Chapitre 10

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La gorge serrée, l’homme en noir ravala ses propres larmes et reprit sa marche. Vers quelle destination ? Il n’en avait aucune idée, mais n’importe où serait mieux qu’ici.

Il ne s’était probablement pas écoulé plus d’une heure, peut-être même moins dans le monde des vivants ; l’homme en noir était partagé entre le besoin de savoir et la peur de découvrir l’heure exacte. Il commençait à entrevoir la terrible tâche qui lui était échue.

Tout en marchant le long du Steïr, il leva les yeux vers les cieux. Ils lui parurent terriblement obscures. Il se remémora soudain une nuit d’hiver, il y a fort longtemps : il l’avait passée à conduire pour rejoindre le village de ses beaux-parents. Il n’avait jamais repensé à cette nuit jusque-là, pourtant le souvenir était vivace, tout comme la douleur qu’il avait ressenti à devoir rester éveillé, à conduire si longtemps dans l’obscurité, ce sentiment d’oppression, ce besoin de voir des couleurs, de la lumière. Même une fois arrivé, il n’avait pas pu se résoudre à se coucher, il avait guetté le lever du jour, il avait ressenti ce besoin impérieux de voir le soleil, comme pour s’assurer que la nuit allait bien cesser. Jamais les couleurs de l'aurore ne l'avaient autant ému. A cet instant, dans la nuit noire, déambulant dans des rues plus grises les unes que les autres, face au tapis infiniment blanc qui s’étendait devant lui, il désespéra de voir le jour.

Le temps fut effroyablement long, ils traversèrent la ville dans tous les sens ; Rose et Jacqueline demandèrent chacune à repasser dans certains endroits, elles évoquèrent des souvenirs d’un autre temps : la guerre, la Résistance, la Libération, leurs mariages, leurs joies, leurs peines, de nouvelles guerres… L’Ankou écoutait, s’amusant de constater à quel point l’Histoire change de visage selon qui la raconte. Bilal et Antony restèrent particulièrement silencieux, l’un arborait une expression lasse, indifférente, quand le second semblait perdu ; le regard s’agitant comme s’il voyait sa vie défiler encore et encore devant lui, cherchant à la résoudre, cherchant comment échapper à son destin déjà tracé, déjà achevé.

Le temps s’étira, s’allongea, se dispersa et finit par étouffer les conversations, ne laissant que les grincements de la charrette témoigner de leur mouvement dans les limbes.

— Vous avez dit que le temps passait plus lentement, monsieur l’Ankou, n’est-ce-pas ? demanda doucement Rose.

Bien qu’elle soit douce et discrète, les mots de la vieille femme firent presque sursauter l’homme en noir. Il fit s’arrêter Sucre d’Orge et se tourna vers ses passagers.

— Oui, madame.

Elle sembla mal à l’aise.

— Est-il possible de connaître l’heure qu’il est véritablement ?

La question qu’il redoutait tant était posée. Pire : il n’avait pas de réponse à offrir. Malgré lui, il avait passé les dernières heures à essayer de se rappeler où il avait pu croiser une horloge ou une pendule dans Quimper de son vivant. Mais en dehors des croix vertes de pharmacie, il n’en avait pas vu. Or, pour être passé devant plusieurs de ces commerces, il avait été …déçu ? …soulagé ? de voir que les enseignes lumineuses étaient toutes éteintes. Quant aux bijouteries et autres horlogeries, les vitrines, comme pour les autres commerces, étaient complètement vides. Il cherchait désespérément comment éluder la question, quand Jacqueline intervint.

— Il y a bien l’horloge de la cathédrale !

— Bah, Jacqueline ! Vous savez bien qu’elle est déréglée, voyons ! contra Rose.

— Ouais, mais ça c’est dans le monde des vivants… ajouta Bilal en se tournant vers les deux femmes qui lui faisaient face. Peut-être qu’elle est à l’heure ici ?

L’ancien porteur de faux haussa brièvement les épaules avant de jeter un regard vers l’Ankou. Le message était clair. Ce fut sans enthousiasme que la procession prit le chemin vers la cathédrale de Saint-Corentin.

Le Faucheur marcha le plus lentement possible, il essaya même de prendre un chemin plus long, cette tentative fut éconduite par Jacqueline qui semblait connaître Quimper comme sa poche, aussi arrivèrent-il fatalement face à la cathédrale.

La bâtisse était comme dans son souvenir : immense et magnifique. Inoue adorait visiter les églises, basiliques et autres cathédrales. Ils en avaient visité au moins une centaine ensemble à travers l’Europe ! Sa douce épouse avait réussi à lui partager cette passion pour l’architecture, lui apprenant à différencier le style roman du gothique ou du baroque. Il avait aimé se perdre dans l’Histoire de ces vieilles pierres, admirant les chefs-d’œuvre des vitraillistes d’autrefois… Lors de leur visite, la cathédrale de Saint-Corentin n’avait pas fait exception, bien au contraire. Pourtant, à cet instant, l’Ankou la trouva particulièrement lugubre. Les pierres si blanches qu’elles semblaient briller au soleil étaient à présent grisâtres. Quant aux anges et autres saints du portail, ils étaient nimbés de ténèbres. Aucun motif ne se dessinait dans les verrières, elles étaient sombres.

Le vieil homme se sentit écrasé, dominé par l’imposante stature de l’édifice. Ce lieu qui désormais incarnait le point d’ancrage et l’importance de sa mission. Il n'osa pas lever les yeux vers l'horloge, une partie de lui n'avait pas le courage de se confronter à la réalité, l'autre, plus sournoise, avait déjà estimé l'heure qu'il était en mesurant les distances parcourues.

— Il doit y avoir une erreur… murmura Jacqueline.

Un frisson caressa désagréablement la nuque de l’Ankou.

— Une heure… cinq ? C’est aussi ce que vous lisez ? Il fait si sombre…

Bien que la question ne lui soit pas particulièrement destinée, l’agent de la Mort leva enfin les yeux. Le frisson dans sa nuque glissa le long de sa colonne vertébrale tel un serpent froid. Ses calculs étaient odieusement justes.

— Votre vue est excellente, Rose, murmura l’Ankou d’un air sombre. Notre voyage ensemble ne fait que commencer.

*** Petit aparté ! ***

Avec ce chapitre, ce termine ce que j’estime être la première partie avec la présentation de l’univers, de la mission de l’Ankou. En sommes, nos premiers voyageurs ont fait leur boulot x) Je ne pensais même pas les mener jusqu'ici au début, mais comme à chaque fois que j’entreprends de raconter une histoire, les lignes de celle-ci changent et dérivent pour le meilleur ou pour le pire !

Bref !

Deux idées me démangent, donnez- moi votre avis :

- Je poursuis encore quelques chapitres avec nos voyageurs, révélant un peu plus leurs personnalités, leurs parts d’ombres et de lumières, une façon d’aborder les méandres de l’âme humaine.

- En un chapitre, j’aborde la longue journée passée, quelques « moments clefs » et je termine par le dépose minute aux portes de la cathédrale.

J’ai peur d’être trop expéditive avec un seul chapitre, mais de l’autre côté je ne veux pas lasser mon lecteur avec ce long 1er janvier. Sachant que quoi que je fasse, les fauchages suivants seront « plus expéditifs ».

Merci d’avance à vous tous pour vos lectures, vos annotations et vos commentaires encourageants !

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