Shirin

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La deuxième partie de ce chapitre, la conversation entre Shirin et Layna, a été très sensiblement remaniée suite aux critiques pour la plupart justifiées de quelques-uns de mes lecteurs les plus assidus. Cette version - que j'espère un peu plus "subtile" - n'est pas encore définitive. Elle sera encore retravaillée.

Jahangir Khan Zahir, légat d'Orient, était aussi flamboyant qu'ambitieux. Quelques cycles (1) après sa prise de fonction, il s'était mis à dos la cour et les édiles du royaume en accolant à son nom le titre de Khan, ou "dirigeant". Le souverain ne s'en était nullement offusqué, arguant du fait que tant que son vassal se limitait à "diriger" les Terres d'Orient à son royal bénéfice, il n'avait aucune raison d'en prendre ombrage. L'argent coulait alors à flots depuis le prospère comté vers la capitale. Mais quand l'ambitieux légat s'était fait rebaptiser Jahangir, le "conquérant du monde", le monarque était entré dans une colère noire. Il avait cependant dû faire contre mauvaise fortune bon coeur, l'Ordre ne pouvant se passer de la formidable mane financière que constituaient les Terres du Levant. Le pouvoir du jeune Khan s'était alors étendu, renforcé encore par son image de chef charismatique. Beau comme un dieu avec sa peau mate, ses yeux sombres et ses longs cheveux noirs parfaitement huilés, il en imposait à tous par sa taille et sa carrure. Eclairé, il gouvernait avec intelligence, jouant des alliances au gré de ses intérêts et de ses objectifs. Certains prétendaient cependant que son orgueil et son ambition démesurée finiraient par le perdre.

D'ambition, son épouse Shirin n'en manquait pas, elle non plus. Belle comme le jour, elle cachait sous des dehors affables et détachés une politicienne déterminée. Depuis qu'elle avait donné au Légat un héritier, elle consacrait toute son énergie à promouvoir l'hérédité de la fonction, au grand dam du Roy qui refusait de concéder une partie de sa souveraineté. Nommer les légats lui permettait en effet de modeler la distribution du pouvoir à son avantage. Depuis son arrivée à Kender-Ka-Shahar, une demi-lune plus tôt, Shirin s'était rapprochée de Layna et les deux femmes passaient chaque jour une partie de l'après-midi ensemble, à se promener dans les jardins ou à converser derrière une tasse de Chay. Si Layna marchait sur des oeufs, sa lumineuse amie orientale abordait de plus en plus fréquemment des sujets que plus d'un auraient qualifié de sensibles, voire subversifs.

***

— Toute cette agitation autour de la capitale me paraît bien exagérée, lança Shirin après avoir évoqué les coûts engendrés par l'envoi des troupes dans le district de Kendr-Ka-Shahar. C'en est est presque indécent, voire ...

Elle hésita, puis reprit.

— Voire inconscient.

— Inconscient ? fit Layna.

— Tout à fait. Nous avons fort à faire pour assurer la sécurité des voies d'approvisionnement depuis l'extême orient jusqu'aux places commerciales. Chaque soldat assigné ici, auprès du Roy, est un soldat en moins face aux pirates et aux hordes de pillards. Quant à vous, nous savons tous que les Terres Sombres vous donnent bien du fil à retordre aux confins des provices occidentales. Vos gens ont mieux à faire que de venir monter la garde ici.

Nous y voici, pensa Layna, tous les sens en alerte. Mais elle rebondit.

— Pensez-vous que les raisons qui poussent notre Roy à agir de la sorte soient ... injustifiées ? Quelles pourraient-elles bien être, d'ailleurs ?

La jeune levantine marqua un silence avant de reprendre.

— Il craindrait paraît-il un soulèvement. La politique royale en matière d'impôts génère bien des questions. Dans de nombreuses régions, le peuple a faim.

C'est l'hospice qui se moque de la charité, pensa Layna. Elle savait elle-même très bien que tous se sucraient au passage, et l'appétit financier du Légat d'Orient avait belle réputation. Ses terres étaient en outre, et de loin, les plus prospères du royaume. Son peuple à lui ne devait guère mourir de faim. Jahangir Khan Zahir avait probablement bien plus à craindre de ses serfs que de ses citoyens. Il se disait que par là-bas, l'on comptait en moyenne trois à cinq esclaves pour un homme libre., et que leur sort n'était guère enviable.

— Le Roy n'a nul besoin de lever l'Ost aux quatre coins de l'Ordre pour mater une révolte de paysans. Dans les confins, nous y parvenons en faisant quelques exemples. Il doit y avoir une autre raison, cachée, osa la courtisane.

A nouveau, Shirin marqua une pause.

— J'ai entendu parler des méthodes de votre époux. Pardon, de votre ... compagnon, Ronan de Neixtador.

Layna encaissa le coup. Mais la pique n'était pas innocente. La remarque se voulait désobligeante.

— Il se dit que le Roy redoute non pas un soulèvement populaire, mais ... une sédition, suggéra Layna.

— Une sédition ? Mais qui oserait s'opposer à notre souverain ? Le Légat des Terres Sombres ? Mon époux ? Le vôtre ?

Elle n'avait pas utilisé ces deux derniers mots à la légère. Tantôt méprisante, tantôt enjoleuse. A quoi jouait-elle donc, se demanda la concubine .

— Les Terres Sombres n'ont pas les moyens de s'attaquer à la capitale. En outre, ils ont déjà bien à faire pour survivre et lorgnent comme des affamés sur les terres arables de ... mon compagnon. Si quelqu'un devait craindre les Terres Sombres, ce serait bien mon Ronan, plutôt que le Roy.

— Mais qui donc alors ? Votre ... époux ? Le mien ? Il se dit que Messire Ronan défend des idées particulièrement progressistes. Il s'est déjà publiquement élevé contre la politique taxatoire du Roy et s'est d'ailleurs mis à dos bien des édiles de la Cour sur ce sujet.

Votre époux. Cette fois, plus de doute, la jolie orientale avait quelque chose à offrir. Ou plutôt à demander.

— Il est vrai que mon compagnon se soucie du peuple dont il a la charge. Plus qu'il ne le devrait, d'ailleurs. Mais il sait justement que c'est ce petit peuple qui souffrirait le plus d'une guerre. Et puis, vous l'avez dit vous même, il a fort à faire dans le nord. Même s'il le voulait, ouvrir un front au sud serait bien sot. Et il ne le veut pas. Sa loyauté envers le Roy ne souffre aucune faille.

Elle plongea son regard dans celui de son interlocutrice, comme pour appuyer son dernier propos. Après tout, elles ne se connaissaient que depuis une demi-lune à peine, et Layna n'avait jamais accordé facilement sa confiance.

— Vous avez raison. Tout comme il serait sot de la part de mon époux de venir guerroyer ici quand il a tant à faire dans l'orient extrême.

Layna n'était pas dupe. Elle n'ignore pas que depuis deux cycles, le Légat d'Orient travaillait à la construction d'une cavalerie lourde d'une ampleur sans précédent. Il se disait même qu'il levait des escadrons montés sur des éléphants de guerre. Ronan lui-même en semblait persuadé. Elle décida toutefois de ne pas s'attarder sur ce terrain. Ce fut Shirin qui reprit.

— Tout ce gaspillage d'argent et d'énergie est bien dommageable.

Puis, tout sourire, elle sauta du coq à l'âne.

— Mais fi des choses de l'état et dites-moi, ma chère, où en sont vos affaires avec le beau Ronan ? Et ... pardonnez mon étourderie, je ne me souviens plus du prénom des enfants.

Layna ne répondit pas, estomaquée par le culot de Shirin. Essayait-elle, elle aussi, de l'humilier ? De la blesser ? Mais alors, dans quel dessein ? A moins qu'elle ne tentat simplement de la déstabiliser, car elle savait bien sûr qu'elle n'avait pas de descendance. Depuis sa puberté, on l'avait gavée de potions contraceptives et on lui avait inculqué tous les gestes nécessaires. Il y avait eu aussi ces deux horribles ... elle ne voulait pas y penser.

Avec Ronan cependant, elle avait négligé ces précautions, espérant même pouvoir porter son enfant et officialiser ainsi leur union. Sans succès, et pourtant les dieux savaient combien ils s'adonnaient aux plaisirs de la chair. Elle mettait cette malédiction sur le compte des traitements passés.

Ce ft sur un ton pincé qu'elle répondit.

— Ronan et moi ne sommes pas même unis par les liens du mariage.

— Oooh ma chère. Pardonnez mon manque de tact, j'ai parfois tendance à l'oublier. C'est que vous allez si bien ensemble.

Shirin arborait effectivement un mine désolée. Elle en devint touchante de sincérité quand elle posa la main sur le bras de son interlocutrice.

Salope.

— Le Roy ne pourrait-il convaincre votre compagnon d'enfin régulariser cette situation somme toute ... bien inconvenante ?

— Je doute que notre souverain accorde grande importance à mes préoccupations.

Il me l'a encore durement rappelé il y a peu.

— Allons-donc, le Roy n'a d'yeux que pour vous. Une femme voit ces choses-là.

— Vous vous trompez. Et même si c'était le cas, je doute que sa sollicitude aille au delà du simple intérêt esthétique.

— Layna, vous baisez ensemble. Ne niez pas, je le sais.

La concubine se raidit. Non pas que l'opinion de son interlocutrice la tracassat outre mesure, mais l'idée que cette intrigante soit au courant ne lui plaisait pas. Si la Reine pouvait peut-être tolérer une liaison discrète et sans lendemain, elle se montrerait à coup sûr impitoyable si l'affaire venait à devenir publique et à éclater au grand jour. Le Roy n'aurait probablement pas d'autre choix que de lui servir sa jolie tête sur un plateau. Elle se reprit, démentir fermement pourrait renforcer Shirin dans ses certitudes mais surtout, celà la mettrait elle dans une position de faiblesse. Pas question de lui montrer qu'elle avait prise sur elle. Elle ne nia donc pas et rétorqua, ironique :

— Le Roy baise qui bon lui semble ...

— Il y regarderait à deux fois si vous et Ronan étiez unis par les liens du mariage.

— Je doute qu'il s'en soucie.

Shirin se leva.

— Peut-être avez-vous raison. Mais nous autres femmes savons nous faire entendre, n'est-ce pas ?Derrière chaque grand homme, il y a une grande dame. Et sur l'oreiller, ils nous mangent dans la main.

Elle s'éloigna d'un pas lent, faisant lentement tournoyer son ombrelle sur son épaule. Layna resta seule, plongée dans ses pensées. Qu'avait donc bien pu vouloir insinuer cette parvenue prétentieuse ?

(1) Cycle : à Kendr-Ka-Shahar, on parle de "cycle" plutôt que de "révolution". Les deux termes font référence à la même durée, correspondant à douze lunes, soit une année.

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