sur le visage. Ses lunettes rondes lui tombaient sur le nez et il ne leva pas un œil vers moi. Je traversai le salon pour rejoindre ma chambre à l’étage. Une de nos bonnes y passait le balaie. J’aurais aimé lui dire d’utiliser l’aspirateur plutôt que le balaie, mais elle me répondrait que ma mère le lui avait interdit. La bonne ramassait rapidement le peu de poussière qui traînait et s’empressa de quitter la pièce en s’excusant. Tandis qu’elle fermait la porte, j’entendis les talons de ma mère résonner dans la maison. L’impact sourd se diffusait à tous les étages, comme une musique macabre. « Marie, vous avez fini le dîner ? » demanda ma mère d’une voix forte. La domestique dévala l’escalier en vitesse pour lui répondre.

Je m’assieds à mon bureau en cherchant au fond de moi une once de motivation, mais en vain. Je soupire. Je passe une heure à fixer la pile de livres devant moi. Quand je reviens à moi, c’est l’heure du dîner. Je gagne la salle à manger et m’assois à ma place autour de la grande table. Mon père et ma mère sont là, les yeux baissés sur leurs plats. Tout le dîner se déroulera ainsi. Personne ne parlera. Seul le bruit de nos couverts crèvera le silence. J’aimerais tant être ailleurs.

Après le repas, je prends ma douche, enfile mon pyjama, essaie encore une fois d’avancer dans mes devoirs, peine perdue. Enfin, je me couche et prie pour ne plus avoir à me réveiller.

Mais s’il y a bien une chose que mes vingt ans d’existence sur cette terre m’ont appris, c’est que rien, jamais rien, ne se passe comme on le voudrait.

1h01 du matin. La porte de ma chambre s’ouvre. La silhouette entre, elle s’approche de mon lit et je voudrais crier. Mais il ne le faut pas, ce ne serait pas être un bon garçon. Je retiens alors mon souffle et j’attends que tout soit fini.

Je me réveille à 7h avec un bassin douloureux. De ma table de chevet, je retire un pot de crème contre les douleurs. Je m’en badigeonne et me prépare à aller en cours. Tous mes gestes sont mécaniques, répétés chaque jour sans faute. Je n’ai pas à réfléchir, je n’ai qu’à agir. Si je réfléchis trop, je me mets à penser à...cette nuit...et je...

Je m’assieds à table et engloutis mon petit-déjeuner. Mes parents ne sont pas présents, encore en train de dormir. Je prends mon sac et rejoins la voiture garée devant la maison, mon chauffeur m’y attend. Il roule jusqu’à pouvoir me déposer devant l’université. Je retrouve Nana qui s’extasie sur son nouvel petit ami et sur la suite de la soirée qu’elle a eut avec lui. Je m’efforce de me concentrer sur ses paroles, mais c’est dur quand à chaque pas ma hanche me lance. La journée passe. Je me retrouve à dîner chez moi avec mes parents. Je prends ma douche, enfile mon pyjama, essaie de travailler, me couche. Je suis réveillé plus tard par la porte qui s’ouvre. Un sanglot m’échappe.

Le lendemain, je me réveille à 8h. Je suis presque en retard. Je me presse, mais j’ai la tête qui bourdonne et un mal de ventre qui ne me lâche pas.

 - Tu te sens bien ? s’inquiète Nana quand, à la cafétéria, elle me voit triturer ce qui se trouve dans mon assiette plutôt que de manger.

 - Oui, je vais bien, je lui réponds en accompagnant le tout d’un sourire éclatant. Je n’ai pas trop faim aujourd’hui.

Nana se lance ensuite dans une discussion dont elle seule à le secret, où elle pose les questions et elle y répond dans la foulée. Je la regarde faire, me bornant à lui lancer de petits sourires par-ci par-là, pour qu’elle ne se doute pas que je n’ai qu’une envie : me recroqueviller dans un coin et attendre que la faucheuse vienne me rendre visite. À moins que je ne puisse accélérer cette rencontre ? Ce ne serait pas bien compliqué...une lame...

Je secoue la tête, chassant les images rougeâtres qui me venaient à l’esprit. Je n’aurais jamais le cran de le faire. J’ai trop peur d’avoir mal.

 - Pourquoi tu secoues la tête comme ça ? m’interroge tout à coup mon amie. C’est vrai ce que j’ai dis !

 - Oh, oui, désolée, ce n’est pas...bégayai-je. Continue, continue, je n’ai pas bien compris ta dernière phrase.

 - Je disais que...

Voilà Nina repartit dans son monologue. J’ai hâte que cette journée se finisse et en même temps j’ai peur qu’elle se termine. Les cours prennent fin et je rentre chez moi. Je n’essaie même pas de travailler, je préfère parcourir ma bibliothèque. Mes livres d’enfance sont rangés dans les étagères inférieures. Mes livres d’adolescent sont au niveau de mes yeux. Je m’assieds au pied de la bibliothèque et sort quelques livres. Les couvertures sont colorées, les personnages sont souriants. Leurs univers sont si purs, tout y est simple. J’observe un dessin de loup aux traits grossiers, mais l’animal arbore un sourire gentil. Il lui arrive quelques déconvenues sur sa route, mais il parvient toujours à faire que tout s’arrange. Au final, il obtient une fin heureuse. Je veux ma fin heureuse aussi.

La lourdeur dans ma poitrine enfle et compresse mes organes. J’ai l’impression de risquer l’implosion. Je range le livre et en prend un autre. Je parcours de nouveau tous mes livres d’enfance jusqu’à tomber sur un dessin coincé entre deux pages. Sur du papier délavé par les années, des traits faits au crayon formaient un homme enchaîné et maintenu en croix. Il n’avait pas de visage et une sorte de nuage noir l’entourait. Un frisson me parcouru l’échine. Je me souvenais pourquoi j’avais fais ce dessin.

J’avais dix ans et je jouais à cache-cache avec mes cousins lors d’une fête de famille. Je m’étais rendu au sous-sol de la maison parce que je savais que c’était sombre et que jamais mes cousins n’oseraient s’y aventurer. J’étais resté dans le couloir obscur aux bas des escaliers, mais lorsque j’ai entendu un de mes cousins dire qu’il m’avait vu aller en bas - quel mouchard ! -, j’ai reculé dans le couloir jusqu’à une porte. Je me suis engouffré dans la pièce où elle menait. J’ai collé mon oreille contre la porte, à l’affût du moindre bruit de pas de mes cousins, jusqu’à ce que je me rende compte que le plus important se trouvait derrière moi. Quand j’ai parcouru la pièce des yeux, j’ai eu la peur de ma vie en découvrant un corps enrobé d’épaisses chaînes. La tête pendait en avant avec mollesse. J’étais face à un mort, dans ma propre maison. Je n’ai pas demandé mon reste, j’ai couru voir mes parents et leur ait tout raconté. Ma mère m’a tiré dans un coin et m’a chuchoté : « Tu ne dois le répéter à personne ! Ce que tu as vu c’était un monstre et personne ne doit savoir qu’il est dans notre sous-sol ! Tu m’as bien compris ? Si tu ne gardes pas cela pour toi, le monstre t’emportera et je ne pourrai rien faire pour toi ! Alors maintenant, tu te tais et tu restes loin du sous-sol ! ».

Un monstre ? Capable de me retirer la vie ? Plus jeune, j’avais été terrifié, mais à présent, j’aurais aimé voir ce bien beau monstre. Cependant, il est impossible qu’il soit encore attaché dans notre sous-sol, cela faisait dix ans ! Malgré l’impossibilité de cette situation, mes pieds m’avaient mené à l’escalier permettant d’accéder au sous-sol. J’y étais déjà engagé. Je soupirai en me rendant compte de ce que je faisais. Il faut croire que les illusions d’enfant perdure même à l’âge adulte. J’atteignis la fameuse porte. Je collai mon oreille contre le bois. Aucun bruit. Je tournai la poignée. Je le fis lentement comme si ce monstre risquait de me sauter dessus à l’ouverture. Dès que je remarquai mon comportement, j’eus envie de me frapper. Les monstres n’existent pas. Il n’y a rien dans le sous-sol et il n'a jamais rien dû avoir dans le sous-sol en faite.

J’ouvris la porte et actionnai l’interrupteur car la pièce était dans une obscurité totale. Dès l’instant où la lumière se répandit aux quatre coins de la salle, je fus traversé d’un vif regret. Des regrets, parce que le monstre existait bel et bien, mais qu’il ressemblait plus à un homme martyrisé et enchaîné qu’à un monstre sanguinaire. Mes parents...est-ce l’œuvre de mes parents ? Passait-il leur temps à enlever et enchaîner de pauvres gens dans leur sous-sol ? Parce qu’il était impossible que la silhouette que j’apercevais devant moi fut la même que celle d’il y a une dizaine d’années, n’est-ce pas ? Mes parents n’auraient pas pu séquestrer quelqu’un pendant dix ans, non ? Mes parents n’auraient jamais pu enlever quelqu’un premièrement. Du moins, c’est ce que je croyais.

Je me tenais face à ce corps inerte, dont chaque membre était enroulé dans des chaînes lourdes de métal. Le visage était dissimulé sous une boîte faite du même métal. Qu’est-ce que je devais faire à présent ? En parler à mes parents ? Non. En parler à quelqu’un d’autre ? Et mettre mes parents en danger ? Non ! Faire comme si je n’avais rien vu ? Cela serait préférable.

Je m’apprêtais à tourner les talons quand la curiosité me titilla. Qui était cet homme ? Pourquoi mes parents le traitaient ainsi ? A quoi ressemblait-il ? Je pouvais au moins obtenir une réponse à la dernière de ses questions, il me suffisait de faire quelque pas. Ce que je fis. Il me faudrait m’assurer que l’homme soit bien inerte. Ce que je fis en guettant le moindre mouvement; il ne bougea pas d’un pouce. Puis il ne me restait plus qu’à soulever la boîte. Ce que j’accomplis avec lenteur. Je révélai un menton couvert d’une barbe brune, ainsi que des lèvres sèches et blêmes. La peau de ses joues était aussi parcouru de poils. Le nez était droit et fin, comme une flèche me menant aux yeux.

Mon cœur s’arrêta. Les yeux. Ils étaient ouverts. Des yeux d’un vert tirant vers le marron me fixaient. Je me figeai, incapable de me ressaisir. Tout semblait se déliter autour de moi exceptés ces pupilles, mais alors que je me sentis couler dans un état second, je vis les pupilles se rapprocher de moi. La bouche de l’homme s’ouvrit et je vis des crocs acérés s’avancer vers ma gorge. Il m’aurait mordu, ce monstre, si la panique ne m’avait pas forcé à réagir. Je laissai retomber la boîte sur la tête de l’enchaîné et courus hors de la pièce. Je m’assurai de fermer derrière moi, comme si l’homme avait les moyens de me courir après. En deux temps trois mouvements, je me retrouvai dans ma chambre, le souffle court, l’estomac noué.

Plus aucun doute n’était possible; ce qui se trouvait dans notre sous-sol n’était pas humain, c’était un monstre, qui n’aurait pas hésité à me saigner la gorge si je n’avais pas reculé. Qu’est-ce qu’une créature pareille faisait ici ? Dans quoi mes parents étaient-ils impliqués ?

Annotations

Vous aimez lire BelleAzrael ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0