Marcel a disparu
Son enquête piétinait salement. Deux semaines déjà qu'il s’était lancé à la poursuite de Marcel, officiellement disparu depuis le quatre août, sans avoir pu mettre la main sur le moindre petit indice ou flairer un début de piste. Nada, peau de balle, circulez, y a rien à voir.
Jugez en par vous-même : il n’y avait pas eu d’effraction chez Marcel, et son domicile ne présentait pas de traces de luttes. On n’avait pas retrouvé de lettre d’adieu. Ses affaires étaient restées sagement à leur place, prouvant qu’il n’était pas parti en voyage. Les établissements de soin qu'il avait patiemment appelés l’un après l’autre n’avaient admis aucun Marcel correspondant à son signalement récemment. Et aucune demande de rançon n’avait été formulée à la famille. C’était comme si Marcel s’était subitement volatilisé.
C’est peu dire qu'il était dans de beaux draps, vu les sommes comacs que lui allongeait quotidiennement la mère Remington pour le retrouver, son Marcel.
Oh, on était encore loin de la journée d’ingénieur facturée à cinq cent balles par son ancien employeur, c’est sûr. Mais à cinquante sacs par jour, payables en liquide et sans factures, week-end et fériés compris, plus quelques extras, on peut dire qu'il s’en tirait pas trop mal quand même. Seulement, il allait falloir lui trouver quelque chose rapidement, du grain à moudre, un os à ronger, ou au moins un embryon de début d’idée quelconque, s'il voulait continuer de la faire cracher au bassinet, la vioque.
Arnaque à la personne âgée ? Escroquerie ? Allons bon, comme vous y allez ! Tout de suite les grands mots. Disons que c’était plutôt un échange de bons procédés entre une vieille dame aisée prête à tout pour retrouver son cher Marcel, et un investigateur néophyte qui avait besoin de liquidités rapidement pour lancer son business d’enquêtes privées. Il avait la quasi-certitude qu’elle était même plutôt heureuse, au fond, d’apporter une aide substantielle au démarrage d’une nouvelle entreprise. Voyons ça comme une forme de mécénat et n’en parlons plus, si vous le voulez bien. Merci.
Elle ouvrit la porte dans la seconde après qu'il eut frappé. À croire qu’elle se tenait juste derrière, à guetter son arrivée.
" Mon Marcel, mon Marcel, dîtes-moi que vous l’avez enfin retrouvé ? Je vous en supplie, dîtes le moi ! "
Ça y est, c’était reparti pour le chœur des lamentations. Il l’aimait bien mais elle commençait légèrement à lui courir sur le haricot, mamie Zinizin. Sans rien dire, l’air grave parce que ça faisait partie de l’idée qu'il se faisait de son personnage, il entra et traça directement vers le salon.
" Je peux ? " lui dit-il en montrant le placard à alcools d’où elle avait sorti ses liqueurs la dernière fois, alors qu’elle refermait la porte et le rejoignait.
Sans attendre sa réponse, il se servit un grand verre de cognac et s’assit dans le Stressless au similicuir craquelé du salon. Semblant hésiter, elle finit par choisir de se poser en face de lui sur le pouffe qui servait habituellement de repose-pieds.
" Alors ? Parlez !"
Il pesa soigneusement ses mots avant de se lancer : " Madame, il faut bien comprendre que mon investigation n’en est pour l’instant qu’à ses balbutiements. Je ne peux rien révéler pour le moment. Trop en dire risquerait de compromettre la suite de l’enquête. Il va probablement falloir étendre le périmètre. Faire des recoupements. Prendre des orientations. Soupeser des hypothèses. Supputer des possibilités. Subodorer. Pour ne rien vous cacher, dis-je en donnant un coup d’œil à droite et à gauche, je suis à peu près certain d’avoir mis la main sur… sur un faisceau d’indices qui convergent ".
Il était assez fier de cette dernière phrase, qui lui semblait particulièrement appropriée. C’est bien connu, les sangliers se déplacent en harde, les cons volent en escadrille, et les indices se trouvent en faisceaux. Surtout, ce qui est assez pratique avec les faisceaux d’indices, c’est qu’ils convergent quasiment toujours. Quand ils ne concordent pas. Parfois, mais plus rarement, ils sont concomitants. Et c’est tout. On les voit mal faire autre chose. Ce n’est pas leur genre. Un faisceau d’indices qui divergerait, ce serait certes inattendu, mais pas tellement exploitable dans une histoire.
Tout en lui servant son récital, il faisait tourner le cognac dans son verre. il trouvait que ça faisait plus professionnel. Sans lui laisser le temps de l’interrompre, il poursuivit : " Je ne peux rien vous dévoiler de plus pour l’instant. Sans compter que, et il se pencha vers elle pour lui murmurer, une main sur la joue pour cacher ses paroles, l'autre pointant vers le téléphone du salon, " nous sommes probablement sur écoute actuellement ".
Il avait produit son petit effet sur elle, il le voyait bien. Pas mécontent de lui, il bascula dans le fauteuil en position allongée et s’envoya une bonne lampée de cognac. Qui lui brûla instantanément la gorge et le fît tousser violemment. Pas si professionnel que ça, finalement.
" Sur écoute ? Mais… ne pensez-vous pas qu’il serait temps de … de prévenir la police ?
- La police ? surtout pas madame Remington, surtout pas. Ce serait une grave erreur : c’est précisément ce qu’ils attendent de vous !
- Ils ? qui ça, ils ?
- Eh bien, les salauds qui ont enlevé votre marcel. " Elle fit la grimace. " Pardonnez mon écart de langage, Madame, mais ces vauriens, des crapules à la petite semaine, peut-être même des... ". Il sentît qu'il marchait sur des œufs et tenta un joker qui fonctionnait souvent sur les gens de sa génération : " Peut-être même… des assistés… des fainéants qui touchent le chômage en attendant tranquillement sur leur canapé que ça leur tombe tout cuit dans les bras… le social, ça va cinq minutes hein … vous m’avez compris… ces gangsters du dimanche ne méritent pas d’être traités autrement. " Il vit qu'il avait touché juste.
" Bon bon, ça va. Et que dois-je faire, alors ?
- Continuer à être forte comme vous le faites jusqu’à présent. Ne perdez pas espoir. Nous sommes tout près du but, je le sens. Nous allons bientôt entrer dans une phase décisive. D’une seconde à l’autre, l’un de mes radars va s’allumer, et le piège va se refermer sur eux. Laissez-moi seulement encore un peu de temps, je vous garantis que vous n’aurez pas à le regretter. Mais en attendant, je ne vous demande qu’une chose : motus et bouche cousue. La confidentialité est la clé du succès de cette affaire.
- Je vous laisse sept jours, pas plus. Après, je m’en remettrais aux autorités compétentes. Vous connaissez le chemin de la sortie."
Il la remercia, se leva, la salua en lui réaffirmant son engagement total, et la quitta.
Une fois hors de sa vue, il poussa un soupir de soulagement. il avait réussi à gagner un répit d’une semaine, c’était mieux que rien. Il l’avait jouée fine, mais il s’en était fallu de peu.
Pour être tout à fait honnête, à ce stade de son investigation, il était parvenu à la conclusion qu’il ne restait que deux hypothèses : ou bien ledit Marcel avait été renversé par une voiture et gisait raide mort au fond d’un fossé, ou bien il était parti refaire sa vie sous un faux nom aux îles Caïman et se la coulait douce, entouré de jolies petites pépées tout en sirotant une pina colada.
Ce qui, pour un angora à fourrure blanche de dix ans, habitué depuis toujours à la sédentarité d’une vie domestique rythmée par la distribution régulière de croquettes, lui paraissait hautement improbable. Mais ça, il s’était bien gardé de le lui dire. Du moment qu'elle payait.
Surtout que son instinct de fin limier débutant lui disait de ne fermer aucune porte. Dans les romans policiers, l’auteur fait toujours en sorte que le lecteur soit surpris par une solution qu’il n’avait pas imaginée. C’est une sorte de contrat tacite qu’on signe en commençant un bouquin. Sinon, il n’y a pas de plus-value. À quoi bon lire, si on sait déjà à l’avance ce qui va se passer ?
Après avoir fait quelques pas en direction de sa voiture, il fit subitement demi-tour et retourna chez elle afin de lui rendre le verre de cognac, à présent vide, qu'il avait gardé à la main tout du long.
C’est à ce genre de petits détails qu’on se rend compte que l’auteur sait parfaitement où il va.

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