Chapitre 4

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Point de vue de Alienor

La magie m'encercle, m'empêchant d'avancer. Elle me murmure quelque chose, un avertissement qui me donne des frissons. Ce n’est pas Lumine qui me fait peur. C’est ce que ma magie a senti en elle, ce gouffre noir tapi sous sa peau. J’inspire. Il fait beaucoup trop sombre, je ne vois pratiquement plus rien. J'entends le ruisseau dévaler la montagne, furieux et rapide, semblable à une biche effrayée fuyant la forêt. Son courant puissant résonne en écho à mes battements de cœur qui s'accélèrent à mesure que j'approche de Lumine.

Je tente d’allumer une petite flamme dans ma main pour m'orienter, mais elle s'éteint presque automatiquement. Je réessaie, mais rien. Ma magie se tord en moi me provoquant une légère douleur.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ? je demande à celle-ci en grinçant des dents.

Aucune réponse, pourtant je sais. Elle a peur d'être à nouveau sous l'emprise du mal. Je ne peux lui en vouloir. Néanmoins, je la rassure mentalement. Tu ne crains rien, Lumine ne nous fera pas de mal. Je tente à nouveau de créer une petite flamme, cette fois ma magie accepte.

À quelques mètres, allongée contre une pierre, Lumine semble s'accorder un instant de répit. Je souris en même temps que mes épaules se dénouent, que mon cœur s’allège, que mon front se lisse. Ma main tremble alors que j'avance doucement vers elle. Je suis excitée, pourtant la nervosité me gagne.

Elle se relève affolée, encore incapable de me voir.

J'ai tenté de rassurer ma magie, de la persuader que la femme devant nous ne nous ferait rien, la vérité est que je ne sais pas de quoi elle est capable. Son sang est en partie démoniaque. La plupart des âmes touchées par l’Ombre n’ont tenu que quelques secondes. Je l’ai vu, encore et encore. Pourtant, Lumine, elle a tenu treize ans.

Elle ne me reconnaîtra pas et je ne pourrais lui en vouloir. Nous n’étions que des enfants à l'époque. Il m’arrive souvent de repenser à cette nuit-là. L'Ombre venait de m’enlever à mes grands-parents.

Sa chambre plongée dans l'obscurité, illuminée par une simple bougie sur sa table de chevet. Son père, les yeux écarquillés, écroulé devant sa femme morte. L'odeur de son sang s'était répandue dans la pièce. Il m’avait brûlé la gorge. J'avais eu peur. Je sentais au fond de moi que je n’aurais pas dû confier à cet homme mon plus grand secret. Je ne voulais pas qu'il touche la petite fille recroquevillée au fond du lit.

— Vous allez lui faire du mal ? avais-je demandé à l’homme devant moi.

Il s’était retourné lentement, ses yeux si sombres qu’ils semblaient dévorer la lumière.

— Non, bien sûr que non, avait-il répondu d'une voix démoniaque. Je vais lui faire un cadeau.

Mais ses cris… Ils résonnent encore. J’avais plaqué mes mains sur mes oreilles pour ne pas entendre.

— Arrêtez, je vous en supplie ! Ce n’était pas ce que vous m’aviez dit ! avais-je hurlé en attrapant sa cape.

Il m’avait repoussée sans ménagement. J’étais tombée. Impuissante. Ce jour-là, j'avais compris mon erreur. Il m'avait menti, manipulé. J'en avais payé les frais pendant de longues années.

Aujourd’hui, Lumine est là, devant moi. Elle s’est tendue comme une corde. Sa main, crispée sur le manche de son épée, prête à frapper. Mon instinct me pousse à la rassurer, à la protéger. D’un souffle, je déploie ma magie autour de nous. Un dôme chaud et discret. Une bulle de calme dans la nuit glaciale.

Je l’observe. Ses yeux verts et or, plus profonds qu’autrefois. Ses cheveux blonds, encore plus clairs. Son visage… Marqué par la vie, mais toujours empreint de cette force tranquille. Mais ce regard — dur, méfiant — me transperce. Elle est devenue si différente de ce que j'aurais pu imaginer.

Le silence est saisissant. Il enveloppe tout, plus profond encore que la nuit. Seules nos respirations, lentes et méfiantes, troublent cet instant suspendu. Nos regards se croisent. Elle me dévisage, les yeux plissés, la main toujours crispée sur le manche de son épée. Elle a peur.

Je soutiens son regard. Et malgré la tension qui flotte entre nous, je sens mon souffle se délier. Elle est là. Vivante. Forte. La même lueur habite ses yeux que celle que j’avais vue autrefois, enfantine et tremblante. Mais aujourd’hui, elle brûle avec intensité.
Ma magie tente de s’approcher d’elle, d’effleurer ce feu noir. Mais ce n’est pas une barrière. C’est une étreinte. Comme si ce mal et elle… Respiraient ensemble. Auraient-ils fusionné ? Non… Non, c'est impossible. Sinon, elle ne serait plus là, ses yeux encore humains, son souffle encore tremblant.

Contre toute attente, je l’ai retrouvée. Celle que j’ai cherchée, celle que j’ai trahie malgré moi. Celle qui, je le sais au plus profond de mes os, sauvera Thalénor. Pourtant, l'angoisse me noue le ventre. Ce ne peut pas être aussi facile.

— Qui es-tu ? s'exclame-t-elle dans un souffle.

Cette voix… Elle est si douce qu’elle tranche avec la morsure du vent derrière la barrière. Je referme lentement ma main, laissant la flamme s’éteindre dans un souffle. L’obscurité reprend ses droits, mais la magie continue de danser autour de nous.

Je cherche mes mots, hésitante, alors que mes yeux glissent sur sa fine épée d’argent. Une arme élégante, précise. À son image.

— Qui je suis importe peu, Lumine, dis-je finalement, en soutenant son regard.

Elle tressaille, surprise. Ses doigts se crispent davantage sur la garde de son arme.

— Co… Comment connais-tu mon prénom ?

Je lui adresse un sourire en coin, teinté de malice. Mais il s’efface aussitôt. Ses yeux se sont obscurcis. Ma magie s’est recroquevillée contre la barrière. Mes mains deviennent moites, mon cœur commence à s'emballer. L'angoisse remonte le long de ma trachée.

— Je connais le mal qui te ronge. Je sais ce qui grandit en toi.

Et malheureusement, cela est de ma faute... Le chagrin monte, acide, les regrets me submergent l’espace d’un souffle. Puis je les enferme à nouveau, bien loin sous la surface.

Ressentir. Accepter. Puis relâcher.

C’est ainsi qu’on survit.

La respiration de Lumine est devenue plus lourde. Son corps tremble, non plus de froid, mais de peur. Ses yeux sont figés sur moi, noirs.

Le cœur serré, j’avale difficilement ma salive.

— Je peux t’aider à le vaincre, mais…

Lumine fronce les sourcils.

— Tu devras traverser le Royaume tout entier. Aller jusqu’au cœur du Royaume des Ombres et affronter son roi. Celui-là même qui t’a marqué de ce mal.

Elle ne dit rien. Elle cligne des yeux, une fois, deux fois. Le dôme autour de nous vacille, faiblit, puis se renforce. Ma magie revient vers moi grelottante. Elle ouvre la bouche, mais aucun mot ne sort. Juste un souffle… Puis un éclat sec, presque douloureux.

Elle rit. Un rire franc, mais brisé, tremblant, presque dément. Il résonne dans la bulle que j’ai créée, comme un cri de désespoir camouflé. Il fend l’air comme une lame.

Je reste bouche bée. Ma magie oscille sous l’impact de ce rire. Ma gorge se serre.

Qu'est-ce qui lui arrive ?


Point de vue de Lumine

Je ris. Je ne devrais pas. Ce n’est pas drôle. Ce qu’elle dit est insensé, terrifiant même… Et pourtant, je ris. C’est nerveux, incontrôlable, comme un barrage qui cède sous la pression.

Mon corps tremble. Mes épaules secouées par cette réaction étrange, presque ridicule. Mon sang boue. Le démon à l'intérieur de moi est réveillé, comme en désaccord avec ce qu'elle m'annonce. Une sorcière inconnue m’apparaît dans une bulle de chaleur magique au beau milieu d’une tempête hivernale, me parle de guérison, de malédiction… Et maintenant, elle veut que j’aille affronter le roi du Royaume des Ombres ? C’est une blague. Ça doit l’être.

Et pourtant… Elle est sérieuse. Je le vois dans ses yeux. Une tristesse lourde. Une vérité silencieuse. Ses yeux, qui s'illuminent en un éclat translucide, montrent qu'elle ressent quelque chose qu'elle ne peut contrôler.

Je cesse de rire, soudain épuisée. Le silence retombe, étouffant.

— Tu… Tu me demandes de traverser tout un royaume. D’aller dans les ténèbres mêmes. Et de… Tuer un roi ? je demande la voix rauque.

Je sens la colère monter. Une colère sourde, glacée, tournée vers le monde entier, vers elle… Et surtout, vers moi-même.

Je baisse les yeux sur mes mains. Elles tremblent. Le monde autour de moi vacille, je sens mon état changer. Ce qu’elle a dit… Ce qu’elle prétend savoir sur moi… Est-ce vrai ? Peut-elle vraiment comprendre ce que c’est, de vivre avec ce mal ? De se réveiller chaque matin avec la peur de perdre le contrôle ?

— Je sais que cela te paraît insensé, mais si tu veux retrouver ton sang pur, tu dois le terrasser. Tu dois abattre l’Ombre. Tel est son nom, m’annonce-t-elle, la voix calme mais assurée. Et je peux te guider. Je connais la route jusqu’à son royaume. Je pourrais te protéger des dangers, te montrer comment contenir le sang démoniaque… Jusqu’à ce que tu sois prête.

Je secoue la tête, lentement, comme pour faire taire les battements sourds de mon cœur. Puis je me détourne d’elle, incapable de soutenir plus longtemps ce regard lourd de certitudes. Le vent siffle à peine, atténué par la bulle qu’elle a créée, mais je sens tout de même le froid s’insinuer sous ma cape, me rappeler que je suis bien vivante. Sa magie a tenté de communiquer avec mon sang plus tôt. Je l'ai sentie à l'intérieur de moi, s'énerver.

Il y a encore quelques minutes, je n’avais aucun objectif. Rien de précis. Seulement ce poids dans mes veines, cette envie de fuir, de survivre, de trouver un moyen de me libérer. Et maintenant… Elle m’en tend un. Sur un plateau d’argent. Cette femme en noir. Tout chez elle est sombre : ses cheveux, sa cape, même sa silhouette semble absorbée par le décor. Sous cette nuit sans lune, elle n’a pas l’air réelle. Serait-ce une faucheuse ? Suis-je morte ?

Je ferme les yeux un instant, cherchant à ressentir mon propre souffle. Il est là, saccadé, vif. Mes jambes chancellent, mon épée me pèse. Bon sang, ce que je ne donnerais pas pour un peu de répit.

Je me retourne lentement, mon regard accroché au sien.

Elle ne bouge pas. Elle a l'air à la fois tétanisé et soulagé. Elle semble attendre quelque chose, une réaction, un mot, un refus peut-être.

— C’est absurde… je murmure. Tu me demandes de croire que je peux me débarrasser de ce sang ? Que je peux simplement le vaincre ?

Le mot résonne dans ma gorge comme une ironie amère. Mon sang n’a jamais été un adversaire, juste une condamnation. Un poison silencieux, coulant dans mes veines depuis l’enfance.

— Et toi, qui es-tu ? Pourquoi me dire tout ça maintenant ? Pourquoi me suivre jusqu’ici ?

Ma colère émerge. Ma voix change. Je scrute son visage, mais il reste impassible. Elle s'est retranchée en elle-même. Ses yeux, qui reflétaient son soulagement, ne montrent maintenant qu'une froide lassitude. Cette femme en noir ne ressemble à rien de ce que j’ai connu. Sa magie me trouble, sa voix me perturbe, et pourtant… Je ne ressens aucune menace.

— Tu dis pouvoir me guider. M’aider à atteindre ce roi de l’Ombre, à le… Tuer ? C’est ça, ton plan ? Tu débarques de nulle part, et tu prétends savoir ce que je vis, ce que je suis.

Je serre les poings, la voix tremblante.

— Je n’ai…

Je m’éteins. Je n’arrive plus à penser.

— … Pas demandé ça, je lâche dans un souffle.

Je n’ai pas de plan, pas de solution. J'ai seulement ce poison qui me consume, lentement, un peu plus chaque nuit. Et elle, cette inconnue surgie de l’obscurité, qui prétend connaître le chemin me propose un but. Mon sang ne fait qu'un tour, vif, intransigeant. Il tente de prendre le contrôle. Il ne croit pas en cette femme face à moi.

Je la fixe encore. Elle ne répond rien, mais ses yeux flamboient à nouveau, l'espace d'une seconde, comme si elle avait ressenti quelque chose. Et dans ce silence, je comprends une chose : ce n’est pas une offre. C’est un avertissement. Elle n'est pas là par pure sympathie, elle est là car je n'ai pas le choix. Il n’y a pas d’autre voie.

— Tu as raison, finit-elle par articuler, la voix froide, sèche. Je ne sais pas ce que tu vis, je ne sais pas qui tu es réellement, mais je sais que tu as été victime d'un maléfice, que tu n'as effectivement rien demandé et que tout ce que tu souhaites, c'est retrouvé une vie normale.

Son regard est dur, poignant. Il me sonde.

— Je suis seulement venue te dire que tu as une possibilité, une porte de secours. C'est toi qui décide si oui ou non, tu veux me suivre.

Un nouveau silence s’installe. Elle me regarde toujours, mais sans expression, comme figée entre attente et résignation. Autour de nous, la bulle de chaleur s’efface peu à peu. Sa magie ne nous protège plus, elle est revenue à elle comme effrayée. Le vent se glisse à nouveau contre ma peau, froid et cinglant, relevant mon capuchon d’un coup sec. Un frisson me traverse l’échine.

— Tu crois fuir ce qui est en toi, Lumine. Mais ce mal ne dort jamais. La femme marque une pause, resserre ses lèvres. Il attend. Et un jour, il te prendra tout…, sa voix se brise sur ces derniers mots.

Je reste là, figée, le cœur lourd, la gorge nouée. Il m'a déjà tout pris. Que dois-je faire ? Elle tend la main, d’un geste sûr, comme si ma décision ne faisait aucun doute.

— Alors, tu me suis ou pas ?

Sa voix fend le silence, dur comme la roche. Elle résonne dans l’air glacé comme une promesse… Ou un avertissement.

J’hésite. Le chemin qu’elle me propose est incertain, pavé d’ombres et de secrets. Mais quelque chose en moi — une intuition, peut-être — me souffle que ce pourrait être la réponse à tous nos problèmes.

Je baisse les yeux vers sa main tendue. Cette fois, ce n’est pas la main de Théa. Ce ne sont pas ses yeux bleus qui plongent dans les miens et ce n’est pas son sourire qui me décide.

Et soudain, le vent s’arrête, comme pour retenir son souffle tandis que moi, je retiens le mien.

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