Tabor

5 minutes de lecture

— Père ! Père ! Je suis là !

Un grand gaillard à la stature solide descendit d'un bond les quelques marches qui le séparaient de la pièce de vie. La tignasse gris argenté, à l'instar de sa barbe soigneusement taillée, trahissait son âge déjà mûr. La gamine était trempée. Ses cheveux dégoulinaient, l’eau ruissellant sur sa peau, traçant des sillons dans la couche de boue noirâtre qui la recouvrait presque de la tête aux pieds.

— Fille ! Mais enfin, où étais-tu encore passée ?

Elle sourit en attrapant la bandoulière d’un sac de toile élimé pour le retourner d’un geste brusque aux pieds du barbu. Trois petits mammifères déjà froids roulèrent sur le sol de terre battue.

— Bon appétit, Père, lança-t-elle joyeuse.

L’homme grogna.

— Fille, quand donc entendras-tu ? Je n’aime pas te savoir seule si longtemps dehors, surtout par un temps pareil. En outre, il est maintenant trop tard pour ta leçon.

— Oh Père, pitié, je n’ai que faire de ces savants écrits. Je préfère de loin affronter la fraîcheur de la forêt et la noirceur de la nuit plutôt que de passer des heures le nez dans tes grimoires…

— La fraîcheur ? Que me contes-tu là ? Il fait tempête dehors ! Bon, file te laver, puis viens me rejoindre au fourneau.

L’homme entreprit de dépiauter la première bestiole. Cette satanée sauvageonne allait finir par le rendre fou. Il ne put retenir un sourire. Que de temps passé depuis cette nuit d’hiver où un couple de pèlerins l’avait supplié de prendre soin du bébé. Il avait refusé bien sûr, mais avait eu pitié d’eux et n’avait pu s’empêcher de leur offrir l’hospitalité pour la nuit. Pourtant, tout son être lui disait de les chasser. Le couple empestait la peur et le malheur, la maladie aussi. Tous deux étaient atrocement maigres. L’homme toussait à se fendre en deux tandis que le visage et les mains de sa compagne n’étaient que plaies et brûlures. Tabor les avait soupçonnés de revenir des Terres Obscures, voire d'être allés jusqu'à s'enfoncer dans les Territoires Interdits. Toujours est-il qu'au petit matin, réveillé par les cris et les pleurs du bébé et n’y tenant plus, il avait fait irruption dans la grange où il les avait abrités. L’homme avait disparu. La femme était allongée, inerte, le bébé hurlant tout contre elle. Le cadavre était déjà froid mais il n’avait eu aucune difficulté à lui retirer la pauvre petite chose. Le bébé avait pleuré un long moment encore, refusant d’avaler quoi que ce soit, puis avait fini par s’endormir. Depuis cette funeste matinée, et durant toutes ces années, plus jamais il n’avait vu la petite larmoyer.

Il avait enterré la malheureuse à quelque distance de là. Dans l’après-midi, en voulant changer l'enfant, il avait découvert, cachée dans les plis de ses langes, une plaquette portant une étrange inscription. Deux symboles, ou s'agissait-il plutôt de caractères ? L'artéfact arborait une forme rectangulaire aux coins subtilement arrondis. Seule une excroissance en forme d'anneau sur un des côtés le plus étroit venait briser la parfaite symétrie de ses contours.  A peine plus petit que la paume d'une main, et guère plus épais qu'un morceau d'écorce, il évoquait à l'ermite une amulette semblable à celles dont se paraient les tribus sauvages du grand nord. Tabor s'était interrogé longtemps sur l'étrange matière qui la constituait, sans jamais parvenir à en déterminer la nature. Aussi légère qu'une feuille d'érable, rien ne semblait pouvoir l'entamer, pas même le feu. Il n’avait jamais fait secret de cette horrible nuit et, lorsque Fille lui posait des questions, il y répondait sans rien lui cacher. Il en savait d’ailleurs si peu.

Le courant d’air dans son dos le ramèna à son rongeur tout sanguinolent et à la réalité.

Il éructa.

— Corne-bouc ! Combien de fois devrai-je te le répéter ? Couvre-toi ! Et ferme cette damnée tenture.

La petite peste semblait se plaire à ne jamais l'écouter. Plus jeune, elle allait souvent dévêtue, comme le font les bambins. Il se souvint l'avoir un jour retrouvée jouant dans la neige, nue comme un ver. Le froid n'avait que peu d'emprise sur elle. Mais par tous les diables, ce n'était plus tout à fait une enfant ! Depuis quelques lunes, son corps commençait à se transformer et il ne fallait pas être très docte pour comprendre que sous peu, les attributs les plus troublants de la féminité viendraient arrondir ce corps encore juvénile.

D'autorité, elle lui prit le couteau.

— Laisse, je vais finir.

Il lui cèda volontiers la main. Depuis tout ce temps, il aurait dû lui trouver un nom. Mais retiré là, loin de tout et de tous, à quatre lieues du premier hameau, il n’en avait pas vraiment ressenti le besoin. C’était juste devenu … « Fille ». Jamais il ne l'avait appelée autrement. Jamais il ne s’était même permis d’ajouter un possessif devant ce mot, même si au fil des années, la gamine avait fini par donner sens à son existence. Elle était le sel de sa vie, sa raison d’être. Pour elle, il était « Père ». Bien peu de mots sur cet amour improbable, mais elle n’avait nul besoin de l’exprimer oralement. Chaque regard qu’elle posait sur lui, chaque geste, chaque attention rappelait au vieil homme à quel point il comptait pour elle.

— Fille, nous devons parler.

Elle lèva les yeux au ciel.

— Vas-tu encore me sermonner pour mes escapades ?

Il sourit.

— Il n’est pas bon pour toi de rester seule ici avec le vieillard que je suis.

Elle se renfrogna, ne dit rien pendant un moment, puis d’un ton las :

— Oh pitié Père, nous en avons déjà parlé et reparlé. Je ne veux pas bouger d’ici. Je n’irai pas dans cette ville dont tu me rebats les oreilles. Et tu n’as rien d’un vieillard. Je suis heureuse ici. Nous sommes heureux ici.

— J’ai de toute manière pris ma décision. Cet été, nous nous rendrons à la ville. Nous n’y passerons qu’une demi-lune, mais tu ne peux rester ainsi cloîtrée à l’écart de tout. Il faut apprendre à vivre avec les autres, comme l’on se cultive au travers des livres ou comme l’on apprend à tirer et à manier l’épée. Tu ne peux sans cesse reporter l’échéance.

— Mais Père, tu vis bien, toi, à l’écart de tout !

— Il suffit ! Cela n’a pas toujours été ! A quoi servirait donc de parler trois langues et d’être plus instruite qu’un apothicaire et un astronome réunis si c’est pour au final ne parler qu’aux lapins et aux poissons ?! Une demi-lune, pas un jour de plus. Je ne te demande rien d’autre !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 18 versions.

Vous aimez lire J. Atarashi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0