Chapitre 3-2 : L'asperge

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  –La forge, répéta la patron, pensant que je ne l'avais pas compris. J'lui ai dit l’chemin, mais puisque t'es là, emmène-le. Y risque de s'perdre dans c’te purée d'pois.

  –Ce s'rait pas plus mal, marmonna un client, à l'autre bout de l'auberge alors qu'un inconnu sifflait :

  –Attends, elle fait partie de notre clan, cette noiraude ?

  Et que Fearghus ajoutait :

  –Pis faudra qu'tu l'conduises au pont pour qu'il aille à Trìclachan. Y a plus d'places dans l'auberge pour c'soir.

  Je lançai un regard noir aux deux marmonneurs avant de le darder sur mon ancien patron.

  –Plus de place ? Vraiment ?

  Fearghus m'indiqua les inconnus du menton.

  –Des hommes du laird arrivés c'midi.

  Surprise, j’arquai un sourcil. MacConall s'était enfin décidé à envoyer des hommes pour s'occuper de notre problème de bête ?

  Mieux vaut tard que jamais, j'imagine.

  Et puis, ça signifiait que ces soldats allaient rester jusqu'à la levée du couvre-feu. Cinq clients dont il faudrait préparer tous les repas et nettoyer les chambres.

  –Besoin de bras ?

  J'amorçai un premier pas mais Fearghus secoua la tête.

  –Mais lui, oui, conclut-il en m'indiquant l'étranger.

  –Fearghus..., insistai-je. Ce que j'ai dit la dernière fois... Je le pensais pas. J'étais...

  Il m'arrêta d'une main, puis s'éloigna du comptoir pour remplir une chope. Le regard de l'asperge jongla de lui à moi, alors que je serais les poings à m'en faire pâlir les jointures.

  –Ne vous embêtez pas pour moi, mademoiselle, finit-il par dire. Je devrais pouvoir me débrouiller. Merci pour vos indications, monsieur, ajouta-t-il à l'intention de Fearghus.

  Je cillai plusieurs fois tandis que l'expression de tous les clients se faisait plus sombre. Mes compatriotes détestaient entendre notre langue dans la bouche d'un étranger, car s'ils la maîtrisaient, ils pouvaient vivre parmi nous, s'installer. Et ce fil de fer venait de s'exprimer dans un lochcadais presque parfait. Seul un reste d'accent, empreint d'une certaine dureté, prouvait qu'il n'était pas d'ici.

  Quelque chose remua en moi en l'entendant. Les voyageurs étrangers étaient si rares que je n'avais pas beaucoup de comparaison, mais cette dureté langagière me rappelait celle de ma mère. Ses parents venaient de Yemi'Kanbesa, mais ils avaient émigré en Wiegerwäld et c'était dans ce pays qu'elle était née et avait grandi, avant de changer à son tour. Ce garçon venait-il de là-bas, lui aussi ?

  Après avoir ajusté les fontes sur ses épaules, le marche-tige nous salua d'un geste de la tête, puis s'approcha de moi, ou plutôt de la porte. Je me décalai pour le laisser passer. Mon regard dériva vers lui et je le surpris à m'observer aussi du coin de l'œil, en bien plus discret.

  Puis il disparut de mon champ de vision et je me reconcentrai sur mon ancien patron. Toujours en train de nettoyer les chopes, ce dernier ne réagit pas à mon approche, même quand je me plantai devant le comptoir.

  –Fearghus. (Il ne détourna pas les yeux de ses verres.) S'il te plaît, insistai-je tandis qu'une boule commençait à se former dans mon ventre. J'ai demandé à tout le monde et personne...

  –Ils accepteront pas, souffla-t-il si bas que je faillis ne pas l'entendre.

  –Quoi ?

  D'un geste du menton, il me désigna de nouveau les clients derrière moi.

  –Les soldats, y t'connaissent pas. Si j'te r'prends même pour un jour par s'maine, y vont quitter l'auberge. On aura d'nouveau plus personne.

  Mes mains se contractèrent sur le bois. Il avait raison, je le savais bien et cette fois, il n'était pas seulement question de l’auberge. C'était tout le village qui était concerné. Il avait fallu presque un mois et une soixantaine de morts pour que MacConall consente enfin à nous envoyer des renforts. Mais leur arrivée ne signifiait pas que tout serait réglé dès le lendemain. Chasser ou tuer la bête pourrait prendre plusieurs jours, peut-être des semaines... Ma seanmhair et moi ne tiendront jamais jusque-là. Même si je ne mangeais plus qu'une fois par jour depuis mon renvoi, je voyais nos réserves diminuer comme peau de chagrin.

  –Une fois qu'tout s'ra fini, j'te reprendrais, chuchota Fearghus. En attendant, j'peux rien pour toi, gamine.

  Je fermai les yeux et m'accordai quelques secondes, le temps de ravaler la boule dans ma gorge et de me recomposer. Je ne devais rien laisser transparaître ; je n'accorderais pas ce plaisir à tous les connards qui se ricanaient déjà dans mon dos.

  Lorsque je me sentis de force à les affronter, je leur fis face un instant, sourcil levé, les mettant au défi de me cracher dessus ouvertement. Puis, comme aucun ne prononça un mot, je quittai l'auberge. Dès que le battant se referma, le nœud menaça de remonter dans ma gorge, mais un mouvement à ma droite attira mon attention : l’arrière-train d'un cheval sur lequel était piqué une silhouette faussement large. L'étranger. C'était tout ce que je distinguais de lui, alors qu'il ne devait pas à être à plus de trente pieds. Fearghus avait raison, il allait se perdre dans ce brouillard.

  Je n'avais aucune envie d'aller à la forge, surtout pas après cette énième déception. Aodhán était au courant de mon revois, il devait se douter que j'avais dû mal à trouver un autre emploi et attendre ma venue. Cependant, je ne pouvais pas laisser ce marche-tige déambulé bêtement dans les rues. Pas alors qu'il devait atteindre Trìclachan avant le couvre-feu.

  –Hé, asp... étranger ! finis-je donc par lancer, à contre-cœur.

  Le cheval s'arrêta et je vis le grand buste du type se tourner. Si mon interpellation l'étonnait, il n'en laissa rien transparaître.

  –Oui ? demanda-t-il seulement, lorsque je l'eus rejoint.

  –Suivez-moi.

  Il me fixa une seconde avant de demander :

  –Vous êtes sûre ? Je ne voudrais pas vous déran...

  –Je vous ai dit de me suivre, le coupai-je en le dépassant. Donc suivez-moi. Faut pas traîner par les temps qui courent.

  Je ne me retournai pas pour voir s'il m'obéissait. De toute façon, il allait dans cette direction avant que je l'arrête. Alors soit il s'exécutait, soit il repartait sur ses pas pour me montrer qu'il pouvait se débrouiller tout seul et dans ce cas-là, qu'il se démerde.

  Du peu que j'avais vu de lui, il n'avait pas l'air stupide, mais un tel silence suivi mes mots que l'espace d'un instant, j'eus un doute. Puis des bruits de sabots se firent entendre et bientôt, l'étranger me rattrapa. À pied. Il était descendu de son canasson sans émettre le moindre son et maintenant qu'il marchait à ma hauteur et mon rythme, je ne l'entendais guère plus. Je dus tendre l'oreille au maximum pour comprendre qu'en plus d'être foutrement discret, il avait calqué ses pas sur ceux de son cheval, comme s'il cherchait à masquer sa présence.

  De fait, il ne prononça pas un mot de tout le trajet.

  Excepté « merci ».

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