Le souffle de la mort

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Quand Tabor se leva, Fille était déjà debout. Elle l’attendait, son épée de bois posée devant elle. Sans un mot, Tabor ouvrit une tenture qui masquait une étagère, hésita devant plusieurs sabliers puis s’empara d’un des plus gros, il devait faire plus d’un pied de haut. Fille se leva, épée à la main.

— Laisse là ton épée. Tu n’en auras pas besoin.

— Mais …

— Silence ! J’enseigne, tu écoutes.

Il jaugea la tenue de la jeune fille, la tunique, les sandales … cela ferait l’affaire.

— La neige rend le parcours difficile, aussi vais-je te donner plus de temps. Tu vas aller au village, chez Circé. Ramène-moi deux oeufs ou tout autre objet qui me prouve que tu y es bien allée. Si tu es de retour avant que le sable ne se soit écoulé deux fois, cette après-midi, nous étudierons la posture de base.

Sur ce, il retourna l’instrument de verre qui laissa filer un sable aussi fin que blanc.

— Mais Père, il doit falloir plus de trois sabliers pour aller et revenir du village en marchant et …

— Qui te parle de marcher ? Tu n’as aucune chance d’y parvenir si tu ne cours pas. Et tu es déjà en train de perdre un temps précieux.

Sans demander son reste, Fille s’encourut à toutes jambes. Quand il la vit s’éloigner comme un lapin en direction du hameau, il se dit qu’elle n’était pas près de prendre sa première leçon d’escrime. Elle ne tiendrait jamais cette allure.

***

Celà faisait un moment que le sable s’était écoulé pour la deuxième fois quand elle déboula dans la pièce à vivre. Au sourire narquois de Tabor, elle devina qu’elle a échoué. Sur la table, l’entièreté du sable était effectivement figée dans le ballon inférieur. Elle fulminait lorsqu'elle déposa les deux oeufs sur la table.

— Tu savais ! Tu savais que c’était impossible !

— Ça ne l’est pas. C’est toi qui as échoué. Tu es partie comme une écervelée sans ménager tes efforts. Je suis à peu près certain que tu étais déjà essoufflée avant même de quitter la clairière.

Fille ne dit mot, elle était contrariée, furieuse même. Quand elle tenta de le contredire, il l’interrompit.

— A défaut d’un cours d’escrime, ceci te servira de leçon. Un guerrier doit pouvoir compter sur tout son corps, pas seulement sur son bras. Il doit avoir des jambes solides, un coeur puissant et des poumons d’acier. Et plus que tout encore, il doit pouvoir compter sur sa tête, ménager ses efforts, les concentrer au moment opportun et s’économiser quand il le faut. Cette après-midi, tu déblaieras la neige du toit de la grange et tu en dégageras l’entrée. Maintenant, va te sécher et viens manger ! Tu ré-essaieras demain.

***

Le surlendemain, après un second échec, Fille prit bien garde à ne pas partir trop vite. Elle était pourtant très essoufflée quand elle parvint chez Circé à qui elle arracha des mains les deux oeufs sans ménagement. Elle avait à peine fait demi-tour qu’elle songeait que demain, elle devrait lui demander de lui en cuire deux chaque matin, bien durs, ça lui faciliterait la tâche. Elle était à mi-parcours entre le hameau et la ferme quand la catastrophe se produisit. Dans un dévers, elle glissa et dans une tentative désespérée pour se rattraper, laissa échapper ses fragiles trophées. Le premier s’écrasa au sol tandis que le second glissait dans la neige pour venir s’échouer au pied de la berge de la rivière gelée. Il lui fallait absolument le récupérer. Elle se pencha pour l’attraper. Il ne lui manquait que quelques pouces. D’une main, elle attrapa une branche, s'y accrocha fermement et se pencha plus encore. Elle le touchait maintenant du bout des doigts. Un effort encore. Elle se tendit autant qu'elle put. Ça y était, enfin ! Ce fut le moment que choisit l’arbre rachitique pour abandonner sa branche fatiguée qui se brisa dans un craquement de bois mort. Dans un ultime réflexe, Fille ramena l’oeuf sur sa poitrine et dans un même mouvement, tomba tête la première vers la rivière. La glace se brisa dans un craquement assourdissant. L’eau était glaciale. Une myriade d’aiguilles se plantèrent dans sa chair. Tétanisée, elle mit quelques secondes de trop à réagir car déjà le courant, bien que paresseux, l’éloignait du trou provoqué par sa chute. Elle paniqua, tenta de briser la glace au-dessus d’elle, mais ses mouvements désordonnés l’éloignaient plus encore de la sortie. Elle tenta quelques brasses. Ses poumons étaient en feu. Elle allait mourir.

Père …

Elle lacha l’oeuf. Frappa la glace de toutes ses forces. Dans un éclair de lucidité, elle abandonna la surface vitreuse et se concentra sur le lit de la rivière. Les souches des arbres qui bordaient la rivière dépassaient en de nombreux endroits, laissant traîner leurs ramifications sous la surface. Sauvée ! Elle attrapa une première racine, une deuxième, une troisième. En s’aidant de la végétation sous-marine, elle remonta sans trop de difficulté le courant. Le trou. L’air libre ! Elle aspira bruyamment l’air dans ses poumons en feu et parvint à s’extraire du piège mortel. Elle tenta de remonter mais la berge n'était que patinoire, elle ne parvenait pas à sortir du lit de la rivière. Alors elle rampa sur la glace fragile, l’étreignant comme une amie … ou était-ce la matière glaciale qui l’étreignait elle, comme la mort le ferait ? Elle rampa jusqu’à un fin tronc et parvint enfin à s’extraire. Elle s’écroula dans la neige, frigorifiée, recroquevillée, tremblant de tous ses membres. Ses dents claquaient si fort qu’elle craignait de les briser. Elle devait bouger ! Il fallait qu’elle bouge ou elle allait mourir ici comme un chien. Debout ! Debout ! Tous ses muscles étaient tendus vers un unique objectif. Debout ! Elle tituba. Il fallait courir maintenant ! Pas pour battre ce foutu sablier. Juste pour vivre. Vivre !

Alors elle courut, courut et courut encore. Il fallait qu’elle reprenne le contrôle de son corps. Tabor ne devait pas savoir. Elle lui dirait qu’elle était tombée dans une mare au hameau.
La maison, enfin !

***

Pour la onzième fois en onze jours, Tabor attendait le retour de Fille. Le sable était presqu’entièrement écoulé lorsque la porte s’ouvrit. Elle poussa un cri de joie à la vue du sable qui continuai de s’écouler depuis le ballon supérieur, posa religieusement les deux oeufs dans les mains de son père. Et sourit quand elle lut la fierté dans les yeux du vieil homme.
Elle était essoufflée et trempée jusqu’aux os, tant par la sueur que par la neige qui n’avait pu manquer de fondre sur son corps chauffé par l’effort.

— C’est bien Fille. Va te sécher, tu es toute crottée. Cette après-midi, nous avons à faire.

Tandis qu’elle procèdait à ses ablutions, il sortit un autre sablier, sensiblement plus petit, qu’il vint placer aux côtés du premier. En s’attablant, elle s’en étonna.

— Tu courras chaque matin contre le sable. Le plus petit constitue ton prochain objectif. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’avec le retour du beau temps, tu y parviendras. Et quand ce sera le cas …

Il se dirigea vers l’étagère, sortit un troisième sablier, plus petit encore.

— Nous passerons à celui-ci. Ah et oui …

Il se retourna une fois de plus, déposa un ouvrage à la couverture élimée sur la table.

— Tu me liras la suite du livre de Borth. Rien n’est plus dangereux qu’un bras armé au bout d’une tête vide.

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