Sur le départ

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Depuis qu'elle avait pris possession de son épée, deux jours plus tôt, Fille se levait chaque matin plus tôt encore et filait aux écuries pour se familiariser avec sa nouvelle arme. À l'abri des regards indiscrets mais sous l'oeil amusé du palefrenier chargé du service de nuit, elle répètait à l'infini les mêmes gestes : elle dégaînait, elle taillait, de haut en bas, en oblique, de gauche à droite, de droite à gauche, elle frappait d'estoc. Le jeune homme l'avait autorisée à utiliser quelques ballots de paille, cela lui éviterait, pensait-il de se charger lui-même de les défaire pour renouveler la litière des chevaux. Le plus souvent, son service l'appelant auprès de son nouveau maître, elle quittait les lieux bien avant l'arrivée des premiers cavaliers. Mais si d'aventure, l'un d'eux se révélait trop matinal, elle laissait là son entraînement et quittait discrètement les lieux. 

Ce jour-là, en remontant dans ses quartiers, elle croisa Bulgur qui manifestement, sortait d'une entrevue très matinale avec le Commandeur. Au bout de près d'une lune, les rapports entre Fille et l'aide de camp avaient doucement évolué vers une sorte d'entente cordiale, chacun veillant à ne pas empiéter sur les plates-bandes de l'autre. Bien qu'elle ne se sentisse pas encore acceptée, elle se plaisait à penser qu'au moins, sa présence semblait maintenant tolérée.

Le Général prenait traditionnellement le premier repas de la journée à son bureau, dans la salle où, à son arrivée, il l'avait reçue. Il en profitait parfois pour transmettre ses ordres à ses aides-de-camp tout en finissant un bol de cette boisson ambrée qu'il prenait chaque matin, la même que celle que lui avait donné à goûter le maître d'armes durant leur partie d'échec et que tous deux appelaient tchay.

C'était toujours un soldat fourrier qui apportait le plateau en provenance des cuisines, mais il n'avait pas accès aux appartements des officiers supérieurs et c'était à elle que revenait de préparer la table et de s'assurer que tout soit disposé comme son maître l'entendait.

Elle veillait toujours à maintenir bien au chaud la boisson, la couvrant d'une planchette, pour ne la découvrir qu'au dernier moment, lorsqu'elle entendait la porte des appartements privés s'ouvrir. Mais aujourd'hui, le Général était déjà au travail, assis derrière son bureau, une plume à la main. Elle était pourtant largement à l'heure mais s'excusa toutefois de ne pas l'avoir précédé.

— Ne t'en inquiète pas. C'est moi qui suis matinal, une grosse journée nous attend.

— Une visite, messire Général ?

— Que nenni. Nous partons demain à l'aube vers le nord. Il est grand temps que je me rende compte par moi-même des adaptations apportées au dispositif dans les places fortes des confins. Des rumeurs courent quant à de possibles incursions en provenance des Terres Sombres.

Fille blêmit. Demain ! C'était un jour seulement avant le retour de Seth !

— Qu'as-tu donc ? Ce départ était à prévoir depuis un moment déjà.

— Je ... je ... oui Messire Général. Je vais m'assurer que tout soit prêt en temps voulu.

— Bulgur s'occupe déjà de l'escorte et de l'intendance. Un escadron de lanciers suffira, je ne veux pas déforcer trop Saad-Ohm. Le détachement du train sera réduit au strict nécessaire. Débrouille-toi pour que ma tente, celle des aides-de-camp et nos effets à tous les quatre tiennent dans une seule charette.

— Il en sera fait selon vos désirs, Général.

Elle rectifie la position du plateau et s'esquiva. Quelle poisse ! Elle allait rater Seth à un jour près !

***

Au beau milieu de l'après-midi, elle en avait fini déjà avec les préparatifs. Sous sa houlette, les tringlots avaient solidement arrimé les paquetages sur le chariot attribué au commandement. Bien que l'essentiel de son bagage à elle tienne dans les fontes de sa jument pomelée, elle s'était permise un petit baluchon qu'elle ajouta à la charrette. Elle prévoya d'y laisser un peu de place. Ce soir, elle irait s'enquérir auprès du Commandeur et emballerait les tous derniers effets. L'essentiel, cependant, était déjà prèt.

Il lui restait une tâche à accomplir qui, depuis ce matin, la hantait, mais qu'elle remettait à plus tard. Elle hésita et décida de la repousser encore. Après tout, elle avait toute l'après-midi et la soirée. Elle irait volontiers saluer Gunar et Hiram, le maître-encreur peut-être aussi. Mais elle craignait de s'absenter et de faire défaut si dans la cohue des préparatifs, le Général ou un aide-de-camp venait à avoir besoin d'elle. Ce fut Bulgur, contre toute attente, qui lui en fournit l'occasion après avoir inspecté l'équipage. Sourcils froncés et bourru comme à son habitude, il venaitt de secouer la charette comme s'il se fut agi d'un prunier et d'éprouver chaque cordage. D'un grognement doublé d'un petit signe de tête, il exprima sa satisfaction. Elle ne put retenir un sourire. C'était la première fois depuis qu'ils se cotoyaient qu'il faisait preuve de contentement à son égard. Dans le langage parcimonieux du colosse, on pouvait presque prendre ça pour un compliment.

— Eh bien file, lança-t-il.

Devant l'air surpris de la jeune fille, il ajouta :

— Nous partons pour une à deux lunes au moins, n'as tu donc personne à qui dire au-revoir ?

— Je ... je ...

Fille ne savait si c'était cette courte permission inattendue qui la surprenait le plus, ou la longueur inhabituelle de la tirade du géant. Mais c'était bombance de mots ce jour, car il ajouta :

— Sois de retour pour le service du soir.

Elle fila chez le Maître-Encreur, tout en se promettant de ne pas trop s'y attarder. Elle aurait aimé passer sa dernière soirée avec Hiram et Gunnar, et puis il lui restait cette corvée qu'elle repoussait depuis le début de la journée.

Parvenue chez l'artiste, ce fut Martha, sa servante, qui lui ouvrit. L'artisan était absent jusqu'en fin de soirée au moins. Déçue, la jeune fille la priz de bien vouloir saluer son maître pour elle et de lui faire savoir qu'elle serait absente pour deux lunes ou plus.

Il était temps maintenant pour elle de filer à la forge.

***

L'annonce de son départ imminent plomba quelque peu l'ambiance. Gunar surtout, accusait le coup. Ce fut Hiram qui une fois de plus vola à leur secours.

— Au moins, fit-il en envoyant à Gunnar une bourrade, ça donnera à Cueille-la-mort l'occasion de faire ses preuves !

Il était très fier du nom qu'il avait donné à son chef d'oeuvre, mais cela ne suffisait pas à dérider son apprenti, qui maugréa entre ses dents.

— Je prie pour que Fille n'ait pas même à la sortir de son fourreau.

C'était elle maintenant qui tentait de le rassurer. Après tout, elle ne s'absentait que pour une ou deux lunes, trois au plus. Dans le pire des cas, elle serait de retour avant l'hiver.

— Ou ta carcasse pourrira sur un champ de bataille ou au bord d'un chemin, bougonna le jeune homme.

— Il suffit ! lança le forgeron en tapant du poing sur la table. Nous n'allons pas gâcher cette soirée ! Profitons un moment encore de cet instant et réjouissons-nous de nous réunir à nouveau dans deux lunes, ou plus, nous boirons alors l'hydromel chaud !

Ils rièrent. Le repas se prolongea, dans une ambiance douce et légère. En écoutant Hiram raconter par le menu comment un jour il avait fait forger à Gunar une clé des champs, Fille réalisa à quel point il était important de pouvoir compter sur des amis tels qu'eux.

Au moment de partir, seule avec Gunar sur le pas de la porte, elle formula une requête.

— Me rendrais-tu un service ?

— Bien sûr ! Ordonne et je m'exécute.

— Je n'ordonne rien. Mais ... si par hasard ton Maître devait t'envoyer à nouveau vers mon village ...

Le jeune homme sourit, nostalgique.

— Je n'y suis pas retourné depuis notre rencontre au bord de cet étang.

— Oui, tu me l'as dit déjà. Mais si tu devais t'y rendre à nouveau ...

Le jeune homme sourit, silencieux.

— Pourrais-tu trouver Tabor, mon Père, ou Circé, la guérisseuse, elle habite au hameau et pourra t'indiquer la ferme ...

Le jeune homme affichait maintenant une mine grave. Il hocha la tête.

— Dis-leur que je vais bien. Qu'ils me manquent. Dis-leur que je viendrai les voir.

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