La Ville

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Il fallut six jours au vieux chariot et aux deux équidés pour les mener aux portes de Saad-Ohm, chef-lieu des Terres de l'Ouest. Tabor avait aménagé la carriole afin d’emporter la plus grande quantité possible de marchandises. Il transportait des peaux, de la liqueur de sapin, du miel et d’autres menus produits de sa petite exploitation. Depuis l’arrivée de Fille dans sa vie, il n’était plus revenu en ville, laissant le soin à son ami Thug de partir négocier sa cargaison en sus de la sienne. Il rétrocédait à Thug une confortable commission. Ses besoins étant frugaux, même ainsi, il était parvenu à économiser une somme rondelette qu’il pensait un jour consacrer à l’avenir de Fille.

***

— Où allons nous Père ?

— Au siège de la Guilde.

Anticipant la question qui ne manquerait pas de suivre, il poursuivit :

— Pour pouvoir commercer sur la Place Minor, il me faut un permis. C'est là que je pourrai l'acheter.

La ruelle en cul-de-sac, qui abritait l'auberge dans laquelle ils étaient descendus, jouissait d'un calme relatif. Aussi, quand ils débouchèrent dans l'artère principale, le contraste n'en fut-il que plus saisissant. Bien que la matinée eut tout juste été entamée, une foule aussi bigarée qu'hétéroclite déambulait sur le pavé, qui en flanant, qui d'une démarche assurée. L'agréable fraîcheur de ce début de journée était propice au commerce et aux affaires. Quand le soleil aurait atteint son zénith, la fournaise écrasante ne manquerait pas de chasser badauds, clients et promeneurs.

Leur progression se vit facilitée lorsqu'ils s'imbriquèrent dans le sillage d'une escouade de gens d'armes, harnachés de leurs cottes de maille. lls allaient, pique à la main, à la suite d'un sergent armé, lui, d'une épée au fourreau éraflé et légèrement corrodé, écartait sans ménagement un mendiant en guenilles manifestement affamé. Plus loin, les soldats répondirent par des rires gras et des grivoiseries aux avances d'une prostituée sans âge et sans charme, à moitié dévêtue, qui tentait sa dernière chance de ramener quelque menue monnaie après une nuit infructueuse. Ça et là, des enfants jouaient, couraient et s'invectivaient avec l'insouciance propre à leur âge. La soldatesque s'attardant auprès de la ribaude, Tabor et Fille les dépassèrent. Ils croisèrent alors trois jeunes femmes encadrées par deux chaperons en armes. Fille contempla sans vergogne l'équipage, impressionnée par l'allure des damoiselles. Leurs robes étaient taillées dans une étoffe si légère qu'elle semblait voleter autour de leurs grâciles silhouettes. Le tissu était si fin que l'on distinguait leurs chairs au travers. Fascinée, elle les suivit du regard. Deux d'entre elles avaient le dos totalement dénudé, dévoilant chez la plus grande un motif peint à même la peau, de la nuque au creux des reins. Distraite, la jeune fille manqua de percuter le chaperon qui fermait la marche.

— Regarde où tu vas ! fit le jeune homme d'une voix claire.

Elle croisa son regard, puis baissa la tête sous le regard courroucé du sigisbée (1). Elle avait juste eu le temps d'apercevoir ses bottes de cuir, souples et lustrées, et la poignée de son épée au riche pommeau orné d'une pierre transparente comme l'eau. Mais déjà, la flamboyante équipée se fondait dans la foule.

Plus loin, elle fronça le nez. Une odeur désagréable lui chatouillait les narines. A mesure qu'ils avançaient, elle se faisait plus prégnante. La rue était parsemée de flaques d'eau nauséabonde, l'odeur se faisait maintenant pestilencielle.

— Pouah, ça pue ici, fit-elle en fronçant le nez.

— Nous sommes dans le quartier des tanneurs. Le soleil n'arrange rien. Respire par la bouche, c'est plus supportable.

Elle bondit d'un pas léger pour enjamber une mare bien peu ragoutante. Autour d'elle, des manoeuvres s'affaraient, bottes crottées, mains noircies, chemise douteuse et souvent rappiécée. Que venaient faire ces dames vêtues comme des princesses dans pareil cloaque ? Elle interrogea Tabor.

— Elles ne sont pas plus princesses que je moi je ne suis prince, répondit-il.

— Mais elles sont si belles, et leurs robes ! As-tu seulement vu leurs robes !?

Le vieux sage éluda la question mais la gamine insistant, il répliqua d'un ton sec, accusateur.

— Ce sont des putains. Elles se donnent des airs de courtisanes, mais elles sont fort probablement bien plus coutumières des demeures de riches commerçants que des fastes du château.

— Des putains ? Qu'est-ce donc ?

Il leva les yeux aux ciel.

Ils débouchaient maintenant sur une place baignée par l'astre diurne. Sur un échafaudage, un marchand haranguait les badauds. Derrière lui, des hommes et des femmes enchaînés. L'attroupement semblait répondre aux cris du marchand, tout cela dans un tintamarre désordonné.

— Père … Père … qu’est-ce que c’est ?

— Le marché aux esclaves, Fille. Il a lieu chaque premier jour de la nouvelle lune. Nous sommes tombés en plein dedans.

Fille contemplait effrayée les rangs des malheureux couverts de fers. On les faisait avancer comme du bétail et chaque transaction s’accompagnait d’une négociation dont l’objet était inspecté comme s’il s'agissait d’un cheval ou d’une vache. Choquée, elle ne parvenait pas à détourner les yeux. C’est Tabor qui, la tirant par le bras, l’exhorta à avancer.

— Mais qu'ont-ils fait Père ?

— Que veux-tu dire ?

— Qu'ont-ils fait pour être ainsi enchaînés ?

— Ils n'ont rien fait. Ce sont des esclaves.

— Et c'est mal ?

— Oui. Ou plutôt non. Ils n'y peuvent rien, c'est leur condition.

— Mais qui en a décidé ainsi ?

Il met un temps avant de répondre, bien incapable de formuler la réponse logique qu'elle attend.

— Le destin, je suppose. Ou les dieux.

— Les dieux sont bien méchants alors, pour permettre que ces gens soient ainsi traités, maugréa-t-elle. Je n'aime pas cet endroit. Il me tarde de rentrer chez nous.

Ils atteignirent enfin le siège de la Guilde. Le bâtiment, massif et sans élégance, s'élevait sur trois niveaux. La grande porte cloutée surmontée d'un écu aux armes de la corporation, les ferrures abondantes et rutilantes, les riches vitraux aux fenêtres conféraient au cube de pierre son caractère bourgeois. Si la fonctionnalité semblait règner en maître, les taxes sur le commerce engraissaient manifestement la Guilde et la ville. Le long de la grande façade courrait une longue file de marchands et d'artisans, tous en quête de l'autorisation de commercer.

Fille allait et venait entre Tabor, qui patientait sagement, et le pignon sud qui arborait un cadran solaire aussi grand qu'un homme. L'aiguille parraissait d'ailleurs plus grande qu'une épée. Pour la dixième fois, elle revenait vers son père, l'assaillant de questions, ou se plaignant de la chaleur, du bruit ou de la longue attente.

***

Le lendemain, au petit déjeuner, elle affichait une mine impassible. Alors que Tabor avalait de bon appétit une miche de pain encore tiède recouverte de beurre frais, elle s’empara d’un couteau. Assise face à lui, elle demeura d’abord immobile et stoïque. Lui n’y prêtait guère attention.
Elle tourna sa paume vers le haut et dénuda son avant-bras puis, de la pointe du couteau, traça lentement une ligne de deux pouces de long dans la chair tendre. Tabor, qui s’apprêtait à mordre à pleines dents dans sa miche, se retint. Fille pointa à nouveau le couteau sur sa peau, juste à côté de la première estafilade, et réitéra son geste. Deux fois. Trois fois. Tabor brûlait de la sermoner, de la secouer peut-être, mais il savait qu'elle le provoquait. Le sang perlait sur les quatre incisions. Elles n'étaient pas bien profondes, mais un fin filet s’écoulait maintenant, une goutte vint d'ailleurs s’écraser sur la table. Elle daigna enfin parler.

— C’est pour compter les jours. Quatre jours, quatre incisions. Tu m’as promis que nous ne resterions qu’une demi-lune. Il y aura assez de place. Si tu m’as menti, j’ai encore l’autre bras.

— Folle que tu es. C’est toi que tu maltraites, pas moi.

Il savait cependant très bien que rien n’était plus faux et ajouta :

— Nous allons tout faire pour vendre le contenu du chariot au plus vite, ensuite nous partirons. Mais ça prendra de toute façon encore quelques jours.

— Il t’en reste dix. Ah et oui, je veux pouvoir porter mes tuniques.

Tabor frappa du poing sur la table, la faisant sursauter.

— Il n’en est pas question ! Je connais la ville et ses pièges, habillée ainsi tu courrais un danger plus grand qu’un faisan à portée de ton arc !

Il se radoucit.

— Fais-moi confiance, Fille. Garde tes tuniques pour cette chambre, et pour courir la forêt lorsque nous serons rentrés. Mais dès que tu quittes l’auberge, tu dois te couvrir.

— Mais Père, toutes ces femmes, elles sont somptueusement habillées, leurs tenues, comme mes tuniques, sont bien plus adaptées à cette chaleur, j’étouffe sous …

Il frappa à nouveau du poing sur la table, avec une telle violence qu’un des bols fut projeté au sol, et explosa :

— Il suffit ! s'écria-t-il. Ce sont des catins ou des esclaves ! Ne peux-tu donc entendre raison ?

Surprise, elle baissa les yeux, résignée. Elle avait rarement vu Tabor dans cet état. Elle savait qu’il exagèrait, elle a vu de grandes dames superbement habillées. Mais elle n’osa pas répliquer.

(1) Sigisbée : chevalier servant, chargé de chaperonner, escorter une épouse en l'absence de son mari en l'accompagnant à des spectacles, dîners ou autres événements sociaux.

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