Notre place

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Commencer au début ? Vous en avez de bonnes. Si je pouvais juste poser sur la table tous ces fragments qui font que je suis moi, ou souligner mes arrêtes, je ne serais pas là. Je fais partie d’une veine, d’une lignée dont les ramifications se perdent dans la pierre. Je ne sais pas jusqu’où nous nous étendons. Ma mère parle souvent des grands-parents de son grand-père. Mon aïeule, selon elle, descendait du filon principal, elle avait repris le travail de ses ancêtre, dans une immense ville bâtie entièrement en pierre. Elle s’y trouve toujours, d’ailleurs, j’imagine à leurs côtés pour toujours. Son époux était le soudain retour à la veine d’un filon qu’on croyait éteint, un enfant de ceux chassés car incapables de communiquer avec les pierres, dont les talents s’étaient révélés comme lorsque le diamant surgit dans une veine qu’on croyait éteinte. Lui s’est fondu dans le pont qu’il protégeait. C’est mon oncle qui veille sur lui, désormais.

Au-delà d’eux, je ne sais pas. Une éternité du même ? Des générations d’hommes et de femmes lentement transformés en pierre jusqu’à la nuit des temps ? Ou au moins jusqu’à la première main qui façonna une pierre ? Même la roche la plus solide devient sable avec le temps. Il en va de même pour nos souvenirs. Une fois que nous sommes pierre, ils s’étalent, se détachent de qui nous étions, pour embrasser le monde autour de nous. Je ne saurais trop vous décrire cela. Nous devenons ces villes, ces lieux que nous protégeons, nous sommes protégés à notre tour par ceux après nous. C’est une suite sans fin. Vous ne demandez pas à une chaîne de nommer chacun de ses maillons, je suppose. Ce qui surnage du passé, ce qui nous est transmis à nous, qui venons ensuite, ce sont les failles, les destructions que, même avec l’appui de ceux avant nous, nos prédécesseurs ne sont pas parvenus à prévenir.

Tenez, vous avez dû entendre parler de cet effondrement, il y a un siècle ou deux ? Une vilaine affaire pour nous. Les pierres le disaient depuis longtemps. Elles ne tenaient pas dans ce socle d’argile. Mais les hommes avaient insisté pour construire là. Alors mes aïeux étaient venus, les uns après les autres. Ils avaient retardé autant qu’ils pouvaient, toujours à nettoyer, à équilibrer, à rétablir, mais qu’est-ce que vous voulez faire, avec de l’argile ? Je crois que nous étions plus nombreux alors. Des enfants étaient venus en renfort des pays alentours, prendre la relève de ceux figés dans leur effort. Ça n’avait pas suffi. La ville s’étendait chaque jour un peu plus, le bois se mêlait à la roche, les pierres aux briques. Ils les cachaient derrières de fines couches de calcaire, mais cela ne trompait personne, ou du moins, personne qui connut la pierre. Malgré nos efforts, les maisons s’enfonçaient et ceux d’entre nous qui étaient arrivés au bout de leur résistance avec elles.

Les habitants, eux, continuaient à ignorer les signes. Ils rebâtissaient les routes par-dessus celles effondrées, rajoutaient étages après étages, persuadés d’abord que leurs maux n’étaient que temporaires, qu’ils atteindraient bien un point où la ville achèverait de couler. Puis, avec le temps, ils en virent à considérer leurs actions comme une tradition, une coutume somme toute charmante à leurs yeux, dont ils s’acquittaient de bon gré avec forces rires et célébrations. Nous, nous comptions nos les figés, perdus pour toujours, avalés par la terre au même titre que les murs et les linteaux. Nous récitons encore les noms de ces disparus, le jour anniversaire de l’engouffrement de la ville. C’est ce qui a fini par arriver. Un jour, la terre en a voulu plus. Elle refusait de se contenter d’aspirer lentement la ville par ses fondations comme elle l’avait si longtemps fait. Elle est comme ça, dans cette région. La mer est bien plus patiente, si vous voulez tout savoir. Elle sape avec une lenteur infinie, ses proies la remercieraient presque tandis qu’elle les transforme en sel. Tandis que la terre… eh bien, sans roche pour la canaliser, il arrive toujours un moment où elle ne veut trop. Et là, il n’est plus d’échappatoire.

Oh, nous ne risquons rien, ici, je vous rassure. Il y a une bonne quantité de terre, certes, la rivière y a veillé. Mais quand on creuse assez, on finit par trouver la pierre. Cela dit, je digresse. Cette ville, c’était un exemple. S’il s’était agi d’une situation normale, un seul d’entre-nous se serait figé, remplacé par un autre, puis encore un autre, et ce dans une ligne ininterrompue où nos spécificités se perdent dans le travail effectué. Nous devenons chacun le représentant d’un lieu, c’est comme ça. Est-ce que c’est plus clair, maintenant ? Notre nom s’y efface. À moins d’une catastrophe, le nom de Cariatide se perdra au creux d’un travail bien fait. Nous avons déjà tant à faire avec la mémoire des pierres, nous ne pouvons pas nous encombrer de celle de nos prédécesseurs. Et quand bien même mon successeur se rappellerait de qui je suis, le sien oubliera sans aucun doute.

Des enfants ? Je ne suis pas sûre de voir où vous voulez en venir. Est-ce que c’est ce que vous faites, lorsque vous n’êtes pas lié aux pierres ? Vous avez des enfants pour qu’ils se souviennent de vous ? Ne le prenez pas mal, je suis juste curieuse. Dans ma famille, nous enfantons pour avoir une succession, pour être remplacés. Pour prendre la suite les uns des autres. Mais cela concerne seulement notre tâche, pas qui nous sommes. À bien y réfléchir, qui nous sommes importe peu. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’affection entre nous. Nous nous soutenons. Nous rions ensemble, fêtons ce qui peut être célébré ensemble. Mais cela reste conditionné à la possession de notre don, comme je vous l’ai expliqué. On ne m’a jamais distingué au sein de mes frères ou sœurs à cause de mon intelligence, ou de mon sourire. Mes parents nous jugent à l’aune de ce que nous pouvons accomplir, de la quantité de pierres que nous sommes capables de nettoyer, de la qualité de nos réparations.

De plus, la question d’avoir des enfants ou pas ne dépend pas de moi, vous vous en doutez. Il faudrait déjà trouver un cousin de mon âge avec un don suffisamment précis, de préférence un qui complète le mien, et qui puisse quitter la ville à laquelle il a été assignée, vu que je peux difficilement laisser celle-ci, étant donné son état d’incurie. Et il faudrait que je suspende mon œuvre le temps de les avoir. Je ne peux pas prendre le risque de me perdre alors que je porte la prochaine génération. Donc cela sous-entend que quelqu’un devra me remplacer le temps que je donne naissance à au moins deux enfants, un pour mon conjoint et un pour moi... en espérant que les deux aient le don.

Et pour être tout à fait honnête avec vous, cela me brise le cœur. Si j’ai des enfants capables de dialoguer avec les pierres, je les condamne à reprendre ma vie après la mienne, notre présence dans la ville sera pérennisée, certes, mais le destin de ma descendance sera de reprendre mon fardeau après moi, et ensuite celui de leurs enfants après eux. Et si jamais j’enfante des sans-dons, eh bien ils disparaitront, purement et simplement. J’espère seulement qu’ils ne sauront jamais qu’ils ont été jugés ainsi à la naissance. Je ne peux qu’imaginer, mais n’est-ce pas une chose cruelle, de ne rien savoir sinon que l’on n’a pas satisfait ? Je pense que c’est comme d’essayer de construire une maison sur un sol d’argile, justement. Il manque une assise solide pour s’élever. Tôt ou tard, on ne peut que sombrer.

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