Chapitre 2-1 : Seanmhair

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  Lorsque je refermai la porte derrière moi, un profond silence accueillit mon arrivée. Sans un bruit, je m'adossai au battant, puis lâchai un discret soupir. L'heure du souper était à peine passé, mais ma seanmhair était déjà partie se coucher. Comme c’était souvent le cas depuis quelques années, je ne m'en inquiétais pas – le temps suivait simplement son cours –, mais je ne ressentis pas non plus de soulagement à l'idée de ne pas avoir à lui annoncé mon renvoi dès ce soir. Cet aveu n'était que repoussé.

  Dans un nouveau soupir, je rejetai en arrière les cheveux échappés de ma tresse, me redressai, me délestai de ma cape et mes bottes dégoulinantes, puis traversai la pièce principale. La faible lueur du crépuscule, assombrie par les lourds nuages de pluie, suffisait tout juste pour que je me repère sans l'aide d'une bougie. Le doux parfum d'un potage au potimarron, si merveilleux après celui de l'auberge, atténuait mon odeur de chien mouillée. En temps normal, je me serais jetée dessus, d'autant que j'avais à peine picorer à midi, tant nous avions eu de clients. Cependant, mon renvoi m'avait coupé l'appétit pour la soirée, peut-être même la semaine à venir.

  Je devais en plus me changer avant d'attraper la mort – ce n'était vraiment pas le moment de tomber malade, consulter un médecin coûtait cher. Me frictionnant les bras, je me dirigeai vers l'échelle. Mon cœur se serra lorsque j'empoignai le premier barreau et qu'aucun grincement ne retentit. Même si je n'étais plus forcé d'avoir une démarche d'ivrogne pour monter dans ma chambre sans faire grincer les marches, l'escalier gémissant de notre ancienne maison me manquait.

  Je me moquai bien de devoir gravir une échelle plutôt qu'un escalier. Je m'étais préparée depuis longtemps à devoir déménager : comme je ne pouvais pas prendre la relève de mon père à la forge, il était prévu que nous quittions notre maison lorsqu'il confierait son marteau à son successeur, ce connard d'Aodhán. Sauf qu'il n'en avait pas eu le temps. Deux ans plus tôt, un serviteur de Zirka l'avait brusquement fauché et ce salopard nous avait mis à la porte tout aussi brutalement. Dans notre malheur, nous avions eu la chance de pouvoir nous installer dans cette petite bicoque. Elle ne payait pas de mine, se situait en périphérie du village, et nous avions dû placer le lit de ma seanmhair dans le cellier car gravir l'échelle pour accéder au grenier lui était difficile, mais elle nous suffisait. J'avais simplement du mal à m'y faire. Malgré toute la chaleur que Seanmhair tentait d'y insuffler, ces murs continuaient de m'être étrangers, froids.

  Ce déménagement brutal avait en revanche eut le mérite de m'aider à tourner la page. Loin du foyer de mon enfance, je ne m'étais pas noyée dans les souvenirs qu'il renfermait.

  Arrivée à portée de la trappe, je jetai un rapide coup d'œil à la porte du cellier, en contrebas, puis poussai le battant.

  Les gongs gémirent dans un horrible grincement.

  Par les dieux, mais quelle idiote !

  J'avais oublié de tirer la trappe vers l'avant avant de la soulever.

  Retenant mon souffle, aussi immobile qu'une statue, j'attendais sans bouger la moindre réaction à mon indiscrétion. Une seconde passa, puis...

  –Alizarine ?

  Dans un profond soupir, je libérai l’air de mes poumons et fermai les paupières. Évidemment, Seanmhair m'avait entendue.

  Lorsque la porte de sa chambre gémit à son tour, je rouvris les yeux et plaquai un sourire sur mon visage.

  –Bonsoir, Seanmhair.

  Elle ne me retourna pas ma salutation. La bouche entrouverte, elle me dévisageait sans avoir l'air de croire ce qu'elle observait. Le poids de l'âge se voyait à sa fatigue croissante, ses nombreuses rides, ses mains noueuses, son dos voûtés et ses cheveux dont la moitié avait viré au blanc. Cette perte de couleur partielle faisait ressortir avec force l'éclat flamboyant de ses mèches encore rousses et donnait à sa chevelure un air de goupil. En revanche, le temps semblait n'avoir aucune emprise sur ses sens. Seanmhair voyait et entendait toujours aussi bien qu'au jour de ma naissance. Alors, malgré la faible lueur en provenance de sa bougie, je savais qu'elle ne manquait rien de mon état.

  –Par Nero, lassie(4), tu es tombée dans la rivière ?

  Une grimace mi-amusée, mi-crispée remplaça mon sourire factice.

  –Vu ce qu'il pleut, c'est tout comme.

  –Et pour sûr, c'est pas ta vieille cape qui va t'garder au sec, soupira-t-elle. Faut vraiment qu'j'finisse la nouvelle... Bon, va t'changer et r'viens là. Si j'm'y mets maintenant, tu d'vrais l'avoir pour d’main matin.

  Le nœud autour de mes entrailles se resserra d'un coup.

  –Non, ce... ce n'est pas la peine.

  Alors qu'elle s'était déjà retournée pour chercher son matériel dans sa chambre, Seanmhair me refit fasse.

  –Pas la peine ? répéta-t-elle.

  J'ouvris la bouche pour lui avouer la vérité, mais les mots restèrent coincés dans ma gorge. Je ne voulais pas la décevoir, ni l'inquiéter avec des problèmes qu'elle ne pouvait pas résoudre.

  –T'as pas à te presser, finis-je dire avec assurance. T'étais déjà couchée. Puis je peux encore me servir de mon ancienne cape.

  Ma seanmhair arqua un sourcil, puis suivit du regard le petit court d’eau qui s'était créé dans mon sillage et reliait l'échelle à mes bottes et mon manteau.

  –Ce torchon ?

  –Elle a déjà été plus humide.

  –Et c'est censé m'convaincre qui t'en faut pas une nouvelle ?

  J'ouvris la bouche, puis la refermai, incapable de la contredire. Un sourire vainqueur fendit son visage.

  –C'est bien c'que j'me disais. Alors va t'changer, lass(5), qu'on t'finisse c'nouveau manteau.

  Secouant la tête sans pouvoir contenir mon propre sourire, je me hissai sous les combles. J'aurais dû me douter qu'elle l'emporterait. Mon caractère bien trempé et ma répartie étaient de famille – mon père n'aurait jamais épousé ma mère sans eux – et ma seanmhair avait eu soixante-quatre ans pour cultiver les siens. Du haut de mes seize printemps, les miens ne faisaient pas le poids.

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(4) Fille / Jeune fille / - diminutif ou version affective de lass

(5) Fille / Jeune fille - "vraie" forme de lassie

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