Une petite surprise
— Père, d’où venons-nous ?
— Du Chaos.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ?
— Je le sais, c’est tout.
— Mais comment quelque chose peut-il naître du Chaos ?
— C’est pour le savoir que tu dois lire tous ces livres.
— Ces livres ne sont que foutaises. Ils n’apportent aucune réponse et nous embrouillent. Je viens de commencer celui-ci par exemple … ce … grimoire qui raconte qu'un dieu aurait créé le monde en quelques jours à peine. Il prétend que ce ... cet être aurait conçu les fruits le troisième jour ... mais plus loin, et bien après, le même dieu doit faire pleuvoir pour commencer à planter les herbes et les arbres. Comment a-t-il fait pour faire pousser ses fruits alors ?
— Je n'en sais rien. Peut-être l'apprendras-tu en lisant encore.
— Je n'en ai aucune envie. D'autant que ... cette langue ! On devine le sens des mots plus qu'on ne les comprend ! Ils sont comme ... déformés. Ça prend un temps fou à déchiffrer. Je préfère lire Le Livre de Borth.
Tabor soupire. Fille grandit trop vite. Depuis qu’il combine l’enseignement des armes et du savoir, elle est infiniment plus réceptive, mais rien ne trouve grâce à son esprit critique, tout est sujet à question ou à discussion.
— D’où tiens-tu tous ces livres ?
— Je te l’ai dit plus d’une fois, je les ai accumulés au cours des années.
— Comment peut-on en accumuler autant ? Je n’en ai vu qu’ici.
Bien évidemment, pense-t-il. Ils vivent là, coupés du monde. Le vieil homme lui répète une fois encore qu’il y a bien longtemps, avant l'avènement de l'Ordre, les livres, bien que rares, avaient encore cours, même s’ils étaient juste tolérés. Ils étaient petit à petit devenu synonymes d'hérésie et de sédition. . Mais des rumeurs courent sur l’existence d’une immense bibliothèque à KÁ-DINGIR-RA, la capitale de la Fédération.
— Si tu ne trouves pas tes réponses ici, tu les trouveras peut-être un jour là-bas.
Du bout des doigts, elle caresse un volume, pensive.
— Amène-moi là-bas.
— Pffft ... cette ... ville, si elle existe, doit se dresser bien au-delà des mers connues.
— Tu veux dire que c'est une légende ?
— Je n'en sais rien. Le monde est plein de charlatans qui prétendent connaître quelqu'un qui ... mais jamais je n'ai rencontré âme qui y soit allée et en soit revenu.
— Si personne n'essaie, on ne le saura jamais. Amène-moi là-bas !
— Même si cette ville devait exister, les ports sont surveillés, le problème n’est pas tant d’entrer au Royaume de l'Ordre que de le quitter. Et quand bien même, ça reste une ville, tu détesterais.
— Qu’en sais-tu ? Je hais Saad-Ohm, ses soldats, cet horrible marché aux esclaves et sa puanteur. Mais j’aimerais voir cette bibliothèque.
— Quand je ne serai plus de ce monde, tu iras si tu le veux. Maintenant, sers-nous donc à manger.
***
Après sa courte sieste, Tabor se lève et s’étire à l’envi, signe qu’il est l’heure pour Fille de prendre sa leçon d’escrime. Elle interrompt sa lecture et d’un bond, se retrouve sur ses pieds, épée de bois à la main.
— Tu n’en auras pas besoin aujourd’hui, j’ai une surprise pour toi.
Fille peine à cacher sa joie et son impatience aussi, lorsque Tabor revient avec un bâton, sa déception n’en est que plus évidente. C’est un long bâton, lisse et parfaitement rectiligne, plus grand qu’elle, peut-être même plus grand que Tabor. Chacune de ses extrémités est cerclée d’un ferrage que l’on devine épais mais qui reste parfaitement serti dans le bois dur, à la manière d’un axe de roue au bout d’un essieu de charrette.
— Un bâton ? Que veux-tu que j’en fasse ?
— Ce n’est pas un bâton, c’est une arme. Ton arme.
Elle rit. Jaune. Ironique, elle ajoute :
— Ça une arme ? Que peut un bâton contre une épée ?
— Eh bien prends la tienne et sors, si tu l’oses, ricane-t-il.
Une fois dehors, Fille se met en garde. Tabor, lui, déambule nonchalamment autour d’elle, tenant d’une main le bâton sur son épaule.
— Vas-y !
— Vas-y quoi ?
— Eh bien attaque-moi !
Lorsque Fille lance son assaut, Tabor l’esquive d’un rapide déplacement, le bâton toujours sur l’épaule. Le coup de Fille ne trouve que le vide, tandis que Tabor reprend sa marche tranquille. Fille bougonne puis relance une série d’attaques. À chaque tentative, ses coups ne fendent rien d’autre que l’air, Tabor les esquive sans aucune difficulté et à chaque fois, continue à tourner le plus tranquillement du monde autour d’elle.
Fille rassemble toutes ses forces et sa volonté et dans une ultime tentative, fond sur son Père en déchainant toute la puissance et la force dont elle se sent capable.
Tabor, dans un mouvement aussi rapide que souple, effectue alors un déplacement de côté tout en tournant sur lui-même à la vitesse d’une toupie. Dans le même temps, ses deux mains impriment au bâton un mouvement circulaire si ample et si rapide que le bois, en fendant l’air, provoque un sifflement un peu sourd. Quand il s’abat sur l’épée de bois, celle-ci se brise en deux en projetant des éclats tous azimuts. Le bâton tournoie encore, une fois, deux fois peut-être, tout va si vite, et à la dernière seconde, l’homme retient son coup. L’extrémité ferrée s’immobilise à quelque centimètres à peine de la tempe de Fille stupéfaite. Devant ses yeux arrondis, Tabor ne peut retenir un rire. Mais il reprend sa ronde infernale, combine à nouveau une rotation rapide sur lui même et un ample mouvement circulaire de la hampe de bois qui siffle encore une fois. Quand le bout ferré percute l’épaisse amphore de terre cuite qu’il avait auparavant placé là à dessein, celle-ci se brise avec fracas.
— Voilà ce que j’aurais pu faire de ta tête.
Fille n’ose ajouter quoi que ce soit, aussi reprend-t-il :
— Tu es légère, très légère et très tonique. Tu es petite aussi. Tu t‘entraînes durement, mais ces épées sont pour toi encore un peu lourdes et peu maniables. Contre un excellent escrimeur, tu ne feras pas le poids. Le bâton te confèrera l’allonge et sa vélocité combinée à ta souplesse et à ton explosivité naturelle en feront une arme redoutable. Aucune épée ne pourra fendre l’air plus vite que l’extrémité de ce bâton quand tu en auras fait un prolongement de ton bras, ou plutôt de tout ton corps.
Devant son air songeur, il ajoute.
— En outre il est bien plus discret qu’une épée, il le sera d’avantage encore quand les ferrures se seront un peu oxydées. Il pourra te suivre partout sans éveiller trop de méfiance.
Il tend le bâton à Fille. La jeune fille le soupèse, observe de près les ferrures. Tabor précise :
— Elles sont redoutables, c’est le forgeron du village qui les a placées. C’est un alliage très rare qu’il a ramené il y a bien longtemps des Terres Obscures et qu’il gardait en réserve pour une telle occasion.
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